ÉDITO : Émuler n’est pas tromper ?

Après quelques articles consacrés à une approche plus culturelle, voire artistique, du jeu vidéo, je reviens à un sujet un peu plus rétro et nettement plus concret : la question de l’émulation. Cela fait longtemps que je souhaite aborder la question, et un sympathisant de l’association m’y a incité en s’étonnant (avec malice) qu’on parlait sur Le Mag de jeux réédités, et donc émulés. Soyons clairs d’emblée ; comme tous les éditos, cet article est le fruit d’une réflexion personnelle et ne représente en aucun cas l’opinion générale de l’association, même si je partage le point de vue de certains membres sur le sujet. De plus, c’est un vaste débat, puisqu’il couvre à la fois des questions techniques, artistiques, patrimoniales et juridiques !

Débutons par l’aspect artistique. Comme je l’avais expliqué dans mon second édito, la notion de progrès n’a pas de sens en art. Cela ne signifie pas qu’un chef d’œuvre du jeu vidéo devient instantanément un navet une fois émulé… Sinon, qu’adviendrait-il des jeux qui sortent sur plusieurs supports, dont l’un d’entre eux seulement est la lead platform ? Ce que cela signifie pour moi, c’est qu’un jeu a en général été pensé pour un hardware spécifique, et que toute autre version n’est par définition pas meilleure, seulement différente. Même si je fais partie des rares personnes à pratiquer le retrogaming davantage pour ma culture que par nostalgie, ou plutôt précisément à cause de cela, je ne trouve jamais indispensable de refaire les graphismes ou la musique d’un classique. D’un autre côté, le changement de support implique parfois des retouches, comme la sortie d’un oldie sur console HD ; un jeu conçu pour être affiché sur une TV cathodique n’aura jamais le même rendu en Haute Définition.

En revanche, même si je reconnais que cela fausse l’expérience, j’avoue apprécier certains ajouts inhérents à l’émulation, comme la possibilité de sauvegarder sa partie. Et je ne parle pas de l’avantage de se passer des chargements de K7. À partir du moment où l’on a pleinement conscience que l’on ne joue pas dans les conditions de l’époque, il est toujours préférable d’utiliser une version modifiée que de ne pas s’y intéresser du tout. Si vous êtes comme moi, vous devez cruellement manquer de temps pour découvrir tous les classiques que vous avez ratés à l’époque, et « tricher » est souvent le seul moyen de voir la fin d’un jeu sans y passer plusieurs mois. Mais évidemment, et ce point fait probablement l’unanimité au sein de l’association, rien ne remplace le fait de jouer sur la machine originale, quitte à composer avec l’ergonomie douteuse des manettes du temps jadis.

Même si je suis le premier à me méfier des comparaisons entre jeux vidéo et cinéma, on a ici un exemple assez pertinent ; on entendra toujours dire qu’il est préférable de voir un film dans une salle de cinéma que chez soi, que l’on ait ou pas une installation digne de ce nom. Et pourtant, combien de cinéphiles peuvent se vanter de n’avoir découvert aucun classique en VHS ? François Truffaut lui-même avait fait l’apologie de la vidéo, argumentant qu’elle permet de voir et revoir un film sans avoir à attendre sa programmation en salles, et d’en acquérir ainsi une connaissance approfondie. Certains parisiens ont bien entendu la chance d’avoir accès aux vieux films projetés dans les salles de quartier et, de la même manière, le retrogaming sur support d’origine n’est accessible à tous qu’en théorie.

Et l’émulation devient même, hélas, la seule manière de s’adonner à certains jeux, et c’est une question qui nous préoccupe énormément au sein de l’association. En effet, les supports d’enregistrement, particulièrement les magnétiques, s’effacent avec le temps. Qui plus est, les lecteurs de disquette sont souvent la partie la plus fragile des vieux micro-ordinateurs, et le remplacement de la courroie n’est pas une sinécure pour tout un chacun. D’où l’utilité des créations de Jean-François Del Nero. Même si l’association met un point d’honneur à permettre aux visiteurs de nos expositions de jouer sur les machines d’époque, nous sommes parfois contraints de recourir à l’émulation. Mais nous préférons évidemment la solution de l’émulateur de lecteur, qui permet de préserver le contact avec le hardware d’origine, plutôt que de cacher un PC dans une borne. Ce qui nous est tout de même arrivé plus d’une fois.

D’ailleurs, lorsque j’ai été en contact avec la Bibliothèque Nationale de France, qui conserve deux exemplaires de chaque jeu qui sort en raison du dépôt légal, j’ai constaté qu’eux-même étudiaient de près la question de l’émulation, hardware comme software, pour pouvoir garantir la consultation des « documents » (les jeux !) sur le long terme. L’un de nos membres qui vit au Japon s’est lancé dans une campagne assez intensive pour dumper les titres sortis sur micro-ordinateurs japonais. Il faut dire que ce pays, paradoxalement, n’attache que peu d’importance à son patrimoine technologique. Son travail va probablement nous servir à standardiser ce procédé pour les jeux occidentaux, mais en attendant, il faut bien avouer que cela nous arrange de trouver des ROMs de jeux sur Internet.

Ce qui pose évidemment la question de la légalité, et les idées reçues sur le sujet sont nombreuses. On entend par exemple dire que les émulateurs, contrairement aux ROMs, sont légaux. Ce n’est pas forcément vrai, car certains d’entre eux peuvent violer la propriété intellectuelle du constructeur en comportant des données de conception. Bien pire, on entend bien trop souvent, et même dans la bouche de certains membres haut placés de l’association (je ne citerai pas de nom !) : on a le droit de posséder une ROM si on a l’original. Ce qui est malheureusement faux. Comme l’explique un dossier publié dans PlayerOne en mars 1999, la loi tolère qu’on réalise le backup d’un jeu ou d’un logiciel « si c’est absolument nécessaire ». Cette formulation est, il est vrai, bien vague, mais elle nous renseigne tout de même sur quelques points. Tout d’abord, il faut a priori réaliser la sauvegarde soi-même, et non la télécharger sur Internet, ce qui n’est hélas pas à la portée de tous. Il m’est moi-même arriver de télécharger un album de musique que je possédais, mais qu’il m’était impossible de transférer sur mon lecteur mp3 à cause d’une protection, en vogue au milieu des années 2000 et disparue depuis d’ailleurs. L’autre point, rassurant pour l’association, c’est que la sauvegarde du patrimoine peut sans doute être considérée comme un motif valable de réaliser ces backups. Le travail que réalisent nos membres est donc légal.

Le problème, c’est que beaucoup de joueurs ont tendance à interpréter la loi comme bon leur semble. Pour commencer, quel pourcentage des personnes qui téléchargent possède effectivement l’original ? Probablement le même que ceux qui piratent une console uniquement pour le homebrew… Mais il y a un surtout un détail qui est bien souvent ignoré ; ce qui est légal, c’est de faire un backup de sécurité, pas de transférer son jeu sur un autre support. Car, et c’est sans doute dommage, je le reconnais, acheter par exemple Alex Kidd sur Master System ne vous donne le droit de jouer à ce jeu que sur cette console. Si cela vous donnait le droit d’y jouer gratuitement sur émulateur ou sur une machine moderne, alors dans ce cas, si j’achète un jeu sur Xbox 360, pourquoi n’aurais-je pas le droit d’y jouer gratuitement sur PlayStation 3 ?

Encore une fois, j’admets que ce serait bien si on pouvait acheter la licence d’un jeu plutôt que l’objet physique, et pouvoir ainsi y avoir accès sur tous les supports. Le cinéma, la littérature ou la musique n’ont pas la multiplicité de plateformes du jeu vidéo (ce qui freine d’ailleurs, probablement, sa démocratisation), mais dans ces domaines aussi, la loi est la même. Acheter une place de cinéma ne vous octroie pas le DVD automatiquement, et acheter un livre ne vous permet pas (encore) de le lire sur votre iPad. Seuls les albums de musique peuvent être transférés sur un lecteur mp3. Mais on voit déjà des copies numériques de films « offertes » avec les DVD, et la situation pourrait donc évoluer dans les années à venir.

Pour l’heure, donc, la question du « pourquoi acheter un jeu que je peux télécharger gratuitement sur le net » ne tient pas. Quand on considère les options illégales, tout devient possible. Pourquoi m’acheter une télévision quand je peux entrer par effraction chez mon voisin et lui prendre la sienne ? Mais, plus sérieusement, il est vrai que le problème du prix se pose, particulièrement pour les rééditions qui nous concernent. Beaucoup considèrent, à juste titre, que le portage d’un jeu qui a vingt ans devrait coûter moins cher que le dernier blockbuster de chez Activision. Ce qui est logique, pour de simples raisons de budget. Mais j’avoue être attristé d’entendre systématiquement que Another World, par exemple, coûte trop cher sur iOS.

Évidemment, sur un support où la plupart des nouveautés coûtent moins d’un euro (même si les prix augmentent ces derniers temps, à juste titre), ça peut sembler exagéré d’en dépenser quatre fois plus pour un portage, quand bien même il a demandé un minimum de travail à son développeur (DotEmu) et son éditeur (Bulkypix), qui ne touchent même pas l’intégralité des recettes. Mais le prix d’un objet n’est pas lié qu’à son budget, mais aussi au public visé. Par exemple, le matériel destiné aux professionnels est toujours bien plus cher que celui qui s’adresse au grand public. Mais si la notion d’économie d’échelle est plus facile à appréhender pour le hardware (puisqu’elle intervient directement dans les coûts de production), la plupart des joueurs ne comprennent pas qu’il en est de même pour le software.

Un jeu comme Angry Birds vise potentiellement des millions de joueurs, et ses ventes l’ont vérifié. Cela a permis à ses créateurs de le vendre à moins d’un euro, et même gratuitement sur certains supports, grâce à la publicité. Mais aucun annonceur ne voudrait mettre de l’argent sur un jeu de niche. Or, même si le retrogaming est la mode ces temps-ci, il ne faut pas se leurrer. Même si la sortie d’Another World a été pas mal relayée par la presse la semaine dernière, ce qui est déjà une exception en soi, je doute qu’il fasse des ventes mirobolantes. La semaine dernière, le top des ventes iOS ne comportait que deux jeux payants sur les dix qualifiés. Et il s’agit d’Angry Birds et de Bejeweled 2, vendus à moins d’un dollar.

Moquez vous de moi si ça vous amuse, mais je n’ai pas l’impression de me faire arnaquer en dépensant quelques euros pour acheter un vieux jeu sur une console moderne. Sans prendre les exemples de Rondo of Blood ou Radiant Silvergun, dont les originaux coûtent les yeux de la tête, l’argument qui consiste à dire que ces jeux peuvent se trouver moins chers en brocante ne me convainc guère. C’est comme les journalistes de la presse généraliste qui dénonçaient l’argent généré par les jeux vidéo dans les années 90, en prenant comme prétexte que les cartouches « coûtaient 5 F à produire » (elles se programment toutes seules, c’est bien connu !). Ou ceux qui prétendent aujourd’hui qu’il est plus économique d’acheter des graines et de cultiver soi-même ses légumes plutôt que de les acheter prêts à consommer.

Encore heureux que c’est moins cher, lorsqu’on fait le boulot soi-même ! Et il est normal qu’un collectionneur paie moins pour un jeu, puisqu’il possède déjà le matériel pour le faire tourner, qu’il a fait l’effort de se lever tôt, a consommé de l’essence et a passé des heures à dénicher de bonnes affaires en brocante (et il a même résisté à la tentation de revendre ses trouvailles dix fois plus cher sur eBay). Mais ce n’est pas à la portée de tous, et il ne faut pas vouloir chercher un jeu en particulier. Est-ce franchement choquant de payer un peu plus cher pour le confort de télécharger, tranquillement de chez soi, à toute heure, une version du jeu accessible sur une console actuelle, et proposant même, comble du luxe, quelques petites fonctionnalités supplémentaires (sauvegardes, jeu en ligne, etc.) ?

Et puis pirater massivement demande une certaine discipline. De manière générale, lorsque l’on paie pour un jeu, on fait l’effort d’y jouer, et même de persévérer si c’est plus difficile que prévu, et le plus souvent de le finir. Lorsqu’on se retrouve d’emblée avec un émulateur et plusieurs centaines de ROMs d’un coup, on en essaie quelques-unes pour voir, et ça ne va pas plus loin. Ou alors on se lance le défi d’essayer au moins quelques minutes chaque jeu, ce qui est déjà laborieux. Je dis souvent pour plaisanter que l’inconvénient des émulateurs, c’est qu’on ne joue au final qu’aux jeux qui commencent par « A ». Le temps d’arriver aux « B », on a déjà oublié à quoi ressemblait certains d’entre eux. C’est pas demain que je vais essayer Zaxxon

Pendant longtemps, le piratage, et donc l’émulation, était la chasse gardée d’une élite ayant les connaissances nécessaires en informatique, et les moyens financiers d’avoir un ordinateur. Et beaucoup d’entre eux ont fini par croire qu’ils étaient plus malins que les autres, parce qu’ils ne payaient pas. Aujourd’hui, tout ceci s’est démocratisé, s’est généralisé, et on se retrouve même face à des générations qui n’ont plus aucune notion de la valeur des choses. Les gens ont pris l’habitude de ne rien payer. Or, les statistiques le prouvent, ce sont en général les jeux les plus vendus qui sont le plus piratés, quand l’émulation pourrait justement éviter à des titres méconnus de sombrer dans l’oubli. Et si l’émulation légale peut permettre, en outre, de soutenir des initiatives qui visent à sauvegarder ce patrimoine, où est le crime ?

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