Préface du rédac’ chef (G. Verdin) : Après une chronique consacrée au portage Atari 2600 de Donkey Kong (1981), qui a eu un côté prémonitoire involontaire avec le retour inattendu de Garry Kitchen et de ses anciens acolytes sur la console qui les a fait connaître, on aimerait espérer qu’il en soit de même avec la nouvelle traduction que nous propose sseb22… Indissociable du cinéma, le studio LucasArts ne s’est pourtant pas fait uniquement connaître avec des jeux Star Wars ou Indiana Jones, loin de là, mais il n’est donc pas si surprenant, à l’inverse, qu’il ait été envisagé d’adapter en film sa licence originale la plus emblématique, Monkey Island. Néanmoins, il faut rappeler qu’avant le succès des Pirates des Caraïbes au début des années 2000, il a longtemps régné à Hollywood une superstition vis-à-vis des films de pirates, à la suite des échecs commerciaux des films de Roman Polanski et Renny Harlin entre autres. Avant de vous laisser découvrir cette histoire, je tiens à préciser que l’article original ne comportant que trois illustrations en tout et pour tout, je me suis permis d’en ajouter quelques-unes pour égayer.
Les secrets derrière le film « Curse of Monkey Island » annulé
Dans les coulisses de la collaboration Lucasfilm/LucasArts tant espérée
Par Jack Yarwood, publié sur Polygon le 21 février 2021
Au cours de son existence qui dura presque 50 ans, plusieurs projets notables sont restés sur le carreau au studio Lucasfilm – que ce soit des jeux vidéo comme Star Wars 1313, Project Ragtag, Star Wars: First Assault ou des films comme la postlogie originelle de George Lucas. Dans ce cimetière de projets rejetés et oubliés, vous trouverez l’histoire de The Curse of Monkey Island, un film d’animation jamais mis en production portant le nom du troisième épisode de la populaire série de jeux vidéo. Il s’agissait non seulement d’une tentative de transposer les jeux Monkey Island à l’écran mais aussi d’une des premières tentatives de Lucasfilm et d’Industrial Light & Magic d’entrer dans le monde des films en images de synthèse (ce qu’ILM ne fera qu’en 2011 avec Rango). Il y avait également de grands noms du cinéma attachés à ce projet, notamment Steven Spielberg en tant que producteur.
Lucasfilm n’a jamais dévoilé beaucoup de détails concernant le film depuis son annulation en 2001, date à laquelle la société a fermé le département des fictions numériques (digital story department) d’ILM, la branche qui travaillait sur le projet. Mais cela n’a pas empêché les gens de spéculer sur son sort – une rumeur persistante racontant que le projet s’est finalement transformé en Curse of the Black Pearl (2003), le premier film de la franchise Pirates des Caraïbes.
Lucasfilm n’a jamais confirmé publiquement l’existence du film Monkey Island avant 2011. C’est à ce moment que la compilation Monkey Island Special Edition Collection est sortie, contenant des storyboards du film que le chef du projet, Craig Derrick, avait retrouvés et approuvés.
Dans les années qui ont suivi, de nombreuses questions sont restées en suspens. Qui était impliqué ? À quel point le projet était avancé ? Pourquoi a-t-il été annulé ? Nous avons été récemment en contact avec le réalisateur de cette ébauche oubliée depuis longtemps, David Carson, qui n’avait jamais commenté publiquement sa contribution jusqu’ici. Carson a été graphiste à ILM pendant de nombreuses années, travaillant sur des films comme Star Wars: Return of the Jedi, The Goonies et Jurassic Park, avant d’entrer dans le département des fictions numériques avec pour tâche de développer des concepts et synopsis pour des créations en images de synthèse à la fin des années 1990. Avec d’anciens membres d’ILM, il nous donne un nouvel éclairage sur ce qu’il s’est passé avec le film Monkey Island.
Frankenstein et le Loup-garou
Quand Carson parle de Monkey Island, il débute en fait avec l’histoire d’un autre projet ILM annulé : Frankenstein and the Wolfman.
Pixar a initialement été créé comme un groupe au sein de la division infographie de Lucasfilm ; ce groupe a pris son indépendance début 1986 et est devenu une société à part entière. Carson, qui travaillait alors comme directeur artistique des effets visuels, raconte que Lucasfilm estimait avoir atteint ce qu’il était possible de faire avec cette division et voulait se concentrer sur ses propres projets cinématographiques ainsi que sur sa célèbre compagnie d’effets spéciaux, ILM. À cette époque, ILM travaillait habituellement avec des matériaux tangibles comme du plastique, du caoutchouc et du polystyrène afin de réaliser ses effets pour les films, mais à l’amorce des années 1990, la société commença à expérimenter de plus en plus avec les ordinateurs, devenant les pionniers des effets numériques pour des films tels que Abyss, Terminator 2 et Jurassic Park. Malgré ces succès, les pontes d’ILM nourrissaient des craintes sur la façon dont les effets spéciaux numériques allaient influer sur l’industrie des effets visuels.
« Doug Norby, le président de Lucasfilm, avait peur de ce qui pourrait se passer si les ordinateurs étaient de plus en plus utilisés pour créer des effets visuels » nous dit Carson. « Les ordinateurs devenaient toujours plus puissants et moins chers. Il craignait un futur dans lequel de petits groupes de personnes avec peu de moyens financiers pourraient utiliser des ordinateurs pour créer des effets similaires à ceux qu’ILM produisait mais avec moindre coût. Et il craignait que les studios ne les engagent, eux. »
Puis, en 1995, il y eut Toy Story. Quand le film de Pixar à propos de jouets conscients devint un succès critique et commercial, beaucoup des concurrents de Lucasfilm se dépêchèrent de développer leurs propres projets d’animation en image de synthèse pour capitaliser sur cette nouveauté en matière d’effets numériques. Ne voulant pas s’en laisser compter, Jim Morris, alors président d’ILM, mit sur pied une équipe de huit personnes pour concevoir des idées de longs métrages en images de synthèse. Le plan était qu’ILM développe des concepts pour des films d’animation et offre ensuite ses services à d’autres studios pour les aider à les concrétiser. Selon Carson, c’était une voie apte à diversifier la société et à se protéger contre l’érosion potentielle du marché des effets visuels.
Le premier résultat fut Frankenstein and the Wolfman, une collaboration entre ILM et Universal espérant faire revivre les propriétés intellectuelles des années 1930 de la major. Il y avait deux réalisateurs : Carson était le coréalisateur pour ILM et le président d’Universal Pictures, Casey Silver, avait sélectionné Brent Maddock, scénariste de Tremors (1990), pour les représenter. Durant plusieurs années, l’équipe produisit de multiple scripts ainsi que des animatiques (NdT : des aperçus en images de synthèse mais techniquement très simples de l’animation finale) et des artworks par les personnes qui allaient plus tard être impliquées dans le film adaptant Monkey Island. Mais le parcours de Frankenstein and the Wolfman fut stoppé avant de pouvoir atteindre le grand écran, le principal problème étant d’obtenir la validation d’Universal.
Pendant le développement du projet, il y eut une grande réorganisation à Universal, Silver démissionnant après l’échec au box-office de Babe, le cochon dans la ville (1998). Les nouveaux dirigeants s’occupant de la production ont alors conduit un audit du projet ayant pour conclusion le retrait de Maddock car son script, coécrit avec son compère sur Tremors, était « trop sombre ».
Universal autorisa ILM à choisir le remplaçant de Maddock et le superviseur de l’animation du projet qui travaillait chez ILM fut choisi, en la personne de Tom Bertino. Carson et Bertino continuèrent à travailler sur Frankenstein and the Wolfman pendant que le réalisateur et scénariste de La Momie (1999), Stephen Sommers, vint écrire un synopsis avant de commencer la production du Retour de la Momie (2001). Cependant, Sommers allait vite être trop pris par ce dernier film et, durant le hiatus qui s’ensuivit, Carson demanda à partir, laissant le projet aux mains de son coréalisateur, Bertino.
« Je n’avais aucun retour d’Universal », dit Carson. « Nous avions des tournages en cours. Nous avions des modèles des créatures en cours et personne à qui les montrer, personne de qui obtenir le moindre feu vert et une sensation que tout pouvait être refusé plus tard. Je pensais que le film nécessitait quelqu’un de vraiment aux commandes et qui avait la possibilité de prendre des décisions. Et je n’avais pas l’impression que c’était mon cas. »
« J’ai rencontré Stephen Sommers une ou deux fois » nous raconte Tony Stacchi, storyboarder sur Frankenstein and the Wolfman et Monkey Island chez ILM. « Il avait une vision très différente. Il est arrivé et nous donna ses idées. Mais aucune d’entre elles ne cadrait avec ce que Dave voulait faire. Il était très sympa mais voulait vraiment moderniser le mythe et ne pas être bridé par les vieilleries d’Universal. […] Donc [Universal] cherchait quelqu’un pour reprendre le flambeau, avancer et se l’approprier. Je pense qu’il n’était pas intéressé avant d’avoir fini [Le Retour de la Momie]. »
Le départ de Carson se révéla être le dernier clou dans le cercueil de Frankenstein and the Wolfman qui a été annulé seulement quelques mois plus tard. Mais ILM n’en avait pas encore fini avec les longs métrages d’animation.
Guybrush Threepwood, puissant pirate
Peu de temps après avoir quitté le projet Frankenstein en 1999, Carson était en week-end avec Neal, son fils de 15 ans, pour la fête du 4 juillet. En montagne, près de Clear Lake au nord de la Californie, la conversation s’orienta vers leur amour commun des jeux d’aventure de LucasArts. L’un des avantages de travailler chez ILM à l’époque était que Carson pouvait avoir de grosses réductions sur les derniers jeux LucasArts et il jouait donc souvent à leurs point and click avec ses enfants quand ils étaient petits.
Pendant cette conversation, Carson demanda à son fils s’il pensait que Monkey Island ferait un bon film et son fils répondit avec un oui enthousiaste. Puis, un peu plus d’une semaine plus tard, Carson se trouvait dans le bureau de Morris à ILM lui parlant de son idée de film avec du grog, des fantômes et les aventures d’un aspirant pirate appelé Guybrush Threepwood. Morris ne connaissait pas bien les jeux mais il lui suggéra de soumettre cette idée à Amblin Entertainment, la société de production de Steven Spielberg.
Le synopsis original que Carson a écrit pour le film était, grosso modo, une adaptation du premier jeu, le Secret of Monkey Island de 1990, avec quelques changements à l’intrigue par-ci, par-là. L’une des versions démarre, par exemple, avec une nouvelle scène dans laquelle Guybrush, décrit comme ayant « vingt ans, tout au plus », tombe sur un pirate local dans un marché. Après une brève conversation dans laquelle Guybrush lui dit espérer devenir un puissant pirate, l’autre lui parle de l’île de Mêlée et lui indique un bateau de marchandises pouvant le prendre en stop. La scène d’introduction est écrite de la façon suivante :
Avec une vue aérienne, nous voyons le bateau se diriger vers des eaux plus profondes et des vagues plus grosses. Le thème musical de Monkey Island démarre et le générique défile. Dans une série de plans coupés, le petit navire progresse vers l’île de Mêlée et, dans le plan final, nous voyons le bateau de marchandise s’éloigner d’une plage de sable au crépuscule. Sur le rivage, Guybrush salue un équipage indifférent. Il se retourne et commence à avancer sur un chemin tortueux et escarpé pour remonter des falaises. La nuit est complètement tombée lorsque l’on revient vers un plan général de l’île de Mêlée et que la musique se termine.
La scène suivante enchaîne sur le début du premier jeu avec Guybrush, debout sur les falaises donnant sur l’île de Mêlée, rencontrant une vieille vigie qui lui donne la direction du SCUMM Bar.
Parmi les autres changements par rapport au jeu dans cette version du script, les trois épreuves que Guybrush doit réussir pour devenir pirate passent à juste une seule. De plus, les échauffourées avec les pirates locaux sur l’île de Mêlée sont condensées en un seul combat contre l’équipage de squelettes morts-vivants du méchant, LeChuck. Le crâne parlant Murray fait une apparition alors qu’il ne fut introduit dans les jeux que durant l’ouverture du troisième. Il intervient dans le dernier acte du script où il collabore avec Herman Toothrot, un ermite échoué par hasard sur l’île, et une bande de singes sauvages pour secourir Guybrush qui va être jeté du vaisseau de LeChuck dans une rivière de lave.
Après que Carson eut fini d’écrire ce premier synopsis, Patty Blau, maintenant à la tête des films en images de synthèse chez ILM, l’associa avec un duo de jeunes scénaristes, Corey Rosen et Scott Leberecht. Rosen était infographiste à ILM et Leberecht, directeur artistique, mais ils étaient aussi tous les deux cinéastes sur leur temps libre, produisant des films pour des festivals ainsi que de courtes comédies d’animation comme The Spirit of Spawn (1997). Ils écrivirent un autre synopsis du film pour le soumettre à Spielberg et furent nommés scénaristes sur le projet.
Le nouveau synopsis s’écartait encore plus du jeu. Guybrush est ici à la recherche du trésor de Monkey Island afin de payer sa cotisation syndicale et devenir ainsi un puissant pirate. En sortant du SCUMM Bar, il tombe sur Elaine Marley sur les docks de l’île de Mêlée et ils commencent à discuter. Elaine est en train de se préparer pour partir à la recherche de son frère Kitt qui a fait naufrage sur Monkey Island et Guybrush a besoin d’un navire pour l’y emmener. Marley refuse au début mais des hommes de main de LeChuck apparaissent. Ce dernier a suivi Elaine afin d’en faire son épouse mort-vivante. Ils réussissent à s’échapper et le reste du film suit l’exploration de Monkey Island par Guybrush et Elaine qui échappent à LeChuck et son équipage. Ils retrouvent Kitt parmi une tribu de singes, Elaine est kidnappée et Guybrush défait LeChuck, l’aspergeant de lave en fusion. C’est ce script qu’ILM présenta à Spielberg.
« On a pris l’avion pour Amblin avec Patty Blau et on a rencontré Steven », dit Carson. « La première chose qu’il m’a dite a été : “J’ai dit à George il y a des années qu’il devrait faire un film à partir de Monkey Island” donc je savais que l’entretien allait bien se passer. Après [ça], Steven nous a suggéré que Patty rencontre deux des producteurs d’Amblin pour voir si on pouvait faire quelque chose ensemble ».
« La réunion s’est finie de la meilleure façon possible », dit Rosen. « On s’est serrés la main, signe de “Il n’y a plus qu’à faire le film”. J’entends encore parfaitement Dave Carson me dire, alors qu’on montait dans la voiture : “Et voilà, on connaît maintenant le paroxysme de nos carrières. On ne connaîtra jamais rien de mieux que Spielberg nous serrant la main !” ».
À propos des voix qu’il avait en tête pour les personnages, Carson répond : « Nous étions loin de l’étape de choix des comédiens de doublage sur Monkey mais j’aurais absolument fait faire une audition à ceux qui doublaient les personnages dans les jeux ». Il aurait alors été question de Dominic Armato et Earl Boen qui ont respectivement doublé Guybrush et LeChuck dans The Curse of Monkey Island (1997), le premier jeu Monkey Island avec du doublage.
Tracer une nouvelle trajectoire
L’intrigue changea significativement à mesure que le projet avançait, Carson et les deux scénaristes travaillant avec le reste du département des fictions numériques sur le synopsis. Ce groupe de travail incluait Steve Purcell, le créateur de la série de jeux d’aventure Sam & Max qui était aussi un dessinateur spécialisé dans les arrière-plans et collaborateur sur les deux premiers Monkey Island, ainsi que des storyboarders comme Delia Gosman, Garett Sheldrew et Tony Stacchi. C’est à ce moment-là que d’autres employés de LucasArts commencèrent à entendre parler d’un film Monkey Island.
« La première fois que j’en ai entendu parler est quand j’ai vu des inconnus dans le bureau de Sean Clark et Mike Stemmle », raconte Bill Tiller, dessinateur d’arrière-plans sur le jeu The Curse of Monkey Island. « Ils étaient alors en train de travailler sur Escape from Monkey Island. J’imagine que la direction s’est dit qu’il fallait demander conseil. Mais je ne sais pas pourquoi ils n’ont pas demandé à voir Larry Ahern [co-chef de projet et directeur artistique sur The Curse of Monkey Island] et moi. » En fait, ILM n’a tenu qu’une seule réunion avec LucasArts.
« Malheureusement, je n’ai que des souvenirs vagues et ténus de rumeurs concernant un film Monkey Island à ILM », explique Mike Stemmle, le coréalisateur d’Escape from Monkey Island. « J’aurais même du mal à vous dire quand j’ai entendu de telles rumeurs. Mais je me souviens effectivement avoir vu des concept arts de Steve Purcell à un moment donné mais c’est à peu près tout ».
« Rétrospectivement, il aurait dû y avoir beaucoup plus d’interactions » dit Rosen à propos des relations entre son équipe et les développeurs de chez LucasArts. « Ils connaissent ce monde. Ils adorent ce monde. Ils sont profondément impliqués dans Monkey Island et nous ne sommes que des gars de Hollywood. Des cons. Nous prenions leur idée pour en faire un film et nous ne les incluions même pas dans le projet. C’était stupide. Ce n’est pas comme ça qu’on devrait faire les choses. On utilisait le matériau d’origine et on avait accès à ces personnes. C’est idiot qu’on ne l’ait pas fait ».
La connexion majeure qu’ils ont utilisée, tout de même, était Purcell et cela s’avéra important. Purcell travailla étroitement avec Tony Stacchi tout au long du développement de Monkey Island, lui donnant des éclairages sur les jeux.
« Je pense que Steve Purcell finit par en avoir un peu marre de moi car je disais toujours que je ne jouais pas du tout aux jeux vidéo mais que j’adorais les pirates » dit Stacchi. « J’aime Defoe et Robert Louis Stevenson donc les pirates m’intéressaient vraiment beaucoup. […] Cependant, tout ce que j’apprenais et que je lisais, ainsi que le peu du jeu auquel j’ai joué, me paraissait super intelligent, parvenant à digérer toutes les références ».
Avec ce groupe, le film se transforma en une histoire originale à propos de l’antagoniste LeChuck essayant d’unifier tous les pirates, vivants et morts, sous une seule terrifiante bannière. Dans cette version de l’histoire, Guybrush est décrit comme un pêcheur vivant avec Sam, son singe de compagnie. Tout comme les précédents scripts, son rêve est de devenir un puissant pirate donc quand LeChuck arrive au SCUMM Bar pour en recruter comme équipage pour son navire, Guybrush se porte volontaire et devient accidentellement mêlé à une histoire incluant des singes danseurs, des rituels sanguinaires et des armadas de pirates.
« L’histoire a commencé à prendre une différente tournure » nous dit Rosen. « Elle s’est plus centrée autour d’une équipe, d’un gang de pirates que Guybrush recrute […] et donc moins d’une aventure solo. Notre script original, c’était, en gros, Guybrush et Elaine partant pour un voyage avec LeChuck [comme méchant de l’histoire]. C’était vraiment simplifié ; c’était comme À la poursuite du Diamant Vert (1982). [La nouvelle histoire] impliquait un jeune et stupide Guybrush Threepwood voulant devenir pirate sans vraiment savoir ce que ça veut dire. Donc notre très profonde analyse fut : “Qu’est-ce que ça veut dire de devenir pirate ?” Guybrush a cette image très fun de la piraterie [mais alors] il croise la route de LeChuck qui est en fait un pirate… démon. »
« C’est cette partie de l’histoire qui m’a parlé : celle d’un personnage borné qui veut vraiment quelque chose » explique Stacchi. « C’est ce que j’en ai tiré. Et quand vous lisez le livre de Defoe sur les pirates, c’est ce qu’on y trouve, en substance. Il y a toutes ces histoires intéressantes de types, de vrais malfrats, qui deviennent des pirates mais il y a aussi des histoires de nobles qui le deviennent [aussi]. Et Guybrush, c’est un peu ça mais en version fun et cartoonesque ».
Pirates des Caraïbes Connection
Deux des mythes les plus répandus sur le film Monkey Island sont que, d’une part, Ted Elliott et Terry Rossio étaient scénaristes sur le projet et, d’autre part, qu’ils ont ensuite recyclé beaucoup des éléments du film annulé pour leurs films Pirates des Caraïbes. La vérité, cependant, est bien plus alambiquée.
Alors que le département des fictions numériques mettait la dernière touche à la troisième version de l’histoire, l’une des productrices d’ILM, Kim Bromley, a commencé à organiser une série d’interviews/déjeuners dans lesquels elle invitait divers professionnels de toute l’industrie du film. Les employés d’ILM pouvaient y assister et poser des questions. Les invités avaient ensuite souvent droit à un tour des bureaux. Selon Carson et Rosen, Terry Rossio et Ted Elliott avaient fait partie des gens qui ont visité le studio à cette occasion. Amblin avait aidé à organiser cette visite, espérant que les deux scénaristes seraient alors enclins à travailler sur un nouveau script pour le projet.
« Ils ont fait le tour d’ILM et sont venus dans les bureaux du groupe travaillant sur l’histoire » raconte Carson. « Nous avons parlé avec eux des films qu’ils ont écrits et nous leur avons montré les artworks sur lesquels nous étions en train de travailler pour Monkey Island. Ce que l’on ignorait alors était que Ted et Terry développaient eux-mêmes un scénario pour Disney basé sur l’attraction Pirates des Caraïbes à Disneyland. Ils n’étaient pas les premiers à s’y frotter. Disney avait, plusieurs fois dans le passé, confié cette tâche à des auteurs mais aucun n’était parvenu à pondre un script que le studio voulait produire. »
Tony Stacchi d’ajouter : « On leur a pitché Monkey Island qui disposait d’artworks pour chaque séquence et donc pour tous les moments forts. […] Tout ce dont je me souviens est qu’ils ont répondu quelque chose comme “Écoutez, vous aimez les films de pirates, on aime les films de pirates, personne à Hollywood ne va faire de film sur les pirates”. […] Plus tard, [quand Pirates des Caraïbes a été annoncé], je me souviens en avoir discuté avec Jim Morris et lui dire : “Hé ! Ces mecs sont en train de faire un film sur des pirates alors qu’ils nous avaient dit que personne n’en ferait un”. Et Jim m’a répondu : “Ouais, et c’est nous qui faisons tous les effets spéciaux donc c’est gagnant-gagnant” ». ILM a ensuite gagné l’Oscar des meilleurs effets visuels pour Pirates des Caraïbes : Le Secret du Coffre Maudit en 2006.
Sur Internet, certaines personnes ont interprété cette réunion de présentation comme une preuve que les scénaristes de Pirates des Caraïbes étaient impliqués dans le projet Monkey Island. Mais c’est tout simplement faux. Le duo de scénaristes a cependant été, depuis, bombardé de questions sur cette connexion par des fans mettant en avant les ressemblances entre ces films et les jeux. Le duo a toujours nié, arguant que ces similarités ne sont que pures coïncidences. Par exemple, en août 2006, Ted Elliott a répondu à une question sur leur site, Wordplay, demandant s’ils avaient déjà joué aux jeux Monkey Island, par un post intitulé « Non » :
Mais le jeu Monkey Island n’était-il pas lui-même inspiré de l’attraction Pirates des Caraïbes ? Je me souviens, après que le premier film fut sorti, que quelqu’un nous avait accusé d’avoir plagié la séquence des « prisonniers appelant le chien avec des clés » du jeu.
Terry Rossio ajouta son grain de sel peu après, répondant à d’autres comparaisons que des gens faisaient entre la dame vaudou de Monkey Island et Tia Dalma, un personnage introduit dans le deuxième Pirates des Caraïbes :
Ouah, que les gens sont étranges.
J’ai lu une partie des posts faits par des gens qui sont familiers du jeu (je n’y ai pas joué mais, en même temps, je n’ai joué à AUCUN jeu vidéo… Je n’ai jamais passé la première énigme de Myst).
Bref, dans plusieurs de ces posts, les gens disent des trucs comme : « Ouah, regardez la dame vaudou, elle est tellement ressemblante, elle est tirée directement du jeu ».
Il semble que, d’après ce que je sais, le seul point commun entre les deux personnages est qu’elles sont toutes les deux des dames vaudou. En fait, je me suis toujours senti un peu coupable avec ce personnage – comme ce qu’a ressenti Stephen King à propos de Mère Abigail dans Le Fléau, à écrire une sorte de personnage noir mystique du Sud standard, une reine gitane, une dame des marécages, une reine vaudou… Le personnage m’a toujours semblé un peu « générique » (mais nous avons essayé de la rendre aussi unique que possible).
Bref, qui aurait imaginé qu’inventer un personnage de dame vaudou dans un film de pirates aurait amené des dizaines de personnes à penser qu’on l’a volée d’ailleurs ?
J’étais sur le point d’écrire un film d’horreur avec un personnage de sorcière mais maintenant, je me pose des questions…
Malgré ces réfutations, la rumeur ne s’est jamais tue, surtout avec des fans et même d’anciens membres de LucasArts qui en remettent une couche dès qu’ils parlent du film annulé de Monkey Island. Quand on lui demande ce qu’il en pense, Carson est clair sur le fait qu’il ne croit pas que la visite des scénaristes dans les studios ait eu une grande influence sur Pirates des Caraïbes ou son futur succès en tant que franchise cinématographique. Au contraire, il souligne le fait qu’il admire le travail des deux scénaristes et ce qu’ils ont accompli avec le personnage de Jack Sparrow avant de parler de sa joie de les avoir rencontrés et combien leurs conseils ont été précieux pour apprendre les bases de l’écriture de scénario et la structuration d’histoire.
« Leur site web à l’époque – nous apprenions tout ce qu’on pouvait sur la structure dramaturgique » explique Carson, « je me souviens que je le lisais constamment. J’aimais ce qu’ils avaient à dire et j’ai adoré les rencontrer. » Il enchaîne en paraphrasant Elliott : « Je ne pense pas non plus que ce soit important. Les jeux étaient inspirés de l’attraction donc si un film basé sur cette attraction est inspiré par les jeux, c’est juste rigolo. »
Tony Stacchi est d’accord : « La base de l’inspiration de toutes ces œuvres, ce sont quelques personnes qui aimaient vraiment les vieux films de pirates. Et tout ce beau monde a été influencé par une curieuse attraction de Disneyland qui mélange des pirates morts-vivants avec de vrais pirates et des squelettes, et ce n’était que ce drôle de truc. On partait tous du même endroit et, honnêtement, n’importe quel écrivain qui commence à travailler sur un film de pirates […] avec toutes ces thématiques de cession de son nom, de son âme, ce genre d’histoires est déjà dans les livres, donc on va forcément finir par inventer des choses similaires. »
Combines de singe
LucasArts sortit les storyboards de cette version plus tardive du film en 2011 dans le cadre de la compilation Monkey Island Special Edition Collection, réunissant les remakes modernes des deux premiers jeux Monkey Island. Ces storyboards montraient surtout des dessins de Tony Stacchi et Steve Purcell avec des éléments additionnels de Garett Sheldrew, Delia Gosman et David Carson. Mais en arriver à cette structure de l’histoire a été difficile pour l’équipe.
« [Développer l’histoire jusque là] n’a pas été sans accroc » évoque Carson. « La construction d’une histoire apporte souvent son lot de divergences et il était rare qu’on veuille tous aller dans la même direction. Mais au bout du compte, on est arrivé à obtenir une histoire faisant office de bon point de départ. Le personnage principal [Guybrush Threepwood] était l’un des plus gros défis. S’il constitue un excellent avatar pour le joueur, c’était plus difficile de cerner qui il était en tant que héros d’un film [parce qu’il n’est pas vraiment héroïque et une grande partie de son vécu reste inexplorée]. »
Mais au-delà des problèmes d’adaptation, il y avait des affaires plus préoccupantes. Parmi elles, il y a eu la deuxième réunion avec Spielberg. Jim Morris, Patty Blau, Rosen et Tom Bertino (qui devait jouer le rôle de superviseur de l’animation) y étaient tous présents.
« La première réunion était de relativement petite envergure mais maintenant Steven voulait monter d’un cran… [imaginez] une table de conférence d’une longueur cartoonesque aux bouts de laquelle sont assis Steven d’un côté et Tom Bertino de l’autre » se souvient Rosen. « Ce qui est marrant avec les réunions à Hollywood et les projets créatifs quand quelqu’un a des idées est que ça se passe à peu près comme ça : “Oh, j’ai une super idée !” et le comité se rassemble. Et soudain, alors que tout le monde était d’accord à son sujet, l’histoire devient : “Et si on changeait le personnage principal par un singe ?” »
« Nous nous sommes donc réunis dans le bureau de Steven et la première chose qu’il a dite est qu’on ne devrait pas avoir des personnages principaux humains » raconte Carson. « Au lieu de ça, il suggéra que nous fassions un film à propos des singes de Monkey Island. Tout le monde hocha de la tête mais mon cœur s’arrêta net. De quoi, pardon ? On avait travaillé pendant des semaines sur une histoire basée sur le charme et l’humour des jeux et Steven voulait tout jeter à la poubelle et faire une histoire sur des singes ? J’étais totalement abasourdi. »
« La semaine suivante, je me suis entretenu avec Jim à ILM et lui ai dit que je ne savais pas où aller avec le projet » poursuit Carson. « Je n’avais pas de script dans lequel les personnages principaux sont les singes et je ne pouvais pas croire que Steven serait amené à financer un tel film. Ce qui est sûr, c’est que les gens venant voir le film par amour pour les jeux seraient déçus. Et il était clair que Steven n’était pas prêt à financer un film basé sur l’histoire qu’on avait à ce moment-là. »
Morris dit à Carson de continuer à améliorer et développer le synopsis actuel, voyant bien que le réalisateur n’était pas enclin à suivre les suggestions de Spielberg mais le projet s’est rapidement essoufflé. Le département des fictions numériques a continué à travailler dessus, concevoir des artworks et Rosen finit son scénario mais la production n’a jamais débuté. À la place, ILM a mis le projet de côté en attendant des financements et l’équipe s’est mis à penser à d’autres idées.
« L’histoire [de Monkey Island] était en place donc on avait quartier libre pour laisser fuser d’autres idées » dit Rosen. « J’avais pensé à un film de braquage que j’ai pitché aux autres et j’avais même conçu une belle présentation. On avait un projet Tintin. On n’avait que l’embarras du choix. »
« On est tombé dans une espèce de routine » explique Carson. « On développait des idées pour de potentielles histoires [de divers longs-métrages animés] et on en discutait entre nous une fois par semaine. On étoffait les meilleures en ajoutant des détails et en dessinant des artworks et, une fois par mois, celles-ci étaient présentées au « groupe de conseil narratif ». Je pense qu’on avait un certain nombre d’histoires prometteuses. J’ai notamment travaillé sur une histoire basée sur les Mille et Une Nuits. Une autre impliquait des rats s’échappant d’un laboratoire qui en rencontrent d’autres vivant dans les rues de New York. Quelqu’un avait eu l’idée d’une histoire inspirée par le conte Les cinq frères chinois. J’ai même présenté Une Princesse de Mars comme idée potentielle. On pourrait tirer un film de n’importe quelle de ces idées mais aucune d’entre elles n’a fait l’unanimité dans le groupe de conseil. »
« J’aime à penser que ça n’a pas été le projet [en lui-même] qui ne s’est pas fait » dit Stacchi. « Je pense que c’est juste qu’il n’a pas été possible de déterminer qui allait payer ! Je pense que George Lucas et Jim Morris étaient tout à fait prêts à faire un prix correct à quiconque souhaitant financer le film, ne serait-ce que pour mettre un pied dans le monde de la production des films en images de synthèse, mais c’était juste trop risqué. »
En 2001, le département des fictions numériques a été démantelé et la production des longs métrages en images de synthèse a continué dans un nouveau département appelé LFL Animation (Lucasfilm Ltd. Animation). Certains sont allés travailler pour ce département mais beaucoup d’autres sont allés poursuivre d’autres opportunités. Parmi eux se trouve Carson qui a quitté Lucasfilm et ILM pour saisir la chance de travailler comme directeur artistique sur plusieurs jeux James Bond chez Electronic Arts. LFL Animation continua à produire des films jusqu’en 2005 mais le film Curse of the Monkey Island est lentement devenu une légende parmi les fans du jeu.
Six ans plus tard, ILM a finalement sorti son premier film en images de synthèse, Rango (2011), en collaboration avec plusieurs autres studios. Ironiquement, c’est le réalisateur de la série des Pirates des Caraïbes, Gore Verbinski, qui était à la barre de Rango.
Malgré le temps qui passe, beaucoup des personnes impliquées dans le projet Monkey Island et même celles qui ont travaillé sur les jeux chez LucasArts disent regretter que le film n’a jamais pu se faire et attirer ainsi un nouveau public. Mais ce n’est pas faute d’avoir essayé.
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