Préface du rédac’ chef (G. Verdin) : Histoire d’alterner, après ma chronique dédiée à l’invention de la cartouche, c’est au tour de Sseb22 (Mais quand est sorti Super Mario aux USA ?) de vous proposer la traduction d’un article qui remonte à 2008. En effet, c’était à l’occasion des dix ans du RPG Panzer Dragoon Saga (1998) que le site NowGamer en avait publié le making of, en deux parties ici et là respectivement, qui revient aussi sur les deux premiers épisodes de cette licence culte de SEGA. Or dix ans plus tard, pour les vingt ans de ce chant du cygne de la Saturn le 29 janvier, notre (ex-)confrère Matthieu Hurel alias Boulapoire s’en était servi pour lui consacrer un beau dossier sur Gamekult, dont j’ai d’ailleurs repris certaines des illustrations dans cette chronique. Et c’est parce qu’il est réservé aux abonnés premium que Sseb22 a eu l’idée de traduire deux des articles sur lequel il est basé… On profite aussi de l’occasion pour réparer un oubli ; on n’avait pas relayé ici la sortie, le 29 janvier justement, d’un album de réarrangements des musiques du jeu composées par notre membre d’honneur Saori Kobayashi, d’ailleurs interviewée dans l’article de Gamekult. Hélas épuisé en CD comme en vinyle, l’album reste disponible au format dématérialisé à $12 chez Brave Wave. J’en ai intégré le stream ci-dessous afin qu’il puisse accompagner votre lecture :
Par NowGamer, publié en décembre 2008 (partie 1, partie 2)
Traduit de l’anglais par Sseb22
Suite au succès mitigé de ses projets de lecteurs CD-ROM pour la Mega Drive au début des années 1990, SEGA se retrouva en compétition avec un nouveau venu, Sony et sa console PlayStation, et dut se préparer à une bataille dont les règles n’ont pas été immédiatement identifiées par la plus aguerrie des deux sociétés dans cette industrie. Et pourtant, en 1993, les pontes de SEGA avaient décidé qu’ils voulaient des jeux dotés d’une 3D à la pointe de la technologie pour le lancement de la Saturn. L’une des équipes en charge de produire ce genre de titres fut baptisée « Team Andromeda » et allait, pendant les cinq ans de son existence, créer une série de jeux alliant la forme d’un shoot ’em up en 3D avec un univers de RPG mystique. Le travail de la Team Andromeda connut son paroxysme avec le légendaire Panzer Dragoon Saga, millésime de 1998 – maintenant une rareté dont la valeur financière a beau être élevée, elle ne semble pas hors de prix par rapport à la qualité de l’expérience qu’elle offre (NdT : l’article date de 2008 et pour information, le RPG valait une centaine d’euros en 2003 et peut maintenant monter jusqu’à 450 €). Mais enfourchons notre dragon et voguons jusqu’au premier jeu de la série : Panzer Dragoon.
Kentaro Yoshida est aujourd’hui « studio director » chez Q-Games, l’équipe kyotoïte derrière la série au style rétro Pixeljunk sur le PlayStation Network (NdT : depuis sur d’autres supports), mais il commença sa carrière chez SEGA. « Quand on a commencé à travailler sur Panzer Dragoon, c’était ma deuxième année chez SEGA et je n’étais qu’un petit graphiste » se rappelle Kentaro. « Pour Panzer Dragoon, je m’occupais des textures, de la modélisation… des choses comme ça. J’ai pas mal travaillé sur les séquences des boss aussi. Nous avions un directeur artistique senior et le producteur avait aussi de la bouteille. Je devins par la suite directeur artistique sur Panzer Dragoon Zwei mais le concept art et les cinématiques étaient supervisées par le précédent directeur artistique, Manabu Kusunoki, qui avait aussi fait tous les designs des dragons, des personnages et du monde du Panzer Dragoon original. »
Avant la sortie de la Saturn, SEGA avait commencé à faire des changements dans la structure de ses équipes internes. C’était en partie en réponse aux bouleversements technologiques mais aussi pour redynamiser ses développeurs. Kentaro explique comment le background de la Team Andromeda a affecté la production de Panzer Dragoon : « La Team Andromeda et Panzer Dragoon ont été créés en même temps. Toutes les personnes assignées à Andromeda travaillaient déjà chez SEGA mais la composition de l’équipe fut dictée par le fait que le hardware de la Saturn était assez différent des consoles précédentes de SEGA. Avec la Mega Drive, la plupart des équipes de développement [internes à SEGA] était composées de personnes expérimentées de la division « consommateurs » (NdT : pour les machines destinées au marché domestique, par opposition à l’arcade). Pour la Saturn cependant, beaucoup de développeurs furent transférés de la division « arcade » et, pour trois des postes importants de la Team Andromeda – Manabu Kusunoki [directeur artistique], Hidetoshi Takeshita [programmeur système] et Junichi Suto [programmeur principal] – les personnes concernées avaient toujours travaillé sur des jeux d’arcade… jusqu’à ce que le projet Panzer Dragoon ne débute. Par conséquent, le jeu fut pensé dès le départ comme un jeu au style arcade. Comme les personnes citées précédemment avaient travaillé sur des jeux en 3D utilisant des sprites 2D comme OutRunners ou Rail Chase, elles voulaient cette fois faire un jeu entièrement en 3D. Je ne pense pas que nous autres, venant du côté Mega Drive, aurions pu faire cela aussi vite [sans l’aide des membres d’équipes issues de la division arcade]. »
Les principaux défis auxquels la Team Andromeda dut faire face pendant le développement du premier Panzer Dragoon furent inévitablement le temps imparti au projet et la méconnaissance du hardware de la Saturn. « Le planning avec lequel nous travaillions était vraiment serré » déclare Kentaro. « Nous avons fini par rater notre deadline qui correspondait au lancement japonais de la console. Au début, on travaillait aussi vite que l’équipe s’occupant de Clockwork Knight mais nous aurions eu beau travailler aussi dur que possible, il nous aurait été impossible de sortir le jeu à temps. Donc SEGA a sorti Clockwork Knight en premier et Panzer Dragoon quelques mois plus tard. SEGA voulait à la base un lancement avec Clockwork Knight, Virtua Fighter et Panzer Dragoon… »
Apparemment, la Team Andromeda ne reçut de prototypes de la Saturn qu’au milieu du développement. Avant cela, les programmeurs d’Andromeda avaient dû faire avec en imaginant les performances probables du hardware. Kentaro détaille : « Au début du développement de Panzer Dragoon, les spécifications de la Saturn n’étaient pas finalisées et nous n’avions aucun prototype à tester. Les artistes utilisaient SoftImage de Silicon Graphics et les graphismes en 3D étaient programmés sur des stations de travail utilisant OpenGL. Au bout d’un moment, nous avons enfin pu produire des choses sur les Saturn [de debug] que nous avions reçues mais la transition a été vraiment difficile pour les programmeurs. De toute l’équipe, je dirais que ce sont les programmeurs qui ont eu la tâche la plus difficile à cause du volume de travail de 3D qu’ils ont dû abattre. Ils ont utilisé les deux GPU de la Saturn en tandem mais je ne sais pas à quel point cela a bien fonctionné… [rires]. Au tout début, le framerate était affreusement bas mais ils ont pu le monter jusqu’à vingt images par seconde. »
Malgré toutes ces difficultés, dans la Team Andromeda (et à vrai dire chez SEGA dans son ensemble), tout le monde avait entière confiance dans la supposée capacité de la Saturn à gagner l’imminente guerre des consoles. « SEGA était encore très fort lorsque la Team Andromeda fut formée et tout le monde y était certain que la Saturn ne se ferait pas battre par la PlayStation » confie Kentaro dans un mélange de rires et de grimaces. « Chacun d’entre nous était déterminé à tout faire pour que SEGA gagne la bataille. Nous pensions que nous n’aurions aucun mal à faire des jeux meilleurs que ceux de la PlayStation. »
Le style de jeu sur rail de Panzer Dragoon, propulsant le joueur en avant pendant que des ennemis arrivent de toutes les directions, pourrait sembler une évolution évidente du modèle de Space Harrier mais Kentaro pense que d’autres jeux ont eu davantage d’influence sur le premier Panzer : « Je suppose que [Space Harrier] a eu une certaine influence sur le design de Panzer Dragoon mais en termes d’inspiration, Starblade de Namco, Star Fox de Nintendo et les shoot ’em ups de Taito (RayForce en particulier) ont été de vrais repères dans la conception de Panzer Dragoon. La Team Andromeda était composée de nombreux fans de shoot ’em ups, surtout nos programmeurs. Quand ils en avaient marre de coder, ils allaient se distraire avec un tournoi de Slap Fight [le shmup de Toaplan] sur Mega Drive. Nous avons aussi beaucoup joué à Puyo Puyo pendant le développement de Panzer… »

Starblade (1991) est l’un des premiers shoot ’em ups en 3D, et RayForce (1994), en 2D, sans doute l’inventeur du tir à tête chercheuse avec verrouillage de (huit) cibles…
Grâce à sa bande originale (écrite par un compositeur qui avait produit une série d’albums d’inspiration krautrock dans les années 1980) et à ses scènes cinématiques, Panzer Dragoon a réussi à faire son trou en dehors des limites des jeux traditionnels et, ce faisant, un univers complètement inhabituel pour un jeu fut créé. Les shoot ’em ups classiques que Kentaro mentionne ont certainement aidé à façonner le style de jeu de Panzer mais il révèle que d’autres facteurs ont joué un rôle aussi important : « Je pense qu’il y a eu toutes sortes de choses qui ont eu une influence sur Panzer Dragoon, particulièrement des anime et des films. Le concept est complètement différent mais le style de Star Wars a assurément eu une influence – vous savez, cette façon qu’ils ont de faire paraître un monde étrange si réel… De plus, nous étions déterminés à ne pas emprunter les mêmes chemins que les anime de SF populaires à l’époque – par exemple, Gundam et ses gros robots – et nous ne voulions surtout pas suivre la voie de Final Fantasy, avec des personnages faisant tournoyer d’énormes épées. Kusunoki était catégorique sur le fait qu’il ne voulait pas de coupes de cheveux non conventionnelles à la Final Fantasy comme [il imite le pic de cheveux de Cloud] ou des cheveux violets… » dit Kentaro en rigolant. « Nous souhaitions faire quelque chose plus proche de la réalité… avec simplement une personne au look normal comme protagoniste. »
Les protagonistes de la série Panzer Dragoon ont, sans aucun doute, un « look normal » mais le style visuel global des jeux (les environnements et les dragons en particulier) est clairement étrange même si, selon Kentaro, ça n’a pas toujours été ainsi : « La première présentation vidéo que nous avions faite montrait un dragon vert au style européen, tout ce qu’il y a de plus typique. Cependant, nous avons complètement changé cela plus tard pour le faire paraître plus SF. Kusunoki décida d’inclure une touche de style turc, avec du style ottoman, parce que tout le monde était déjà habitué à l’esthétique européenne [et il voulait que Panzer Dragoon ait un style différent des autres jeux]. »
Outre les influences ottomane et de science-fiction, le méli-mélo culturel de Panzer Dragoon est rendu encore plus confus par la connotation évidemment allemande du titre du jeu. « Je crois que Futatsugi était un grand fan des noms allemands » explique Kentaro. On doit aussi à Yukio Futatsugi la construction de la langue unique entendue dans les jeux – mais pourquoi avoir choisi de développer une langue originale pour les jeux en premier lieu ? « Si les jeux avaient été en japonais », précise Kentaro, « eh bien, à l’époque les Japonais ne trouvaient pas que leur langue était cool… Et si les personnages avaient parlé anglais, le jeu aurait fait trop américain, ou hollywoodien. Comme Futatsugi voulait quelque chose de complètement différent, il décida de créer son propre langage. En plus, il y avait un film d’animation célèbre intitulé Oneamise no tsubasa [Les Ailes d’Honnéamise du studio Gainax] qui utilisait son propre langage, et on trouvait tous ça vraiment excellent… »
D’autres influences artistiques furent prépondérantes pour Panzer Dragoon, bien que ces mêmes inspirations aient été atténuées dans Zwei. Spécifiquement, le gameplay sur rail et avec un chemin prédéfini du premier épisode permit à la Team Andromeda de demander au compositeur des musiques parfaitement synchronisées avec le rythme du jeu. Yoshitaka Azuma avait alors déjà produit une demi-douzaine d’albums proches de bandes originales durant les années 1980, inspirés de musique d’ambiance et du krautrock allemand, mais Panzer Dragoon marquait ses débuts sensationnels dans la musique de jeu vidéo. « Pour la musique de Panzer Dragoon, nous avions donné à Azuma une explication détaillée du timing des niveaux du jeu, » explique Kentaro. « On lui écrivait des notes avec des indications du genre « Le boss apparaît 30 secondes après ce moment-là » ou « De l’eau apparaît ici » pour lui donner des impressions sur la progression des niveaux, du début à la fin. C’est pourquoi la musique correspond si précisément au rythme du jeu. Nous n’avons pas fait la même chose avec Zwei cependant, seulement pour le premier jeu. Je crois me souvenir que c’était parce que nous avions introduit des embranchements dans Zwei, ce qui aurait rendu ce travail impossible à refaire… »
La jaquette de Panzer Dragoon, créée par l’artiste français Moebius, fut un autre facteur contribuant au côté mystique du jeu : « Tout le monde dans la Team Andromeda était fan de Moebius, » dit Kentaro, « alors nous lui avons demandé de faire les dessins du packaging de Panzer Dragoon. Pour Panzer Dragoon Zwei, nous avons juste utilisé des images générées par ordinateur – sûrement parce que Moebius était trop cher pour une deuxième commande [rires]. »
Avec Panzer Dragoon qui est sorti en mars 1995 (quatre mois après la sortie japonaise de la Saturn), l’attention de la Team Andromeda se tourna immédiatement vers le développement de deux nouveaux jeux très différents : un nouveau shoot ’em up en 3D avec Panzer Dragoon Zwei et un RPG avec des éléments de tir sous la forme de Panzer Dragoon Saga. Comme l’explique Kentaro, la Team Andromeda s’agrandit afin de faire face à la production de deux jeux en parallèle : « Nous faisions Zwei et Saga en même temps. La Team Andromeda était coupée en deux et devenait deux équipes distinctes. Kusunoki et Futatsugi menaient la partie Saga et pas mal de nouveaux artistes et programmeurs les ont rejoints pendant que nous travaillions sur Zwei. Nous savions tous que faire un RPG prendrait plus de temps que refaire un simple shoot ’em up, il était donc prévu que Zwei sorte avant Saga. Le Panzer Dragoon original nous avait demandé un an et quelques mois à développer mais Zwei fut plus rapide à produire, même pas 12 mois, car on avait déjà le moteur du premier jeu. »

La jaquette signée Moebius du premier Panzer Dragoon (1995, Saturn)
Panzer Dragoon était en avance sur son temps mais, par certains aspects, souffrait de sa grande ambition. Panzer Dragoon Zwei, au contraire, bénéficia beaucoup de l’expérience accumulée par la Team Andromeda. Le deuxième jeu permit également de retravailler les bases de Panzer Dragoon en introduisant des fonctions telles que l’évolution du dragon et les multiples chemins au sein des niveaux, ce qui ajouta la profondeur qui manquait clairement au Panzer Dragoon original. Kentaro explique que l’idée des multiples embranchements de Zwei venait du réalisateur, Tomohiro Kondo : « Il voulait que les utilisateurs puissent profiter de plus de variété ». Nous (NdT : la rédaction de Nowgamer) lui avons demandé si Tomohiro Kondo avait travaillé sur OutRunners et si l’idée lui venait peut-être de là : « Kondo avait une expérience de la « division des consommateurs », seul Takeshita avait travaillé sur OutRunners… mais il est possible que l’influence d’Out Run se soit quelque peu fait ressentir », dit Kentaro en riant.
Et Kentaro de continuer : « Comme pour les embranchements, nous avons concentré beaucoup de nos efforts dans l’ajout de dragons évolutifs pour Zwei. Je pense que c’était une très bonne nouveauté car cela permettait aux joueurs d’avoir leur propre expérience du jeu. Je crois me souvenir que c’est Futatsugi qui a proposé l’idée de l’évolution des dragons et il voulait l’implémenter dans Zwei comme dans Saga. Une autre amélioration importante pour Zwei résidait dans le framerate. Panzer Dragoon était cadencé à vingt images par seconde la plupart du temps mais les programmeurs ont pu faire en sorte que Zwei passe à trente images par seconde, ce qui a rendu le jeu plus agréable à jouer. »
Mais ce ne sont pas que les réussites techniques de Zwei qui lui ont permis d’être un cran au-dessus de l’original ; la direction artistique était aussi plus raffinée, préparant les joueurs au monde fascinant de Panzer Dragoon Saga qui allait faire son arrivée en 1998. « Pour Zwei, Kusunoki voulait un monde légèrement plus sombre » déclare Kentaro, « et de jeunes talents nous ont rejoints, l’un d’entre eux était Ryuta Ueda qui allait devenir le directeur artistique de Jet Set Radio. Il avait plein d’idées originales pour le monde de Panzer Dragoon et on lui doit en partie les designs plus dynamiques des boss de Zwei. »
Nous avons demandé à Kentaro s’il se souvenait de la façon dont Panzer Dragoon 1 et 2 avaient été reçus par Famitsu, le porte-étendard des magazines japonais de jeux vidéo, mais il a un trou de mémoire : « Je ne m’en souviens vraiment pas… Je crois que les notes étaient correctes » rigole-t-il – pour rappel, Panzer Dragoon Zwei obtint un très respectable 35 sur 40 (9, 8, 10 et 8) des testeurs de Famitsu en 1996. Kentaro était plus intéressé par les réactions favorables des développeurs japonais : « Même aujourd’hui, beaucoup de développeurs japonais jouent encore aux jeux Panzer Dragoon. Notre patron avait espéré de meilleures ventes que celles qu’a eues Panzer Dragoon, mais il n’a pas dû si mal marcher puisqu’on a eu le feu vert pour Zwei et Saga dans la foulée… »

Panzer Dragoon Zwei (1996, Saturn)
La seconde moitié des années 1990 marqua une sorte de passage à l’âge adulte pour les RPG et les jeux d’aventure japonais ; les développeurs les plus talentueux du pays ont alors produit les jeux les plus épiques et novateurs, révélant le plein potentiel des machines 32 et 64 bits (NdT : la rédaction rappelle à ses lecteurs que ce texte est une traduction et n’adhère pas tout le temps avec le point de vue de l’auteur). Entre 1997 et 1998, Final Fantasy VII, Panzer Dragoon Saga et The Legend of Zelda: Ocarina of Time firent part d’un secret aux possesseurs de PlayStation, de Saturn et de Nintendo 64 respectivement ; les jeux pouvaient être créés comme des films hollywoodiens et bénéficier d’une telle ambition et de productions à si grande échelle.
Mais même au sein de ce groupe d’élite, le Panzer Dragoon Saga de la Team Andromeda se démarqua en allant à l’encontre de ses contemporains. Ses caractéristiques uniques comprenaient un univers faiblement peuplé, un système de combat non conventionnel, un langage fictif et un mélange subtil de 3D temps réel et de séquences en FMV – par opposition, les combats de FF VII demeuraient classiques et le jeu reposait sur des environnements pré-rendus en 3D tandis qu’Ocarina of Time conservait les villageois amicaux typiques de la série. Une des raisons évidentes de la différence de Saga était qu’il s’agissait d’une déclinaison de Panzer 1 et 2, mais il y a plus que cela selon Yukio Futatsugi, le leader du projet de RPG Azel (NdT : Panzer Dragoon Saga est appelé Azel Panzer Dragoon au Japon).
« Après avoir créé le premier Panzer Dragoon, on a commencé à préparer Zwei et Saga en parallèle, » se rappelle Yukio. « Ishii, qui travaille maintenant chez AQ Interactive, était notre chef à ce moment-là et il nous a demandé de créer un deuxième épisode qui développerait la formule de shoot ’em up de Panzer Dragoon, ainsi qu’un troisième qui étendrait l’univers de la série. Une fois ce plan établi, on a débuté le travail sur Zwei et Saga en même temps. À la fin de la première année de développement, nous nous étions décidés sur la plupart des fondamentaux de Saga. Pendant ces douze premiers mois, nous avions défini toutes les choses importantes qui allaient définir Saga : l’histoire, les transformations du dragon baptisées dragon morphing qui remplaçaient les traditionnelles équipes d’aventuriers des RPG japonais, le système de batailles qui permettait de gagner des territoires en cas de victoire, etc. »

Hidetoshi Takeshita (programmeur), Manabu Kusunoki (réalisateur) et Yukio Futatsugi (concepteur/scénariste)
Comme la société approuva le développement de Panzer Dragoon Saga en avril 1995, SEGA peut être pardonné de n’avoir pu prévoir que la Saturn allait avoir du mal à survivre à la PlayStation et la Nintendo 64. En fin de compte, la Dreamcast allait devenir réalité à la fin 1998, faisant de Panzer Dragoon Saga l’un des derniers coups d’éclat de la Saturn plus tôt dans l’année. Pourtant, l’exubérance (ou la folie, selon les points de vue) de SEGA en 1995 allait mener au financement du plus gros projet de jeu console de l’histoire de la société jusque-là. « Sur la fin, nous avions une équipe de plus de cinquante personnes travaillant sur Saga » révèle Yukio. « Je pense que c’était une énorme production pour l’époque. Il fallut tant de monde et de temps pour produire Saga – en tout, le développement a duré deux ans et neuf mois – que tout le budget, pourtant extrêmement conséquent pour l’époque, a été dépensé. En ce sens, SEGA a ouvert la voie aux jeux à gros budget d’aujourd’hui. »
Pour la défense de SEGA, il semble que personne n’avait imaginé que le développement de Saga deviendrait si onéreux et excessif. Initialement, la Team Andromeda était séparée entre l’équipe de Zwei et celle de Saga mais à la fin, presque tout le monde était sur Saga : « Durant la première année environ, nous travaillions avec un nombre réduit de personnes », se rappelle Yukio. « Ensuite, une fois la production de Zwei terminée, nous avons transféré beaucoup d’entre eux sur Saga. Les nouvelles recrues incluaient des personnes avec de l’expérience dans les RPG, ce qui fut bien utile et nous avons ainsi grossi pour atteindre une équipe de plus de cinquante personnes. »
En plus de pomper les ressources humaines et financières de SEGA, l’histoire et la structure de Panzer Dragoon Saga continuèrent à évoluer au-delà du planning initial, laissant les développeurs devant un dilemme sur la façon de faire tenir les données du jeu sur un CD-ROM. Ou deux. Ou trois. Ou… « Je pensais bien que Saga allait être un gros jeu mais certainement pas qu’il allait réclamer quatre disques, » s’exclame Yukio. Mais ça a été le cas, et même plus. Cela a forcé l’équipe à revoir ses ambitions à la baisse pour que le jeu ne tienne que sur quatre disques : « Je me souviens comment, dans une certaine mesure, nous devions compiler toutes les données du jeu, calculer sa taille totale et modifier en conséquence certains passages. Cela a eu comme conséquence de transformer certaines des scènes les plus impressionnantes du jeu. »

Croquis d’Azel qui donne son nom à la version japonaise de Panzer Dragoon Saga (1998, Saturn)
Même le travail sur le storyboard fit l’objet de va-et-vient. « En gros, » explique Yukio, « J’ai écrit la première version de l’histoire de Panzer Dragoon Saga et j’ai discuté avec les principaux membres de l’équipe de divers points. Puis j’ai réécrit l’histoire en tenant compte de ces discussions et c’est ainsi que la version finale a pris forme ». Cependant, ce processus haché a quand même été bénéfique au produit final, inévitablement : « Un de nos graphistes, Yokota, à présent chez Q Entertainment (le studio de Tetsuya Mizuguchi à l’origine de Lumines), était convaincu qu’il fallait un design de dragons avec des trous dans l’abdomen. Comparé à cela, je pense que le look du jeu final est très mignon ! » en rigole Yukio.
En dépit de désirs d’anomalies physiologiques, raccourcir délibérément l’expérience de jeu dans Saga tout en racontant l’histoire jusqu’au bout ne fut qu’un seul des nombreux défis auxquels ont dû faire face la Team Andromeda. Il est juste de dire que la plupart des difficultés de l’équipe émanèrent d’une charmante combinaison d’inexpérience et d’ambition démesurée. « Faire Saga a été vraiment difficile », raconte Yukio, « car c’était la première expérience sur un RPG pour beaucoup d’entre nous. Pire, notre but était de faire un RPG entièrement en 3D – ce qui était inhabituel à l’époque ». La liberté de mouvement dans Panzer Dragoon Saga est un facteur crucial dans son étrange impression de réalisme. Que ce soit à dos de dragon volant à travers des canyons et au-dessus des plaines, ou à pied dans les villes, bases et camps, le joueur a toujours l’impression de faire partie intégrante d’un univers vivant (mais endormi) et peut l’explorer à l’envi. Des environnements en précalculé n’auraient jamais suffi à transmettre cette sensation ; Yukio reste convaincu que des graphismes en 3D temps réel étaient la voie à suivre, malgré les limitations techniques de la Saturn. « L’un de mes types d’endroits préférés de Saga sont les villes et la façon dont elles sont construites en 3D temps réel » confie-t-il. « Elles étaient originales et je pense que la façon dont elles furent construites était, à ce moment-là, assez novatrice. Ça n’a pas été facile de faire un tel rendu avec le hardware de la Saturn. Et si elles sont toujours si jolies aujourd’hui, c’est grâce à la richesse du style et à la vision des graphistes qui ont travaillé sur Saga. En particulier, je me souviens de Sakai, qui travaille maintenant sur la série des Phantasy Star Online, et de ses magnifiques créations… »
En plus de la représentation graphique de l’univers de Saga – qui réussit la transition parfaite entre, d’une part, probablement les meilleures scènes cinématiques en FMV sur Saturn et, d’autre part, les environnements lugubres en 3D temps réel et les personnages mystérieux créés par la Team Andromeda –, Yukio prit l’initiative de créer une langue fictive qui restera dans tous les Panzer Dragoon. « J’ai basé le langage de Panzer Dragoon sur des termes latins » explique-t-il, « mais j’ai fait en sorte que l’énonciation des mots soit très claire et nette. Ce ne fut pas si difficile et j’ai même trouvé ça carrément plaisant de construire une langue fictive… Sans doute parce que je suis un peu fou ! »
L’effet du langage irréel de Saga eut le mérite de mettre les joueurs de tous les pays sur un vrai pied d’égalité ; même les Japonais eurent besoin de sous-titres pour avoir une idée des dialogues entre les personnages. Cela ajouta également une couche d’ésotérisme supplémentaire à l’ambiance froide et lugubre de Saga. En retour, les joueurs qui persistèrent dans l’aventure eurent le sentiment privilégié d’accéder à un monde étrange et caché loin du nôtre – et le manque de succès commercial, accompagné de la pénurie d’exemplaires disponibles dans le monde, accentua accidentellement cette sensation.
Nous avons demandé à Yukio quel fut son sentiment sur cet apogée du travail de la Team Andromeda : « Ce qui s’est passé avec Saga était sans précédent, vraiment : prendre la structure d’un jeu de tir et le transformer en un RPG tout en l’emmenant, en même temps, plus loin que l’expérience [initiale de Panzer Dragoon]. Nous avancions à l’aveugle. J’en garde de bons souvenirs maintenant mais sur le moment, c’était horrible ! [rires] Je me souviens avoir pensé : « Même si on y arrive, je ne vois pas comment ça va se terminer. » Mais le jour où le travail de post-production s’est achevé, je me souviens avoir dîné dans un restaurant dans le sous-sol de la gare [à côté du QG de SEGA] avec Kusunoki et nous nous disions « Ça y est, c’est fini ! » et « La fin est en vue ! » Je n’oublierai jamais le goût de la bière ce soir-là… »
Outre le fait d’avoir terminé quelque part au paradis des chefs-d’œuvre oubliés, peu joués (et onéreux), Panzer Dragoon Saga a aussi eu une seconde vie bien concrète via son influence sur d’autres projets aussi fous par la suite. Par exemple, Yukio constate : « Une partie du staff qui s’occupait du système de caméra du jeu s’en fut travailler sur celui de Shenmue, ce qui explique pourquoi les deux sont similaires. Panzer Dragoon Saga est sorti vraiment à la fin de vie de la Saturn, donc il ne s’est pas très bien vendu et à cause de ça il n’est pas bien considéré à l’intérieur même de SEGA. C’est pourquoi l’équipe Panzer s’est dissolue. Il n’y a eu absolument aucune suggestion ou encouragement pour une éventuelle suite sur Dreamcast. Beaucoup de membres de la Team Andromeda ont été dispersés ça et là dans d’autres services de SEGA, mais ils ont fini par faire de bons jeux sur Dreamcast et Xbox, donc je pense que tout s’est vraiment passé pour le mieux. »
En ce sens, tout s’est effectivement bien goupillé. Sur d’autres points toutefois, le développement de Saga fut émaillé d’incidents et de difficultés, notamment le suicide (apparemment lié au stress) d’un membre de la Team Andromeda au milieu du projet. Malgré cette tragédie, et même si la production et la sortie de Saga a coïncidé avec une des périodes les plus humiliantes pour SEGA en tant que constructeur, Yukio Futatsugi et son équipe ont réussi à créer un jeu dont l’envoûtant écho se fait encore ressentir, un titre qui reste d’actualité et célébré (parmi ceux qui ont été suffisamment chanceux pour en posséder un exemplaire) depuis plus d’une décennie. Intemporel !