ÉDITO : Qui est le père des jeux vidéo ?

Ralph Baer fait la démonstration de la Brown Box

Quelques jours avant la publication de mon précédent édito, j’apprenais avec une grande tristesse que Ralph Baer nous avait quittés. S’en était hélas suivie une petite polémique sur Twitter, m’accusant comme d’autres journalistes d’être un brin révisionniste en qualifiant notre membre d’honneur de « père des jeux vidéo ». Pour être transparent, j’avais hésité à écrire initialement « père des consoles de jeux vidéo » pour choisir une formulation indiscutable. Mais dans l’urgence de la situation j’ai pensé, sans doute à tort, qu’en me montrant un peu trop tatillon dans le choix de mes termes, j’aurais eu l’air de dénigrer le personnage, de vouloir réduire son importance dans l’Histoire du jeu vidéo – et au pire moment possible ! J’ai donc préféré faire court et efficace, quitte à expliciter dans le corps de l’article. Du reste, une bonne partie de la presse a fait de même (y compris à l’étranger), mais cela n’a hélas fait qu’envenimer la polémique, dans un milieu où les joueurs adorent se poser en victimes des médias qui, il faut bien le dire, ont rarement fait preuve de subtilité et de bienveillance à notre égard… Par conséquent, et comme je l’avais promis dans une sélection de freeware indé dédiée au créateur de l’Odyssey, je vais tâcher d’aborder cette question qui anime journalistes et historiens depuis longtemps…

Je dois avouer que je n’ai pas été étonné de la réaction virulente de certains internautes, qui ont probablement lu eux aussi l’autobiographie de Ralph Baer aux éditions Pix’n Love. Moi-même, tout en ayant beaucoup de sympathie pour ce vieux monsieur toujours très touchant en interview, j’avais été un peu choqué par la manière très affirmée avec laquelle il s’attribue lui-même la paternité des jeux vidéo dans son livre. Mais je pense qu’il ne faut pas tant interpréter cette agressivité comme une attaque envers ses confrères, que comme une attitude au contraire défensive, résultat d’une vie entière à faire valoir son bon droit. Mettez-vous un instant à sa place ; pendant des années on a lu et entendu que Pong était le premier jeu vidéo, ce qui est d’autant plus faux que ce dernier est justement inspiré d’une création de Ralph Baer ! Et non seulement il a longtemps été ignoré par les médias, mais il a également passé une bonne partie de sa vie au tribunal à défendre les intérêts de Magnavox, au point de probablement connaître les plaidoiries des avocats par cœur… Alors si vous ajoutez à cela le fait qu’il a écrit sa biographie à un âge avancé où l’on commence à radoter, et qu’il n’est pas vraiment un écrivain comme le souligne le traducteur William Audureau dans l’avant-propos, on comprend mieux sa maladresse.

William Higinbotham

Certains qualifient William Higinbotham de « père des jeux vidéo »

À la réflexion, il est même plutôt miraculeux que Ralph Baer ait pris le temps d’inventer plein d’autres choses, en plus de la toute première console de jeux vidéo, alors qu’il a pris part à de très nombreux procès, et pas à son initiative. En effet, le brevet de l’Odyssey avait logiquement été déposé par Magnavox, bien que Baer était en réalité employé par Sanders Associates, une société spécialisée dans les produits à application militaire, dont l’intérêt pour le jeu vidéo était donc logiquement très limité. Par conséquent, lorsque d’autres constructeurs se sont lancés dans ce nouveau médium, comme Atari, Fairchild ou Nintendo, ils ont nécessairement violé le brevet existant. Leurs avocats ont donc dû redoubler d’astuce pour trouver des failles dans le brevet, et ainsi justifier que leurs clients n’aient pas à verser des royalties à Magnavox. Ainsi, les juristes de Nintendo sont allés jusqu’à retrouver William Higinbotham, qui avait créé Tennis for Two en 1958, pour prouver que Baer n’avait pas inventé les jeux vidéo ! Et pourtant, la justice a donné raison à ce dernier, ce qui n’a peut-être fait que motiver encore davantage ces avocats qui n’ont pas perdu beaucoup de procès depuis… Ce qui est surtout ironique, c’est que l’Histoire n’aurait peut-être jamais retenu le nom de Tennis for Two sans le zèle de ces juristes !…

Mais cette affaire explique aussi l’insistance de Ralph Baer à définir le jeu vidéo à sa manière – comme ça l’arrange diront certains – puisqu’il considère qu’un jeu vidéo se pratique exclusivement sur une télévision. De ce fait, Tennis for Two ne peut pas être le premier de l’Histoire puisqu’il se jouait sur oscilloscope, et être le père des consoles de jeux revient bel et bien à être celui des jeux vidéo tout court ! Évidemment, avec le recul, il est évident que la définition de Baer est trop restrictive puisqu’elle exclut également les consoles portables… Mais il ne faut pas être de mauvaise foi pour autant ; il est bien évident que Nintendo, comme Atari quelques années plus tôt, avait bien l’intention de sortir une console se branchant sur un téléviseur à la manière de l’Odyssey. D’ailleurs, l’un des premiers gros succès de Nintendo en arcade, qui a d’ailleurs encouragé le constructeur à se lancer dans le jeu vidéo, était le Laser Clay Shooting System, basé sur la technologie du pistolet optoélectronique, ou light gun. Si l’on doit son design à Masayuki Uemura, il ne faut pas oublier qu’il s’agit là encore d’une invention de Ralph Baer, et que si Nintendo n’avait pas été en charge de la fabrication de cet accessoire de l’Odyssey, l’Histoire du jeu vidéo aurait été très différente de celle que nous connaissons…

Nolan Bushnell en 1985 (Crédits : Roger Ressmeyer/CORBIS Roger Ressmeyer/© Roger Ressmeyer/CORBIS )

Nolan Bushnell est plutôt qualifié de « père de l’industrie des jeux vidéo » (Crédits : Roger Ressmeyer/CORBIS Roger Ressmeyer/© Roger Ressmeyer/CORBIS )

Par ailleurs, certains internautes, dans l’empressement d’avoir l’occasion de casser du sucre sur le dos des médias, ont voulu nous « corriger » maladroitement. Je suppose qu’ils ont voulu traduire la formule employée par les sites américains, « the father of domestic video games » mais n’ont pas su se dépatouiller d’un adjectif typiquement anglo-saxon. Alors ils ont dit que Ralph Baer était « le père de l’industrie des jeux vidéo », ce qui est pour le coup encore plus faux ! S’il a certes dû faire appel à une autre industrie, celle de la télévision à travers Magnavox, pour concrétiser sa vision qui était au départ bien plus artisanale, il est clair que les ventes de l’Odyssey sont restées modestes. Néanmoins, les centaines de milliers de consoles écoulées constituent un chiffre impressionnant pour un marché tout juste naissant – c’est toujours plus que l’Atari Jaguar ! Mais il serait plus juste de dire que c’est bien Pong, le premier phénomène mondial du jeu vidéo, qui a démocratisé le médium et est responsable de l’essor de l’industrie. Celle-ci reposait bien sûr également sur une autre, le marché des flippers et des jukebox, mais c’est aussi à Atari que l’on doit non seulement la première version domestique de Pong – si l’on ne compte pas l’Odyssey, donc – mais également la première console à succès, la VCS 2600.

Or, si Ralph Baer a bien du mal à partager la paternité des jeux vidéo dans son autobiographie, il accorde tout de même à Nolan Bushnell, le fondateur d’Atari, celle de son industrie justement… Mais Bushnell ne peut pas davantage être considéré comme le père des jeux vidéo, car à la manière de Steve Jobs, il tient plus du génie marketing que de l’inventeur. Là où le fondateur d’Apple a avant tout contribué à démocratiser des créations jusque-là inaccessibles au grand public, comme la souris ou les interfaces graphiques inventées par Douglas C. Engelbart, Bushnell a bâti sa success story avec des copies ! En 1971, la première borne d’arcade de sa société, Computer Space, était un clone de Spacewar!, l’un des premiers jeux vidéo de l’histoire, diffusé neuf ans plus tôt via les ordinateurs PDP-1 qui équipaient les universités américaines. C’était donc là aussi le moyen de démocratiser un jeu qui n’était accessible qu’à un public restreint, les étudiants, même si cette première borne n’a pas marché, le titre étant sans doute trop compliqué pour le grand public à l’époque. Évidemment, il en a été tout autrement de Pong, mais bien que Bushnell l’ait longtemps nié, c’est bien après avoir vu une démonstration du jeu de ping-pong de l’Odyssey qu’il a demandé à son ingénieur Allan Alcorn d’en créer un clone…

Le NIMROD de Ferranti

Le public face au NIMROD de Ferranti

Il est clair que c’est Nolan Bushnell qui a fait du jeu vidéo un marché florissant, mais il n’a bien entendu rien inventé, pas même le jeu vidéo, ce qui nous ramène à notre problème de départ. Et pour savoir qui a créé le tout premier jeu vidéo, il faudrait déjà pouvoir identifier le premier jeu ! Le numéro 11 de Pix’n Love sur les pionniers de la discipline soulève d’ailleurs plus d’interrogations qu’il n’apporte de réponses. Les premières personnes citées sont Thomas T. Goldsmith Jr. et Estle Ray Mann, qui ont déposé en janvier 1947 le brevet du Cathode Ray Tube Amusement Device, un jeu où l’on est supposé guider un missile sur un écran de radar. Le principe est évidemment similaire à celui de la Brown Box, si ce n’est qu’en dehors d’un brevet, on ignore si l’appareil en question a été construit ! Or, entre créer le premier jeu vidéo et avoir l’idée du premier jeu vidéo, il y a une différence de taille. Même si les brevets sont là pour ça, la paternité d’une idée demeure, sur le plan moral, très floue ; des tas de gens ont sans doute eu des tas d’idées géniales au cours des siècles, mais comme elles ne se sont jamais concrétisées, elles se sont évanouies comme les larmes sous la pluie (© Rutger Hauer)… Le candidat suivant, l’Australien John Makepeace Bennet, a lui bel et bien fait construire l’ordinateur NIMROD en 1951.

Seulement voilà, si la machine a été capable de jouer au jeu de Nim contre les visiteurs d’un salon stupéfaits, l’argument de Ralph Baer concernant l’absence d’écran est ici assez pertinent. Après tout, même s’il ne s’est pas appelé « television game » comme envisagé au départ, le jeu vidéo contient quand même « vidéo » dans son nom. Or l’interface graphique du NIMROD se limite à quatre lignes de diodes, et si l’on appelle ça jeu vidéo, il faut peut-être également y rattacher les jeux électromécaniques qui, pour certains, sont autrement plus anciens… En revanche, en 1952, OXO a lui bénéficié d’une interface graphique digne de ce nom, sollicitant même trois écrans cathodiques à lui seul ! Autre élément intéressant, ce jeu de morpion se contrôlait à l’aide d’un cadran rotatif de téléphone (un chiffre pour chaque case), ce qui en fait un ancêtre amusant des premières manettes de jeux, souvent dotées elles aussi de touches numériques. Néanmoins, si cela fait d’Alexander Shafto « Sandy » Douglas le créateur de l’un des tout premiers jeux vidéo, il s’agit comme bien souvent d’une expérience de laboratoire, qui n’a même pas eu droit à la même diffusion que Tennis for Two (1958) ou Spacewar! (1962). Donc, rien ne dit qu’au même moment, ou un peu avant, quelqu’un d’autre ait fait de même !

Ralph Baer entouré de ses inventions dans son atelier

Ce qui est certain, c’est que toutes ces personnes méritent d’apparaître dans l’Histoire du jeu vidéo, mais il n’est pas évident pour autant qu’elles aient réellement tenu un rôle dans sa naissance. En effet, beaucoup d’entre elles ont été oubliées avec le temps, d’autant qu’elles sont presque toutes passées à autre chose et n’ont jamais revendiqué la moindre paternité. Par exemple, il est peu probable que les concepteurs de l’Intellivision en 1979 aient eu vent d’OXO et de son cadran téléphonique… Comme dans beaucoup de domaines, de nombreuses personnes ont fait à peu près les mêmes découvertes, environ aux mêmes périodes, et si l’une d’elles n’avait pas existé, une autre aurait sûrement eu la même idée, tôt ou tard. C’est pourquoi le concept de « paternité d’une idée » n’est, une nouvelle fois, pas très rigoureux sur le plan historique. Seules les actions peuvent être documentées, et même si des jeux comme Tennis for Two ou SpaceWar! ont bien existé avant la Brown Box, leurs auteurs n’ont pas saisi totalement l’ampleur de leurs créations. D’une certaine manière, on peut dire qu’ils ont inventé « un » jeu vidéo, mais pas « le » jeu vidéo, parce qu’ils n’ont pas perçu qu’il s’agissait là d’une nouvelle forme d’expression, ou du moins n’ont pas cherché à le développer et à l’émanciper de la sorte.

Et s’il aura sans doute fallu attendre Nolan Bushnell pour en faire un marché florissant, c’est bien Ralph Baer qui a eu l’idée de faire du jeu vidéo un nouveau médium, un loisir qui peut réunir les familles devant la télévision, et de manière moins passive qu’en regardant un film ou une émission. « L’inventeur en série », à qui l’on doit donc le pistolet optoélectronique, mais aussi le Simon et le motion gaming (notamment avec une caméra), regrettait justement que le jeu vidéo, ces dernières années, avait perdu son pouvoir de lien social en privilégiant les expériences solitaires ou le jeu en ligne. Ses contributions sont donc nombreuses et indiscutables et, si ce n’est pas « le père des jeux vidéo », c’est au moins « l’un des pères des jeux vidéo » et il ne fait clairement pas partie de ceux qui laissent leurs épouses se débrouiller seules avec leurs bébés ! Non, c’était un père attentionné, et le titre de mon article se voulait une marque d’affection avant tout. Face à tout ce qu’il nous a apporté, c’était même la moindre des choses que de lui accorder, comme dernière faveur, la paternité d’une création qu’il a choyée jusqu’au bout, tous les jours dans son atelier, alors que ses proches disparaissaient les uns après les autres… Qu’il repose donc en paix, sans procès ni polémique pour venir troubler son dernier somme. Merci.

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