Préface du rédac’ chef (G. Verdin) : J’avoue avoir de plus en plus de mal à trouver des idées de chroniques. J’ai pensé récemment à faire quelque chose sur THQ, mais je n’ai pas encore eu le temps de faire les recherches nécessaires. C’est pourquoi j’étais bien content que notre membre Yves Breem, qui a co-animé le podcast sur l’Histoire de Joypad à ma place, m’en propose une version écrite. Il avait bien évidemment préparé en amont un historique basé sur ses travaux de longue haleine – il épluche depuis des années la presse du jeu vidéo – mais a pu l’enrichir et le corriger grâce aux découvertes et anecdotes entendues pendant l’émission. Il ne me reste plus qu’à vous en souhaiter une bonne lecture, et à espérer que d’autres membres, comme lui ou sseb22, me proposent à leur tour des chroniques pour le Mag.
La création : Joypad, version console de Joystick
Joypad est le pendant consoles de Joystick, magazine hebdomadaire lancé en 1988. Très orienté micro-ordinateurs, Joystick est un magazine qui marche à merveille. Avec le succès, il devient un mensuel en janvier 1990, intégrant désormais une rubrique consoles. Le succès de cette rubrique augmentant, elle devient un cahier détachable en juin 1990 nommé consoles magazine puis consoles news, et dirigé par Jean-Marc Demoly (J’M Destroy).
Estimant que les consoles sont trop à l’étroit dans Joystick, l’éditeur Giga Press (qui deviendra Challenge) décide de donner la parole aux consoles dans un magazine dédié : c’est la naissance de Joypad, lancé en octobre 1991. Le magazine est dirigé par Alain Huyghues-Lacour alias AHL (ancien rédacteur en chef de Joystick) en collaboration avec J’M Destroy, qui continuera en parallèle à diriger la rubrique consoles de Joystick jusqu’à sa disparition en 1993.
Les débuts d’une équipe passionnée de jeux consoles
Comme tous les magazines de l’époque, Joypad se concentre majoritairement sur les news, les tests (import et export mélangé, avec note en pourcentage) et les astuces mais aussi fait la part belle à l’arcade (rubrique Joypolis). Il reprend la pratique du double testeur mais introduit le système des points forts/points faibles, idée largement reprise par la suite.
L’équipe de base est montée en trois mois, composé de jeunes ayant parfois à peine 16 ans : Jean-François Morisse (TSR), Grégoire Hellot (Greg, le spécialiste Japon), Nourdine Nini (Trazom) et Olivier Prézeau (en parallèle professeur de chimie). AHL engage une équipe de passionnés de jeux vidéo, n’ayant pas fait d’études de journalisme. Ils ne sont pas foncièrement de bons joueurs mais savent retranscrire leur passion avec des mots. Cette petite équipe, suffisante pour couvrir toute l’actualité de l’époque, restera la même pendant de nombreuses années. Elle est accompagnée de très nombreux maquettistes, la chaîne de production étant clairement segmentée à l’époque (la rédaction ne s’occupe jamais de la maquette).
Dans les années 90, la manière de travailler est très artisanale, sans aucune instantanéité. Les photos sont prises par appareil argentique, avec deux jours d’attente pour vérifier leur qualité (les cartes d’acquisition n’arriveront qu’à la fin de la décennie). Les solutions de jeu sont ainsi complexes à réaliser car elles sont faites sous forme de frise (montage de photogrammes).
Hachette-Disney Presse (HDP) rachète alors Challenge en 1993. S’ensuit le départ du rédacteur en chef AHL qui part pour Consoles +. J’M Destroy quitte également le magazine au même moment. Une partie du reste de l’équipe, toujours de petite taille, travaillera désormais en parallèle sur les autres publications de l’éditeur (Joystick, Super Power, Mega Force, puis plus tard Playstation Magazine), une pratique qui perdurera pendant toute l’époque HDP. Après le passage pendant un an de Robert Barbe (Robby, ancien rédacteur en chef d’Amstrad 100%) comme rédacteur en chef, TSR reprend le poste en septembre 1994.
La nouvelle formule d’Hachette-Disney : un magazine qui prend de l’ampleur
Avec le nouvel éditeur, Joypad lance sa propre rubrique import Joypad International (pendant un temps en cahier détachable), dirigé entre 1995 et 2000 par François Hermellin (Banana San, correspondant permanent au Japon, toute la rubrique se faisant via courrier postal à l’époque). Sous la houlette de Greg et d’Olivier Fallaix (futur rédacteur en chef d’Animeland), le magazine s’ouvre à la culture geek, concentrée sur les animés/mangas et sur les comics. Il utilise aussi des sources d’information peu communes pour l’époque : des articles sur les jeux vidéo tirés de la presse généraliste (revue de presse en 1994-1995), et les informations du net dès 1995 (profitant des premières vidéos postées sur les sites américains comme IGN…).
En 1996, Joypad commence à prendre une autre dimension et l’équipe rédactionnelle s’agrandit. Alors qu’Olivier Prézeau quitte le magazine, Olivier Scamps (Iggy de Player One) est nommé directeur de rédaction. Gregory Szriftgiser (RaHaN) et Kendy Ty arrivent la même année, suivis de Jean Santoni (Willow), Christophe Delpierre (Chris, ex Player One) et Julien Chièze (Gollum) en 1997, François Tarrain (Elwood, également ancien de Player One) en 1998 et Karine Nitkiewicz (première femme de la rédaction) en 1999. C’est en septembre 1997 qu’est lancée une nouvelle formule plus graphique.
Joypad se vend très bien à l’époque, deuxième magazine consoles en terme de ventes, juste derrière Consoles +. La décennie 90 représente la première partie de l’âge d’or de la presse vidéoludique, les salaires des journalistes (le plus souvent payés à la pige) pouvant atteindre des sommes énormes (parfois plus de 10 000 € par mois) par rapport aux salaires actuels. Quant aux ventes des magazines, elles atteignent également des niveaux historiques (Playstation Magazine se vend à près de 270 000 exemplaires !). Joypad atteint d’autant plus une certaine notoriété grâce à son service minitel, le 3615 Joypad, qui marche très bien grâce à ses forums très suivis.
Une liberté de ton totale
À l’orée des années 2000, les publications HDP bénéficient d’une liberté totale de ton. La direction leur laisse tellement carte blanche que c’est comme si elle n’existait pas. Résultat : l’humour est omniprésent, comme dans les news avec tous les mois le palmarès des morts les plus débiles. À chaque numéro la rédaction publie également les moments les plus délirants de sa vie quotidienne (rubrique mode d’emploi, où tout ce qui est raconté est vrai).
Les vidéos délirantes réalisées par Joystick et Joypad sur Internet sont enfin totalement décalées et rarement politiquement correctes, de telle manière que Disney se désengagera du groupe Hachette à la suite de la publication de la vidéo Joystick « chaussettes ». Le groupe de presse se renomme alors Hachette Digital Presse, de manière à garder le même acronyme HDP.
L’âge d’or de Joypad
Les nouveautés s’enchainent à cette époque : Joypad récupère les premières avant-premières de jeu de son histoire et lance une rubrique sur les jeux PC en 1998. L’utilisation du pourcentage dans les tests est de plus en plus critiquée car il pousse à une surenchère technique qui fait que tout finit par être noté au dessus de 80 %. Le magazine prend alors une décision historique qui inspirera beaucoup de magazines par la suite : elle passe à la notation sur dix.
En 1999, le magazine décide de se recentrer sur les jeux vidéo, en abandonnant ces rubriques sur la culture geek et japanime au profit d’une rubrique sur l’histoire du jeu vidéo (une première) réalisée par Chris et se concentrant sur l’historique des studios de développement. Le magazine lance aussi une rubrique sur le business du jeu vidéo et, plus original encore dans la presse vidéoludique, sur la musique des jeux (Ziquepad en 2000). En parallèle, Joypad lance ses booklets de soluces, vendus avec le magazine tous les mois jusqu’en 2004.
En 2000 pour le numéro 100, Trazom prend la place de rédacteur en chef alors que TSR devient rédacteur en chef de Playstation Magazine. Il supprime la rubrique arcade, de plus en plus obsolète en France, et accroit la taille de l’équipe, avec l’arrivée d’Arnaud Saint-Martin (Aruno), Julien Hubert (Julo) et Angel Davila.
La presse vidéoludique est en plein âge d’or. Joypad se vend à 50 000 exemplaires et HDP multiplie les nouveaux titres (M6 Playstation, Playstation Kids, DVD Magazine, PSone Magazine…). C’est une époque où il y a énormément de travail, d’autant plus que tous les membres de la rédaction travaillent sur plusieurs magazines en même temps. Les volumes d’articles sont tels que tout le monde préfère être pigiste plutôt que d’être sous contrat (où les revenus sont fixes et ne dépendent pas de la productivité). Mais comme l’ambiance de travail est excellente et les nuits sur place très nombreuses, le magazine fonctionne très bien, d’autant plus que HDP ne veut rien savoir de ce que fait la rédaction.
Le rachat par Future provoquant le départ de l’équipe d’origine
C’est dans ce contexte de success story que, sans que personne ne soit prévenu en interne, le groupe britannique Future Networks devient propriétaire du magazine en rachetant HDP. Le groupe Future est à l’époque déjà détenteur de près de la moitié de la presse vidéoludique, mais il est de notoriété publique que sa manière de travailler est aux antipodes d’HDP. Les dirigeants viennent du marketing et ne connaissent rien du milieu des jeux vidéo, mais veulent tout contrôler.
N’attendant aucune éthique et aucun respect de la nouvelle direction, toute l’équipe quitte le magazine : Trazom, Aruno, Greg, Chris, Rahan et Kendy en 2003, suivis de Julo, Angel et Karine début 2004. L’ancienne rédaction profite même de son dernier numéro pour afficher en fond une image du Titanic dans l’édito. Un mauvais présage annonciateur de l’avenir catastrophique qui attend Joypad…
À la suite de cet « exode », le magazine est repris par Tekos qui remonte une équipe constituée entre autre de Plume, Arnosan, Keem, Denis, Dirk et Raphaël. Au moment du rachat, Joypad bossait sur une nouvelle formule, qui est finalement lancée en juin 2004. Mais cette nouvelle formule est entièrement refaite au dernier moment par la direction sans que la rédaction ne soit tenue au courant ! Cet incroyable coup de force entraîne le départ du dernier membre de l’ancienne équipe : Gollum, qui venait de refuser le poste de rédacteur en chef.
Future France veut que le nouveau Joypad devienne un magazine plus mature, à la Edge (magazine numéro un au Royaume Uni, qui appartient également à Future Networks). Supprimant quelques rubriques anciennes (rétro, PC, musique), le magazine met désormais plus en avant des réflexions sur le jeu vidéo, et lance des rubriques sur la technique, sur le pro gaming et la culture geek, de retour. Autre changement majeur, la disparition du double avis sur les tests, pourtant fondatrice du magazine.
La perte de l’esprit de Joypad ?
Le départ de l’ancienne équipe impacte très négativement les ventes de Joypad. En effet, Future ne comprend pas l’esprit « potes » et « famille » du magazine, ni la mise en avant des testeurs de manière à ce que les lecteurs puissent s’y identifier. La nouvelle formule, jugée trop aseptisée, déçoit en plus nombre de lecteurs qui estiment que Joypad a littéralement perdu son âme. Faire du Edge ne fonctionne pas, la rupture étant d’autant plus difficile à avaler que le titre a désormais moins de pages pour un prix plus élevé. Et avec la concurrence de plus en plus forte d’Internet, la perte des fidèles lecteurs devient irréversible.
Les choix de Future France, dont la priorité était les ventes en kiosque et non pas les abonnés, vont petit à petit plonger Joypad dans la crise. À cela s’ajoute la fin de l’âge d’or de la presse vidéoludique : les ventes chutent pour tous les magazines, provoquant l’explosion de la « bulle » qui les entourait, ce qui va provoquer une rapide et forte régression des salaires des journalistes. Et les ventes chutent pour Joypad de manière encore plus vertigineuse que pour les autres magazines de l’époque.
La nouvelle formule de trop : la fin de Joypad
Dans ce contexte de crise, Future France tente son va-tout, en lançant encore une nouvelle formule en juin 2007, avec comme rédacteur en chef Laurent Deheppe. Ce qui provoque de gros chamboulements. Le premier, non des moindres, fait de Joypad un magazine tout support (y compris mobiles et PC) : il devient « le magazine des jeux vidéo » et perd donc sa spécificité consoles (laissée à Consoles +). Toute la partie import disparaît, les tests passent désormais sur 20, n’allouent plus de notes techniques et ne résument plus les points forts/points faibles.
Joypad s’inspire définitivement de Edge, et propose d’ailleurs un supplément de 2006 à 2008 avec des traductions des meilleurs articles du mensuel britannique. Il tente de devenir un magazine encore plus sérieux, plus proche de l’industrie, du business, quitte à passer pour trop neutre, plus aucun article n’étant signé entre 2007 et 2010. Quand les signatures reviennent, l’équipe de rédaction abandonne les pseudos, pourtant utilisés depuis le début du magazine, et se font appeler par leurs véritables noms, pour montrer un côté plus journaliste que gamer. Grosse nouveauté de la nouvelle formule, le magazine se construit autour d’une rubrique phare, l’interview-fleuve d’un acteur majeur du jeu vidéo, d’une taille rarement vue dans l’histoire de la presse vidéoludique (très Edge dans l’esprit, NdR).
Mais ce nouveau ton et la perte de la spécificité console vont faire partir les derniers fans du magazine, qui, à sa fin, deviendra le moins vendu de toute l’histoire de la presse vidéoludique (moins de 5000 exemplaires par mois). En proie à un redressement judiciaire, Yellow Media, le nouveau nom de Future France, décide de mettre un terme à Joypad en septembre 2011.
Prévenue en avance, la rédaction va alors (chose rare) avoir l’opportunité de faire un numéro de fin. Mais contre toute attente, elle décide de ne pas interroger les anciens membres, préférant donner uniquement la parole à l’équipe actuelle. Les regrets de ne pas avoir trouvé un public sont flagrants, quitte à montrer une certaine aigreur vis-à-vis de la précédente équipe. L’échec de la nouvelle formule, dont ils considèrent le bien-fondé, leur semble même inexplicable. Comme le juge Raphaël Lucas, un des derniers membres de la rédaction, « Avec la fin de Joypad, ce n’est pas qu’un magazine qui s’éteint, mais peut-être une proposition de ce qu’aurait pu devenir la presse vidéoludique française ».
L’esprit Joypad encore vivant ?
Nombre des anciens membres de Joypad lancent en novembre 2004 un nouveau magazine basé sur ce qu’aurait dû être la nouvelle formule. Nommé Gaming, le titre est soutenu par Neo Publishing, représenté par Olivier Scamps, l’ancien directeur de rédaction de Joypad. Le magazine, qui bénéficie d’une bonne publicité et d’un bon report des lecteurs de Joypad, disparait pourtant au bout de six numéros, en avril 2004. En effet, le budget alloué pour un an est dilapidé en six mois à la suite de mauvais choix financiers : papier trop cher, impression couteuse à l’Imprimerie Nationale, chiffres surréalistes de prévisions de ventes (100 000 exemplaires au lieu de 35 000)… Le magazine, qui avait tout pour être un succès, est condamné.
Depuis cet échec, la majorité des anciens de Joypad première époque ont lancé Gameblog en février 2007, actuellement le cinquième site de jeux vidéo français en termes d’affluence.
Les derniers membres de Joypad, après avoir été réintégrés dans d’autres titres Yellow Media (Joystick, Jeux Vidéo Magazine…) ont pour la plupart lancé le magazine Video Gamer en janvier 2013. Par leurs anciens journalistes, l’esprit Joypad vit donc peut-être encore.