Préface du rédac’ chef (G. Verdin) : Après notre chronique dédiée à la Gamate, on change radicalement de genre avec la traduction par sseb22, dont la dernière contribution ici remonte à pile un an, d’un article consacré à la sortie américaine de Super Mario Bros.. Un sujet qui peut sembler anodin comme cela, mais qui met en lumière un réel problème pour les historiens du jeu vidéo ; personne n’est en effet capable de donner la date de sortie précise du classique de la NES aux États-Unis ! Or si c’est le cas pour un jeu de ce calibre, on peut imaginer qu’il en est de même pour un grand nombre de titres plus obscurs, et cela ne va pas forcément s’arranger avec le temps qui passe et la disparition de documents et de données qui pourraient résoudre ce mystère. Et la situation est encore plus grave en Europe, car les dates de sortie ont pu autrefois varier d’un pays à l’autre et on constate d’ailleurs, sur Wikipédia typiquement, que les dates de sortie sur notre continent sont encore moins précises que de l’autre côté de l’Atlantique… Mais avant de donner la parole à mon confrère, ce dernier m’a demandé de préciser que malgré ses efforts, il n’a pas toujours pu mettre à jour certains liens hypertextes de l’article original de Frank Cifaldi publié sur Gamasutra en 2012, et dont certains sont hélas (déjà !) morts depuis…
Par Frank Cifaldi, publié sur Gamasutra le 28 mars 2012
Traduit de l’anglais par sseb22
Triste mais véridique :
On ne sait pas vraiment quand Super Mario Bros. est sorti aux États-Unis
Super Mario Bros. est l’un des plus grands trésors de l’histoire du jeu vidéo. Ses nombreux mondes remplis de personnages hauts en couleur et de secrets cachés ont inspiré le design de presque tous les jeux d’action/aventure qui l’ont suivi. Il est à l’origine de nombreuses suites, séries télévisées, bandes dessinées, merchandising et même un film au cinéma. Et avec plus de 40 millions d’exemplaires vendus dans le monde (sans compter les différents portages et réinventions du jeu durant les deux dernières décennies), c’est sans conteste le titre qui a permis à l’industrie américaine des consoles de jeu de revenir dans la course alors que son chiffre d’affaires s’était réduit à peau de chagrin au début des années 1980, victime d’une sursaturation du marché qui avait laissé les magasins avec du surplus, qui fut pour ainsi dire donné.
Et pourtant, nous ne savons pas exactement quand le jeu est sorti. En fait, si vous parlez avec assez de monde, vous vous apercevrez que les gens ne s’accordent même pas sur l’année de sortie, du moins aux États-Unis – au Japon, on sait qu’il est sorti précisément le 13 septembre 1985 (NdT : et le 15 mai 1987 en Europe). Et on ne parle pas d’Amelia Earheart (NdR : célèbre aviatrice américaine qui a disparu mystérieusement en 1937) ou du Triangle des Bermudes ; il s’agit ici de l’un des produits du domaine du divertissement grand public les plus vendus, lancé il y a moins de trente ans, et il semblerait que l’on ne puisse même pas s’entendre sur sa date de sortie. J’ai récemment décidé de tenter d’y voir plus clair. Je voulais prouver, une fois pour toutes, exactement quand Super Mario Bros. a envahi l’Amérique du Nord. Je voulais pouvoir mettre cet embarrassant imbroglio derrière nous afin que les futurs livres d’histoire soient bien informés et que des sites comme Wikipédia puissent avoir une source fiable et définitive à citer.

La fameuse pub NES truffée d’erreurs…
Ai-je trouvé la réponse ? Eh bien, en quelque sorte. Découvrez à quel point cette recherche s’est avérée compliquée…
Tout d’abord, une leçon d’histoire
En 1985, Nintendo of America était une petite entreprise dont les activités étaient principalement liées à la distribution de jeux d’arcade – ceux qui connaissaient le nom de Nintendo l’associaient invariablement à Donkey Kong –, aux cessions de leurs licences à d’autres compagnies et aux jeux Game & Watch. Donc quand ils montrèrent un prototype de ce qu’allait devenir la Nintendo Entertainment System au Winter Consumer Electronics Show (CES) en janvier, les acheteurs se moquèrent d’eux. La console était un gros succès au Japon, où elle était connue sous le nom de Family Computer (NdT : ou Famicom) ; 2,5 millions d’exemplaires furent vendus en 1984 pour quinze millions de cartouches de jeux. Mais les revendeurs américains, toujours marqués par le krach du jeu vidéo de 1983, n’en avaient cure. Les jeux vidéo étaient morts et enterrés ; c’était de la marchandise avariée. Des gens s’étaient fait virer pour de mauvaises transactions aboutissant à des étalages pleins de jeux soldés à cinq dollars. Et personne n’allait prendre le risque de commettre la même erreur, quelle que fût la qualité de ces nouveaux jeux Nintendo.
La force de Nintendo of America fut de sentir qu’il y avait toujours un marché à prendre. Ce n’était pas comme si les enfants avaient arrêté d’acheter des jeux à cause du krach ; en fait, 1983 a été une année record pour la vente de cartouches et les pièces de monnaie s’amassaient toujours dans les machines d’arcade partout dans le pays également. Le problème était que le marché des consoles de salon faisait pâle figure face à celui de l’arcade. La NES, elle, offrait une expérience de jeu proche de l’arcade à la maison ou tout du moins s’en approchait assez bien. Pour la plupart des jeux créés en interne par Nintendo, le hardware était littéralement le même que celui de leurs bornes d’arcade, ce qui signifiait une conversion « arcade perfect ». Les employés de Nintendo de l’époque avaient coutume de dire que si les joueurs arrivaient à mettre leurs mains sur la console, ils seraient conquis. « Nous avions le fort pressentiment que si les consommateurs arrivaient à essayer le produit ou à en faire l’expérience, ils seraient convaincus que c’est une nouvelle forme de divertissement à laquelle ils voudraient prendre part » m’a dit Gail Tilden qui était alors responsable des relations presse et du marketing de la société.
Alors, au lieu d’attendre que les acheteurs se décident timidement à adhérer à cette idée, Nintendo risqua le tout pour le tout en proposant une offre alléchante aux revendeurs ; au lieu de se retrouver avec des invendus, Nintendo leur rachèterait toute machine restante. Des employés de Nintendo viendraient même dans les magasins pour installer les bornes de démonstration et présenter les jeux. Tout ce que le magasin avait à sacrifier en échange serait de l’espace dans les étalages. Cela culmina par un lancement en forme de test du marché, limité aux régions entourant la ville de New York, d’octobre 1985 à la veille de Noël. Une espèce d’équipe de choc d’employés de Nintendo basée dans un entrepôt loué à Hackensack, dans le New Jersey, livrait le matériel et la décoration à la main, montait et désinstallait les présentoirs, et présentait les jeux à tout consommateur intrigué. Le président Minoru Arakawa lui-même pouvait être vu parfois en train de monter un escabeau une télévision sous le bras. « C’était juste un employé comme les autres » selon Howard Phillips qui travaillait pour Nintendo à l’époque. « Il venait faire plein de trucs avec nous. Il n’installait pas nécessairement toutes les télévisions, mais il pouvait en préparer une, juste pour voir ce que ça donnait. Il était comme ça. »
Le test ne fut pas une réussite complète mais fut suffisamment encourageant pour envisager un lancement national. Au départ, la console était livrée avec deux titres, Duck Hunt et Gyromite, destinés à mettre en avant les accessoires qu’étaient le Zapper, le pistolet optique, et R.O.B. le robot – il devait être plus facile de vendre le système de jeu comme un jouet plutôt qu’une console de jeu comme les machines d’Atari (NdT : cela contredit le changement de design qui la faisait ressembler à un jouet au Japon mais à un magnétoscope en Occident). À partir de la fin de l’année 1986, comme la console était disponible sur tout le territoire, Nintendo sortit un bundle incluant Super Mario Bros. dans la boîte. L’histoire raconte que cette tactique engendra un pic de ventes qui ressuscita le marché des consoles de salon et permit de faire entrer la NES dans un foyer américain sur cinq. Mais est-ce que le jeu était disponible avant cela ?
Le mythe de 1986
La plupart de nos livres d’histoire – et il n’y en a pas encore beaucoup, malheureusement – disent que Super Mario Bros. ne sortit pas en Amérique du Nord avant 1986. Particulièrement, The Ultimate History of Video Game de Steve Kent stipule que le jeu « n’avait pas été lancé » quand la machine connut ses débuts new-yorkais. Chris Kohler, dans son livre Power-Up: How Japanese Video Games Gave the World an Extra Life, dit que le jeu « est arrivé en 1986 ». Tristan Donovan, avec Replay: The History of Video Games (un de mes préférés – NdT : pour Frank Cifaldi), s’avance même à dire que le jeu est sorti aux États-Unis précisément en mars 1986. Je n’avais jamais remis en question le fait que le jeu fût sorti en 1986, utilisant moi-même la date dans un article que j’ai publié en 2010 qui livrait le fruit de réflexions sur ce lancement test. Ce n’est qu’en réponse à cette erreur que j’ai été alerté sur ce sujet à travers cet article du site de fans de Super Mario Bros., The Mushroom Kingdom, qui a été, à ma connaissance, le premier à douter de cette date et à tenter de faire quelques recherches pour la corriger. Cet article fait un remarquable travail de défrichage des traces écrites montrant que le jeu, malgré les dires des historiens, était en fait sorti en même temps que la console.
Quelqu’un a demandé à Kent lui-même de clarifier et il a écrit sur son blog que lors de ses interviews avec Howard Lincoln, Minoru Arakawa et Howard Phillips, anciens de Nintendo, ils lui ont tous dit que le jeu n’était pas disponible au lancement et qu’il n’était pas sorti avant le lancement national en 1986. Kent évoque aussi « une version arcade antérieure à la version NES et à la version VS bien connue » et que cette version arcade originelle fut livrée en 1984. C’est intéressant car il n’y a aucune archive historique indiquant que ce jeu d’arcade plus ancien ait jamais existé, et c’est encore plus intéressant lorsque l’on sait que le créateur de jeux Shigeru Miyamoto lui-même affirma que le développement de Super Mario Bros. ne commença pas avant 1985. Mais Kent n’est pas le seul. En fouillant dans mes propres notes, je me suis aperçu que Don James, qui travaille toujours chez Nintendo, m’avait dit en 2010 que le jeu sortit « environ quatre mois après » le lancement test. Mais comme tout bon détective ou historien vous le dira, la mémoire humaine ne devrait pas être considérée comme source principale s’il est possible de l’éviter. La mémoire nous joue des tours, et il faut donc de la documentation.
La trace écrite
Mais avant de continuer, il vous faut savoir que Nintendo a une date interne de lancement, à la fois de la NES et de Super Mario Bros. : le 18 octobre 1985. Pour la plupart des gens, cela suffirait ; nous avons une source déclarant une date exacte, point final. Mais je veux savoir d’où cette date provient et ce qu’elle signifie vraiment. Par ailleurs, Nintendo est connu pour avoir déjà eu tort sur sa propre histoire auparavant. La première chose que je fis en commençant mes recherches fut de déposer une requête auprès de Nintendo pour voir s’ils pouvaient apporter quelque preuve que ce soit à propos de cette date. Entretemps, je tentais de faire la même chose de mon côté. Quand j’ai parlé de cet article à des collègues et des amis, à peu près tous m’ont demandé si trouver des articles de presse de l’époque résoudrait le mystère. Le problème avec cette logique est qu’il n’y avait pas vraiment de champ journalistique dédié au jeu vidéo en 1985. Tous les magazines de jeu vidéo traditionnels ont, après le krach de 1983, réorienté leurs lignes éditoriales vers la micro-informatique, du moins s’ils y avaient survécu. « Je ne sais même pas si, à l’époque, on a eu la moindre couverture pour laquelle on n’ait pas payé » m’a dit Tilden une fois. Il y a peut-être eu une petite couverture dans les publications pour les professionnels de l’électronique grand public, mais malgré des années de recherche, je n’en ai repéré aucune.
Outre quelques petites mentions ici et là, nous avons quand même un article assez important : celui d’Ed Semrad, qui deviendra plus tard le rédacteur-en-chef d’Electronic Gaming Monthly. Il y couvrit le lancement de la NES (NdT : cette source a malheureusement disparu avec l’arrêt du projet Google News Archive ; ne reste qu’une image partielle prise par le site The Mushroom Kingdom) dans sa colonne Video Adventures pour le Milwaukee Journal dans l’édition du 5 octobre 1985. Heureusement, Semrad a toujours été un maniaque des détails et il a listé chaque jeu prévu pour le lancement individuellement : les deux titres inclus avec la console (Gyromite et Duck Hunt) et les quinze autres qui seraient vendus séparément, dont Super Mario Bros.. Ceux possédant une vue perçante ont aussi pu remarquer un titre prévu pour 1986 mais qui ne sortira en fait jamais – je vous laisse la surprise. Étant donné la précision de cette liste, il est clair que Semrad était directement en lien avec Nintendo, ou du moins sa boîte de communication. Les journalistes du jeu vidéo pourraient être surpris d’apprendre qu’Edelman, les types que l’on appelle pour tout ce qui touche à Microsoft, a pris en charge le lancement de la NES. Je les ai appelés pour savoir s’ils avaient des archives quelque part, ce qu’ils n’ont pas, mais je tiens à remercier le réceptionniste du bureau de New York pour avoir retrouvé les adresses mail de cinq ou six personnes qui auraient pu m’aider. Crédibiliser la liste de Semrad mentionnant quinze jeux au lancement permettrait de consolider la théorie voulant que Super Mario Bros. soit un jeu de 1985 et donnerait tort aux livres d’histoire, mais il y a un hic. Allez regarder sur Wikipédia et vous y trouverez une liste de quinze jeux de lancement légèrement différente de celle de Semrad : Donkey Kong Jr. Math et Mach Rider y apparaissent à la place de Soccer et… Super Mario Bros..
La source pour cette liste n’est autre que le jeu Wii de Nintendo, Super Smash Bros. Brawl, édité en 2008. Elle cite spécifiquement la section Chroniques du titre qui liste tous les jeux édités par Nintendo jusqu’à décembre 2007. Je n’ai pas moi-même accès au jeu mais un ami de Gamasutra a réussi à obtenir cette image pour nous (NdR : cf ci-dessus) et, malgré ce que dit Wikipédia, Super Mario Bros. est bien cité dans la liste de lancement d’octobre 1985. Je ne sais pas pourquoi l’auteur de cette liste sur Wikipédia a laissé le jeu de côté mais c’est ainsi. Même la liste de Nintendo semble un peu bizarre (elle contient 18 jeux et non 17) mais au moins on a pu prouver que Nintendo persiste avec une sortie en octobre. La piste documentée ne s’arrête pas là cependant. Nous avons quatre preuves supplémentaires en accord avec la liste de Semrad et montrant que Super Mario Bros. était effectivement disponible à l’achat durant la période du lancement test. Tout d’abord, il y a cette publicité du 17 novembre 1985 pour le revendeur Macy’s à New York, exhumée par le site de fans de Super Mario Bros. précédemment cité, The Mushroom Kingdom. La publicité liste clairement les quinze jeux disponibles à l’achat et la liste correspond parfaitement avec celle du dossier de Semrad dont la mention de Super Mario Bros. :
Cette même liste de jeux apparaît aussi sur cette carte de garantie qui m’a été fournie par un collectionneur Nintendo dont le pseudonyme sur Internet est « blarky ». À cette époque, Nintendo faisait des cadeaux aux nouveaux possesseurs de NES qui remplissaient et renvoyaient leurs cartes de garantie et pouvaient ainsi choisir un jeu parmi quinze. Vous remarquerez le numéro de série 95 700 ; il est difficile de connaître le nombre exact de consoles NES livrées aux magasins pendant le lancement test – j’ai entendu des chiffres allant de 100 000 à 200 000 – mais personne ne conteste qu’il y en a eu plus de 100 000, ce qui signifie que cette carte de garantie a de grandes chances d’avoir été fournie avec un exemplaire appartenant au lancement test.
Je dispose également d’une photographie d’un étalage de magasin datant du lancement test de 1985 que je n’ai pas l’autorisation de reproduire ici. Mais j’ai isolé une zone particulièrement intéressante (NdR : cf image ci-dessous). Ça ne sera pas facile si vous n’êtes pas intimement familier avec les premiers jeux consoles de Nintendo mais si vous arrivez à identifier chaque capture d’écran (ou simplement si vous lisez l’analyse de The Mushroom Kingdom) vous y trouverez les deux jeux du bundle (Duck Hunt et Gyromite) et les quinze mêmes jeux que sur les autres listes. Et Super Mario Bros. en bas à droite, avec le décor bleu – un niveau sous-marin.
Bien que pas totalement fiable, nous avons également une archive du bureau des copyrights des États-Unis (NdR : lien mort également) ; selon cette archive, le jeu (ou plus précisément le conditionnement du jeu) a une date de publication au 19 octobre, seulement un jour après la date officielle interne de Nintendo. Bien sûr, les dates des copyrights sont multiples – à les croire, le jeu lui-même serait sorti le 14 septembre et le manuel d’instructions le 31 octobre. En outre, David Gibson, chercheur à la Bibliothèque du Congrès, m’a récemment informé que les dates de publication du bureau des copyrights sont souvent décalées d’un jour exactement, ce qui expliquerait la différence. Et en plus de tout cela, nous avons au moins une autre source qui se souvient que Super Mario Bros. était disponible depuis le début. Bruce Lowry, qui était le vice-président des ventes chez Nintendo of America depuis presque les débuts de la société jusqu’au lancement de la NES (moment où il décida de partir pour SEGA pour lancer la Master System), me confirma que Super Mario Bros. faisait « assurément partie » du lancement test. À ce stade, qualifier Super Mario Bros. de jeu de lancement semble être une hypothèse prudente. Mais cette date de lancement est-elle le 18 octobre comme Nintendo le prétend ?
La première vente
Tôt le matin, selon deux témoins que j’ai interrogés, des membres de l’équipe Nintendo se dirigèrent vers le légendaire FAO Schwarz à New York (NdT : l’un des magasins de jouets les plus anciens des États-Unis) et s’assirent sagement, à l’abri des regards, attendant patiemment que le premier exemplaire de la Nintendo Entertainment System passe à la caisse. Une mise en avant chez FAO Schwarz était alors considérée comme la réussite ultime dans le monde des jouets et Nintendo avait dépensé une somme folle pour ériger ce PLV de 4,5 mètres de côté, construit par Don James la nuit précédente. D’après ses souvenirs, Bruce Lowry était caché derrière les piliers du magasin, accompagné de plusieurs employés de Nintendo dont Gail Tilden et Ron Judy, le chef des ventes, attendant patiemment que quelqu’un vienne acheter une console. Cette première vente fut faite à quelqu’un qui acheta la machine et, contre toute attente, les quinze jeux supplémentaires. Il s’avéra, en rigola Tilden, qu’il travaillait pour un concurrent japonais. Tilden, Lowry et Judy s’éclipsèrent du reste de l’équipe et allèrent au bar de l’hôtel Ritz Carlton pour célébrer l’événement avec un Bloody Mary. Il ne s’agissait que d’une seule vente et personne ne savait combien il y en aurait en tout mais bon, c’était déjà ça.
Et c’était donc la première fois que la Nintendo Entertainment System – et probablement Super Mario Bros. – était vendue aux États-Unis. Mais était-ce le vendredi 18 octobre, comme Nintendo le prétend ? « Je n’aurais jamais pris un Bloody Mary un jour de travail » me dit Tilden. « Je suis presque sûre que ce n’était pas un vendredi ». Alors quand était-ce ? À vrai dire, nous avons quelques dates sur lesquelles travailler. L’article précédemment cité du Milwaukee Journal, publié le samedi 5 octobre, dit que la NES doit arriver « le mardi suivant ». En fonction de la façon dont on interprète cette phrase, il peut s’agir du 8 ou du 15 octobre. J’ai envoyé un mail à Semrad pour voir s’il se souvenait de quelque chose – ou a minima, pour savoir comment lui interpréterait sa propre tournure de phrase datant de deux décennies – mais je n’ai pas obtenu de réponse à temps pour cet article. Le jeudi 10 octobre, Nintendo organisa une soirée de lancement pour la NES dans un club à la mode – Bruce Lowry se souvient du Studio 54 alors que pour Tilden, il s’agissait d’un endroit appelé The Visage. Un R.O.B. géant était posé au milieu du club, entouré de R.O.B. en argent plaqué pour la déco, et de la plupart des jeux jouables. Il n’existe pas de trace écrite mais Tilden affirme qu’elle n’oubliera jamais la date ; ce fut le jour du décès du célèbre acteur Yul Brynner, un cauchemar en termes de relations presse pour quelqu’un qui essaie de promouvoir un nouveau produit à New York.
Tilden semble certaine qu’elle assista à la première vente l’un des deux samedis suivants : soit le 12 octobre soit le 19 octobre, le lendemain de la date officielle de Nintendo du 18 octobre. Le lundi 14 octobre, United Press International publia un article annonçant la NES. Le bulletin, qui met en avant « l’imagerie tridimensionnelle » et les « sons spectaculaires » de la machine, prenait clairement ses sources dans le matériel de promotion officiel de Nintendo. Le même jour, des spots publicitaires de 30 et 60 secondes commencèrent à être diffusés dans la région de New York, selon AdWeek. La version complète a probablement été perdue à jamais mais la version de 30 secondes est sur YouTube. Quand j’ai contacté Bruce Lowry pour lui parler de mes recherches, il me dit spontanément que « la date de livraison était le 18 octobre ». Quand j’ai demandé à Tilden s’il semblait sensé d’envoyer des communiqués et de diffuser des publicités quatre jours avant la sortie, elle me répondit que oui, ça l’était, bien qu’elle fut dans l’incapacité de se rappeler si le déploiement de la NES fut réalisé de la sorte. En supposant que Semrad avait été mal informé à propos de la date de lancement, d’une façon ou d’une autre, pour son article original, cela nous laisse comme candidats potentiels soit le samedi 12 octobre, soit le samedi 19 octobre. Cette dernière date semble plus vraisemblable car la date interne de Nintendo (et la date de publication et de soumission du copyright de beaucoup de jeux) est le 18 octobre. Peut-être s’agit-il là, comme l’a dit Lowry, de la « date de livraison », ce qui signifie que c’est la date à laquelle les jeux sont arrivés en magasin et non la date de la première vente.
La trace disparaît
En supposant, comme nous le faisons, que Super Mario Bros. était disponible à la vente le même jour que la NES, toutes ces recherches indiquent que la première vente se serait passée le samedi 19 octobre 1985, mais sans réelle preuve écrite, je ne suis simplement pas satisfait. Je suis entré en contact avec FAO Schwarz (ou plus précisément avec Toys R Us, son nouveau propriétaire). J’ai alors discuté avec un homme courtois qui a confirmé que le magasin a bien été le site de vente de la première NES ; c’est du moins ce qu’ils disent dans le cadre de la célébration de leur 150e anniversaire. Ils n’ont pas l’air d’avoir de véritable trace de cette affirmation ni la moindre donnée commerciale remontant aussi loin pour vérifier la date. Il semblerait qu’ils aient repris ce fait directement de chez Nintendo, qui est plus ou moins notre dernier espoir pour crédibiliser la véritable date de sortie de Super Mario Bros.. J’ai contacté United Press International, juste au cas où, par hasard, quelqu’un pouvait vérifier cette date de publication du 14 octobre mais sans succès. J’ai appelé les Seattle Mariners et laissé un message resté sans réponse pour l’ancien vice-président de Nintendo Howard Lincoln, localisé l’ancien vice-président des ventes Ron Judy, maintenant associé à un éleveur de chevaux, fait une requête à Nintendo afin de parler à Rob Thompson (l’un des trois employés qui étaient dans la société en 1985), fouillé les archives de chaque journal et périodique auxquelles je pouvais accéder et même demandé une faveur à un ami d’un ami de Minoru Arakawa – tout cela en vain.

Nintendo n’oublie clairement pas son passé… mais la société se souvient-elle précisément de son histoire ?
Alors que je termine cet article, Nintendo a finalement répondu à ma demande d’aide. Après quelques échanges de mails afin de clarifier ma requête, la société m’a remercié pour l’opportunité de participer à cet article mais a dû « poliment décliner à ce stade, étant donné les ressources limitées disponibles en cette période pendant laquelle [leurs] priorités portent sur d’autres projets ». Quoi que cela puisse signifier…
Mais attendez, ce n’est pas tout !
Alors que cet article était fini et prêt à être publié, j’ai reçu un mail d’une source anonyme mais fiable ayant accès à des informations que je ne possède pas. Selon cette source, qui cite, je pense, une base de données interne, la NES a bien été livrée le 18 octobre 1985. Cependant, le jeu Super Mario Bros. à proprement parler est listé dans cette même base de données comme étant sorti le 17 novembre 1985. Je ne peux rêver fin plus parfaite pour cette histoire. Je ne peux ni confirmer ni infirmer cette date ; toutes les preuves en ma possession pourraient la soutenir. En effet, la première publicité dont nous disposons pour Super Mario Bros. est celle du magasin Macy’s datée du… 17 novembre. Il est aisé d’imaginer un scénario dans lequel Super Mario Bros. – qui n’était sorti au Japon que depuis un mois au moment du lancement américain de la NES – ait été victime d’un léger retard dans sa fabrication après avoir été planifié pour le lancement. Mais tout ceci n’est que conjecture. Nous sommes apparemment revenus à la case départ. Nous ne connaissons toujours pas la date de sortie d’une des plus grandes œuvres du jeu vidéo et plutôt que de pouvoir se tourner vers la société qui l’a édité, nous devons nous appuyer sur des recherches approfondies et des indics anonymes pour nous aiguiller…
Si c’est l’état de la préservation du jeu vidéo en 2012, cinquante ans après Spacewar!, nous allons au devant de sacrés ennuis.