Quiconque suit l’actualité du jeu vidéo n’aura pas manqué la controverse autour du dernier jeu de Quantic Dream (Nomad Soul, Fahrenheit). Il faut dire que Heavy Rain met davantage l’accent sur sa mise en scène et son scénario que sur son… interactivité, créant le doute sur la nature même du jeu.
Précisons-le d’emblée : le but de cet article n’est pas de juger un titre qui, de l’avis général, n’est pas dénué de qualités. Nomad Soul peinait sous le poids de ses ambitions, et Fahrenheit était parfois en contradiction avec son concept même ; lors des QTE les indications étaient si intrusives qu’elles masquaient fortement la séquence cinématique avec laquelle le joueur interagissait. Défaut que Heavy Rain corrige, même si on peut encore se demander pourquoi David Cage tient à décomposer des actions aussi banales que se servir à boire en une demi-douzaine d’étapes (ouvrir le placard, prendre une bouteille, verser, etc.) et autant de pressions de boutons, pas toujours pertinentes. Le jeu semble davantage briller lorsqu’il laisse au joueur le choix de plusieurs interactions, que lorsqu’il lui impose ce genre de petit rituel…
Mais si l’exécution n’est pas toujours à la hauteur de l’intention chez Quantic Dream, c’est en fait l’intention qui, dès le départ, est sujet à discussion. David Cage prétend que le jeu vidéo est immature, que trop de jeux se résument à tirer sur tout ce qui bouge, que le médium n’a pas encore atteint une dimension artistique. On est d’accord. Il en vient même à qualifier Fumito Ueda (Ico, Shadow of Colossus) de premier vrai « auteur » du jeu vidéo, un propos cavalier quand on pense à des gens comme Miyamoto, Raynal, Suda51, Ulrich et même Kenji Eno dont Ueda est le disciple ! Le problème est que David Cage parle beaucoup de cinéma et d’art, mais témoigne d’une connaissance finalement superficielle de ces domaines. Lorsqu’il se plaint que le jeu vidéo ne propose pas de « comédies » ou de « tragédies » comme le cinéma, on pourrait non seulement objecter qu’il existe bien des jeux mélancoliques et hilarants, mais surtout que le jeu vidéo a ses propres genres (shoot ’em up, beat ’em up, etc.), comme la musique a les siens (rock, rap, etc.), et comme il en va de la peinture (portrait, nature morte, etc.) et du cinéma !
Évidemment, David Cage est loin d’être le seul à vouloir rapprocher jeu vidéo et cinéma. C’est même assez naturel. En son temps, le cinéma s’est lui-même nourri de littérature, de théâtre, de musique. C’est parce qu’il s’agit d’un « art total », c’est-à-dire une discipline dont les œuvres, lors de leur conception, font appel à d’autres domaines. Le jeu vidéo est de fait lui aussi un art total, puisqu’il « contient » le cinéma, au sens où un jeu peut comporter une séquence de film. Mais une œuvre n’est pas seulement la somme de ses composantes. Au début du 20ème siècle, le cinéma était un divertissement forain à mauvaise réputation. Une société française, Le Film d’Art, a donc souhaité donner une dimension culturelle à ce médium populaire en faisant appel aux beaux-arts. On adaptait ainsi des pièces de théâtre, interprétées par des sociétaires de la Comédie Française, accompagnées de musique classique contemporaine. Camille Saint-Saëns a par exemple signé la musique de L’Assassinat du Duc de Guise, la production la plus célèbre issue de cette initiative. Si les critiques soulignèrent à l’époque l’importance de l’un des premiers films narratifs, ce cinéma aujourd’hui oublié ressemble à ce qu’on appelle péjorativement « du théâtre filmé ».
Tout au long de l’histoire du cinéma, de nombreux critiques et réalisateurs ont pointé le danger de prendre son inspiration dans d’autres arts. Car, pendant que les Français du Film d’Art se creusaient une jolie impasse, ce sont plutôt des Américains comme Porter et Griffith qui, avec des films autrement plus triviaux en apparence, posaient les bases de ce qu’on appelle le langage cinématographique (même si Méliès a involontairement inventé le montage avec ses tours de magie). C’est pourquoi des réalisateurs comme Bresson ou Truffaut ont affirmé avec véhémence que le cinéma devait s’affranchir de la littérature et du théâtre pour devenir un art à part entière. C’est d’ailleurs après-guerre que les critiques de cinéma réutilisent le terme « mise en scène » pour qualifier le travail du réalisateur, cette notion complexe et caractéristique du cinéma, qui le différencie des autres disciplines qu’il « contient ».
De la même manière, si le jeu vidéo emprunte énormément à la BD, à la musique et au cinéma, il comporte un petit quelque chose de plus qui le définit entièrement : le game design. Ce terme, tout aussi vague que « mise en scène », recouvre tous les choix qui régissent l’interactivité, c’est-à-dire ce qui lie les actions d’un joueur sur un contrôleur à un résultat audiovisuel à l’écran. Ce résultat ne relève pas du cinéma, à moins que le joueur soit suffisamment doué pour manipuler la caméra (le machinima, qui n’est en aucun cas interactif, relève bien de l’art cinématographique, tout comme l’animation). Mais si le créateur du jeu ne peut pas non plus totalement maîtriser les images produites à l’écran (même lorsqu’il impose des angles de caméra à la Resident Evil), il est le seul dépositaire des « règles du jeu ». Le gameplay est donc bel et bien son outil de travail principal. Et parce que la France a toujours surprotégé l’art, il me semble que les développeurs français commettent depuis de nombreuses années les mêmes erreurs que Le Film d’Art il y a un siècle.
Ainsi, on a souvent vu Ubisoft et Infogrames s’acoquiner plus que de raison avec d’autres disciplines artistiques, notamment la BD. Certaines de leurs équipes ont produit plus d’artworks et de courts-métrages (on pense aux Lapins Crétins et à Assassin’s Creed récemment) que de jeux réellement convaincants. Lorsque le Crédit d’Impôt a été créé pour le jeu vidéo en 2007, le ministre a souhaité qu’il privilégie les œuvres « à vocation culturelle », plaçant les adaptations de films en première ligne. N’importe quel joueur confirmera aisément qu’il s’agit là d’une bévue. Car le jeu vidéo est en général à son meilleur, de Pacman à Super Mario Bros. en passant par Tetris, lorsqu’il a su s’affranchir d’influences extérieures pour définir ses propres codes.
Bien entendu, il n’est pas interdit de puiser son inspiration ailleurs, puisqu’il y a justement de grands chefs d’œuvre du cinéma influencés par la littérature ou le théâtre. Mais ce ne sont pas nécessairement ces films-là (ironiquement qualifiés « d’impurs », sans être péjoratif) qui ont fait le plus pour l’émancipation artistique du cinéma. On pourra toutefois leur reconnaître des facilités pour convaincre les profanes ; on imagine que L’Assassinat du Duc de Guise pouvait bien mieux persuader le gouvernement de l’époque de l’intérêt culturel du cinéma. Et aujourd’hui, les gens qui ne prennent jamais de manette en main sont souvent plus impressionnés par des jeux qui misent davantage sur l’aspect audiovisuel comme Rez, Okami ou Muramasa.
En ce sens, Heavy Rain pourrait être effectivement un bon ambassadeur des jeux vidéo, avec le risque que les institutions continuent de négliger l’importance de jeux moins narratifs comme Tetris, par exemple. David Cage se plaint d’ailleurs que le jeu vidéo ne sait pas raconter d’histoire comme le cinéma, et parvient rarement à délivrer un message. Là encore, il s’impose en victime d’une idée reçue. Lorsque les frères Lumière ont inventé le cinématographe, ils le voyaient comme un outil scientifique plutôt qu’un spectacle. Et si le besoin de divertissement a souvent poussé les hommes à se servir de certains arts (notamment la littérature, le théâtre et le cinéma) pour raconter des histoires, ces disciplines n’ont pas pour autant vocation à remplir ce rôle. De même que Les Tournesols de Van Gogh ou L’Aria sur la corde de sol de Bach ne racontent rien et ne délivrent aucun message, il existe des films, et des jeux, qui ne cherchent qu’à susciter de l’émotion sans avoir recours au moindre processus d’identification. Mieux encore, comme l’écrivait Michael Thomsen du site américain IGN, un jeu comme Metroid Prime parvient à créer de la narration à travers son gameplay, comme Citizen Kane l’a fait par la mise en scène.
Ces derniers temps, on nage en pleine confusion. Avec la multiplication des adaptations de jeux en films, et le succès de blockbusters spectaculaires comme Modern Warfare, les jeux tendent à travailler de plus en plus la mise en scène au détriment de concepts de jeux originaux et créatifs. Pour un Uncharted 2 qui utilise élégamment les clichés hollywoodiens pour dynamiser l’expérience, combien de Dark Void se crashent en plein vol, croyant donner de l’épaisseur à un héros générique en imposant au joueur des cinématiques exposant longuement ses problèmes relationnels avec des PNJ ? Les sondages le prouvent : dans le jeu vidéo, les personnages les plus populaires, de Pacman à Mario en passant par Link, Samus et Solid Snake, sont finalement ceux qui ont le moins de background. Peut-être sont-ils suffisamment mystérieux pour que le joueur puisse se les approprier plus facilement… Ou peut-être que le jeu vidéo n’a pas besoin de s’encombrer de scènes d’amour (à la Mass Effect), qui ont déjà souvent l’air au cinéma de passages obligés totalement gratuits. Et surtout quand elles sont mises en scène dans la plus pure tradition du cliché hollywoodien.
Le jeu vidéo, comme le cinéma, est un art complexe. Sa nature même incite les développeurs à puiser leur inspiration dans d’autres disciplines, mais aussi dans la culture populaire. C’est un domaine où l’opéra et la bande dessinée sont à armes égales. Cette « impureté » fait sa beauté et sa richesse. Mais un Silent Hill n’est au final pas plus artistique qu’un Donkey Kong. No More Heroes n’a pas oublié d’être un bon jeu avant de se gaver de références à la pop-culture. Rez est particulièrement agréable à regarder, mais il l’est encore plus à jouer. Et ce n’est surtout pas dans les jupons d’Hollywood que le jeu vidéo va gagner en maturité. Si David Cage se lance dans un périple pour élever le jeu vidéo au rang d’art, tant mieux. Mais qu’il s’assure au moins qu’il emprunte la bonne direction…
Post-Scriptum : entre la rédaction de cet article et sa publication, une controverse a éclaté, liée indirectement à Heavy Rain. Bluffé par le jeu, Mathieu Kassovitz a émis le souhait de se lancer dans l’aventure du jeu vidéo, allant jusqu’à déclarer que notre passe-temps favori avait besoin de cinéastes comme lui. Le créateur Eric Viennot ne l’entend pas de cette oreille.