
Notre dernière chronique remontant au tout début de l’année, il était grand temps d’en proposer une autre, mais il est parfois difficile de trouver des articles à traduire qui s’y prêtent. Et presque par hasard, j’en ai trouvé un qui aborde un sujet qui me tient à cœur. En janvier 2015, plus de trois ans après avoir débuté un historique de la Fairchild Channel F, qui fut à sa sortie en 1976 la première console à cartouches interchangeables, le journaliste Benj Edwards en tirait un article dédié à l’invention de la cartouche, publié sur Fast Company. La console avait déjà fait l’objet d’un dossier dans Pix’n Love #17, qui abordait bien entendu le fameux connecteur « Zero-Force » de la machine mais, comme il l’explique sur son propre blog Vintage Computing and Gaming, Edwards a interviewé une quinzaine de personnes impliquées dans la genèse du support phare du jeu vidéo, et a donc obtenu des informations inédites sur ce sujet. L’article qui suit ne restitue cependant pas toute l’étendue de ce qu’il a découvert, qui pourrait faire un jour l’objet d’un livre.
Par Benj Edwards, publié sur Fast Company le 22 janvier 2015
Traduit de l’anglais par Guillaume Verdin
Songez à cette modeste cartouche de jeu. Cette petite boîte en plastique solide, et qui garantit l’expérience de jeu la plus simple et rapide qui soit. Insérez-la, et vous jouez en l’espace de quelques secondes. Si vous en avez déjà utilisé, vous avez deux personnes à remercier pour cela : Wallace Kirschner et Lawrence Haskel, qui ont inventé la cartouche de jeu il y a quarante ans alors qu’ils travaillaient pour une boîte obscure et se remettaient d’une rupture de contrat. Une fois le circuit programmable du duo rationalisé et transformé en produit commercialement viable (la console Channel F) par une équipe de Fairchild, société d’électronique de pointe, il a bouleversé à jamais le modèle économique du jeu vidéo domestique. En amenant de la flexibilité à une nouvelle technologie, il a posé les bases d’une industrie florissante et donné naissance à un nouveau moyen d’expression. Il y a près de vingt ans, des façons moins onéreuses de distribuer les jeux (d’abord les supports optiques, puis le téléchargement) ont commencé à supplanter la cartouche. Néanmoins, le modèle économique créé par Kirschner, Haskel et les ingénieurs de Fairchild demeure toujours aussi pertinent. Et jusqu’à aujourd’hui, leur incroyable histoire n’a jamais été racontée…

L’histoire secrète des cartouches de jeu commence dans un endroit improbable : American Machine and Foundry (AMF), un fabricant surtout connu pour équiper les bowlings. Dans les années 1960, AMF disposait d’un département de recherche et développement à Stamford dans le Connecticut, d’où provenaient la plupart de ses innovations technologiques en matière de bowling. Parmi elles, un système de score automatique, conçu en 1968, permettait de mémoriser le score de chaque joueur et de les afficher sur un moniteur suspendu au-dessus de la piste. Aux alentours de 1969, AMF décida de déménager ce département en Caroline du Nord. Face à ce changement difficile, une poignée d’ingénieurs menés par un certain Norman Alpert choisit de quitter AMF pour fonder leur propre compagnie. Alpex Computer Corporation était née, reprenant le nom d’Alpert.
Au départ, Alpex travailla sur une caisse enregistreuse électronique en partenariat avec le géant du matériel d’envoi postal Pitney Bowes. Mais la compétition féroce avec IBM et NCR provoqua la fin douloureuse de la collaboration fin 1973. Se retrouvant sans produit à vendre, Alpex Computer Corporation se mit en quête d’un nouveau marché pour ses compétences. Avec une équipe réduite drastiquement à trois employés (tous rescapés d’un fournisseur de matériel de loisirs), la société pouvait se permettre de prendre des risques. D’après Wallace Kirschner, l’un des anciens ingénieurs d’AMF qui avaient suivi Norm Alpert chez Alpex, la compagnie songea d’emblée à investir le marché émergent du jeu vidéo. Moins de deux ans auparavant, les jeux vidéo étaient devenus un véritable phénomène suite au succès de la borne d’arcade Pong d’Atari et de la console Odyssey de Magnavox, toutes deux lancées en 1972.

Tous les jeux vidéo commercialisés jusqu’alors étaient conçus autour d’un circuit électronique dédié générant l’action voulue à l’écran. Aucun d’entre eux n’employait un ordinateur au sein de son architecture. L’Odyssey, développée par une équipe d’ingénieurs de Sanders Associates (NdT : menée par notre défunt membre d’honneur Ralph Baer), un important fournisseur de la Défense américaine, utilisait une technologie du milieu des années 1960, antérieure à l’utilisation courante des ordinateurs. De même, les créateurs d’Atari avaient initialement cherché à faire tourner leurs jeux sous forme de logiciels sur des mini-ordinateurs vers 1969, mais le coût élevé du matériel impliqué empêcha de concrétiser ce rêve.
Mais la situation changea en 1971, quand Intel annonça son microprocesseur 4004. Une seule puce de la taille d’un ongle de petit doigt contenait l’équivalent de ce qui nécessitait jusque-là plusieurs cartes de circuits électroniques. Le 4004 fut suivi par le 8008 en 1972 puis par le 8080 en 1974, chacun supplantant à son tour largement les capacités de son prédécesseur. Des fabricants de semi-conducteurs rivaux comme Fairchild, National Semiconductor et RCA commencèrent à travailler sur leurs propres microprocesseurs, tandis que les ingénieurs du monde entier utilisaient les nouvelles puces d’Intel dans à peu près tous les domaines possibles. C’est dans ce contexte que Wallace Kirschner réalisa que des jeux vidéo incroyablement plus sophistiqués pourraient être créés à l’aide de logiciels tournant sur un micro-ordinateur relié à un affichage tramé plutôt qu’à l’aide d’un hardware dédié.

Début 1974, Kirschner obtint le feu vert d’Alpert pour continuer ses recherches sur le jeu vidéo, mais la société réalisa qu’il s’agissait là d’une course contre la montre avec ses concurrents. Ainsi, Alpex engagea Lawrence Haskel, un ingénieur chevronné dans le logiciel et qui avait travaillé avec Kirschner aussi bien chez AMF que Pitney Bowes-Alpex. Le plan était au point ; Kirschner s’occuperait du hardware et Haskel, lui-même grand amateur de jeux vidéo, programmerait le software. Leur objectif ? Une console qui permettrait à ses utilisateurs de changer de jeu à volonté. En 1974, la seule console alors disponible sur le marché américain est la Magnavox Odyssey. Elle avait été conçue à la base pour jouer à un jeu de ping-pong, mais pouvait offrir davantage en utilisant une série de cartes interchangeables qui activaient ou non certains circuits électroniques dans la console. Couplée à des calques en plastique sur l’écran et à tout un attirail de jeux de cartes et de société, l’Odyssey proposait diverses expériences de jeu. Néanmoins, on a vite fait le tour des jeux amusants obtenus en bougeant deux points sur un écran de télévision…
Kirschner et Haskel entamèrent le développement de leur console de jeu début 1974. Le duo baptisa son nouveau projet « RAVEN » pour « Remote Access Video ENtertainment » (NdT : Divertissement Vidéo Télécommandé). Il choisit initialement de placer l’Intel 8008, un processeur 8-bit, au cœur de la machine. Kirschner construisit autour un système permettant de générer un affichage noir et blanc de 128 par 64, qui utilisait huit kilobits de RAM bien coûteux pour stocker la trame vidéo (l’état de chaque pixel à l’écran). « À l’époque, la mémoire coûtait très, très cher, » se souvient Haskel. « Je veux dire un centime par bit, ou quelque chose de cet ordre. » Ce qui limitait à la fois les capacités graphiques de la machine et la complexité des logiciels. Chaque jeu devait occuper moins de deux kilobits (ou 256 octets). À titre de comparaison, il faut environ 960 octets pour stocker numériquement ce paragraphe de texte seul, sous sa forme la plus simple.

Cherchant l’inspiration, Haskel suivit pour son premier programme la tendance du moment sur le marché du jeu vidéo : les jeux de sport de type ping-pong popularisés par l’Odyssey et la borne d’arcade Pong d’Atari. Ces jeux marquèrent énormément Haskel, qui se rappelle précisément la première fois qu’il a vu l’Odyssey en action dans un grand magasin. « J’allais voir le rayon des meubles, et il y avait un petit garçon en train de jouer à l’Odyssey, » se remémore Haskel. « Je me suis assis et j’ai joué avec lui pendant bien une heure. C’était le truc le plus génial que j’avais jamais vu. Je ne pouvais plus penser à autre chose. » Ainsi, son tout premier programme de jeu pour le compte d’Alpex repense le ping-pong vidéoludique pour reproduire un fondement de la culture du Nord-Est des États-Unis : le hockey, auquel sa famille jouait tous les hivers sur un étang gelé derrière sa maison du Connecticut.
La version électronique de ce sport populaire signée Haskel ressemblait à un clone de Pong au premier abord, avec une vue du dessus du terrain de hockey, deux raquettes et une balle. Mais il développa le principe de ping-pong de l’Odyssey en ajoutant l’affichage du score (comme dans le Pong d’Atari) ainsi qu’un chronomètre, et en permettant aux raquettes des joueurs (deux lignes blanches verticales à l’écran) de pivoter pour renvoyer la balle dans plusieurs directions. La raquette principale du joueur pouvait également se déplacer en avant et en arrière sur le terrain et, cerise sur le gâteau, Haskel ajouta une raquette de gardien de but qui pouvait être contrôlée indépendamment par chaque joueur. « On se retrouvait du coup à agiter ses mains dans tous les sens, » explique Haskel au sujet des contrôles du jeu. Le joueur pouvait bouger une raquette vers le haut, le bas, la gauche et la droite, la faire tourner en sens horaire et antihoraire, et déplacer la raquette du goal vers le haut et le bas. Il y avait un bouton pour chaque mouvement. « À ce jour, je crois que c’est toujours le jeu le plus compliqué auquel j’ai joué » déclare Kirschner. Après Hockey, Haskel poursuivit avec Tic-Tac-Toe, une simple version vidéoludique du morpion, Shooting Gallery, qui permettait au joueur de faire pivoter un « fusil » pour tirer une balle vers une cible mouvante, et Doodle, un logiciel de dessin primitif qui permettait au joueur de dessiner et d’effacer des lignes blanches sur l’écran de la télévision.
On demande des jeux interchangeables
Alors que le catalogue de jeux se développait, il devenait logique de trouver un moyen de passer d’un programme d’Haskel à l’autre, permettant ainsi aux joueurs de changer de jeu sans trop dépenser, tout en n’utilisant qu’une seule console elle relativement coûteuse au cœur de ce système. De cette manière, le consommateur n’aurait à acheter l’élément onéreux qu’une seule fois et pourrait le réutiliser avec une grande variété de logiciels.
Important!

Calculateur HP-9810A (photo : HP Museum)
La calculatrice à cartouches
L’invention du module de mémoire d’Alpex n’est pas sans précédent. Les modules les plus anciens de ce type firent leur apparition sur le marché en 1971 quand Hewlett-Packard lança le calculateur de bureau HP-9810A. Plus proche d’un ordinateur que d’un calculateur, le HP-9810A pouvait être programmé en y insérant des modules de ROM intégrés à des boîtiers en plastique. Par exemple, l’un de ces modules baptisé « Mathématiques » ajoutait une série de fonctions mathématiques au répertoire de la machine. Aucune de ces cartouches HP ne contenait de jeu. Et aucune des personnes interviewées pour cet article, chez Alpex, Fairchild, Atari comme chez RCA, ne déclare avoir été au courant des modules de mémoire d’HP au moment où ils travaillaient sur leurs cartouches de jeu. Il semblerait que l’influence des modules de mémoire d’HP sur l’industrie du jeu vidéo soit donc faible voire nulle.
À l’époque, les ordinateurs standards géraient l’interchangeabilité des logiciels à l’aide de différents supports de stockage amovibles : ruban perforé, bande magnétique ou tambour de disques magnétiques qui demandaient un équipement bien trop coûteux pour être viables en tant que produits grand public. Mais Kirschner et Haskel trouvèrent une meilleure solution, qui s’imposa naturellement à eux au cours du processus créatif. Le kit de développement de l’Intel 8008 encourageait l’utilisation de puces d’EPROM (Erasable-Programmable Read Only Memory), des puces de ROM qui permettaient à un programmeur d’y enregistrer et d’effacer du code plusieurs fois afin d’accélérer le développement. Une fois l’EPROM programmée, un ingénieur aurait sans doute soudé la puce directement sur la carte d’un circuit imprimé ou l’aurait insérée dans une prise fragile soudée à ce type de carte. Il devint presque immédiatement évident pour Kirschner que si les consommateurs allaient utiliser leur console, ils auraient besoin d’un moyen accessible au grand public de changer ces ROMs. Les ingénieurs d’Alpex décidèrent ainsi d’installer la délicate puce de ROM sur une carte électronique, et d’y relier les pattes de la puce à un connecteur plus résistant, capable lui de supporter l’insertion et le retrait répétés.
C’est comme cela qu’est né le premier prototype de cartouche de jeu.
« Nous sommes allés chez RadioShack pour acheter ces petits boîtiers plastiques » se rappelle Kirschner. « Et nous avons réussi à insérer le boîtier dans la console via un connecteur que l’on avait mis dessus. » Kirschner se souvient que les boîtiers des cartouches de la RAVEN mesuraient environ treize centimètres de large, huit centimètres de haut et cinq centimètres d’épaisseur. Chaque boîtier plastique noir protégeait un circuit électronique, sur lequel une puce de mémoire contenait le programme d’un jeu vidéo. Ces modules de mémoire étaient branchés à la console RAVEN par un connecteur de 25 broches dépassant de la cartouche sur toute sa largeur. Une telle connectique pouvait supporter bien plus d’insertions qu’un délicat port mémoire, mais ces 25 petites broches n’étaient pas adaptées à une utilisation grand public. Mais Alpex remit ce problème à plus tard, laissant le champ libre à une seconde grande étape dans l’innovation des cartouches de jeu qui allait se produire dans une toute autre société.
Avec tous les éléments de la console RAVEN en place, Kirschner et Haskel firent une démonstration de leur création à Norm Alpert et au conseil d’administration d’Alpex. Alpert savait que sa petite société n’avait pas les moyens de fabriquer et commercialiser une console de jeu elle-même. Elle avait besoin d’un partenaire d’affaires avec les reins solides. Dès le départ, Alpex avait conçu la RAVEN pour fonctionner avec un banal poste de télévision comme affichage. Alpert cibla donc en premier les fabricants américains de téléviseurs comme partenaires potentiels. Début 1975, sa société approcha Sylvania, Zenith, RCA et Motorola (qui faisait autrefois des téléviseurs), Kirschner et Alpert assurant les démonstrations de la console dans le cadre d’un accord strict de confidentialité. « Aucun d’eux n’était intéressé, » se souvient Kirschner. « Ils faisaient la politique de l’autruche, sortant à peine de l’âge des tubes à vide, et ils ne concevaient pas l’électronique à transistor eux-mêmes. C’est pour cela qu’ils ont disparu par la suite. »
Fairchild entre en scène
En effet, il fallait beaucoup d’imagination pour comprendre que l’on pouvait aboutir à un produit attractif pour le grand public en simplifiant la console d’Alpex, qui n’existait alors que sous la forme d’une boîte de métal d’environ 41×41×13 cm remplie de circuits électroniques, une poignée d’énormes modules de jeu ainsi qu’un clavier de contrôle trop compliqué. Il faudrait faire preuve d’une grande créativité, d’une maîtrise de l’électronique et d’un sens aigu du marketing pour y parvenir. Conscient de cela, Alpex passa à la vitesse supérieure et approcha les fabricants de semi-conducteurs, qui commençaient alors tout juste à lancer leurs propres gammes d’électronique grand public. On trouvait parmi ces gadgets les premiers radio-réveils, les premières calculatrices de poche et les premières montres digitales.
Du temps où Alpex faisait des caisses enregistreuses, un représentant de Fairchild appelé Shawn Fogarty les fournissait régulièrement en pièces détachées. Début 1975, Fogarty reçut un appel énigmatique d’Alpert lui demandant de venir chez Alpex. Curieux de savoir ce qu’Alpert et son équipe mijotaient, il accepta de passer au bureau d’Alpex pour une démonstration. « Ces mecs étaient sacrément malins » se souvient-il. « Ils étaient vraiment doués et savaient concevoir de vrais produits. » Fogarty apprécia la démonstration et fit passer le message jusqu’à Greg Reyes, le vice-président de la branche grand public de Fairchild, en Californie. La console fit une bonne impression à Reyes, qui à son tour passa le relais au PDG de Fairchild, Wilf Corrigan. Les jeux vidéo semblaient constituer l’étape suivante logique pour les puces de la société.

Corrigan désigna Gene Landrum, l’ancien chef de la division grand public de National Semiconductor, pour faire partie de l’équipe qui allait évaluer la technologie et rédiger un rapport de faisabilité sur la console d’Alpex, d’un point de vue marketing et financier. Landrum se souvient de cette mission : « Corrigan dit ″Je veux que vous alliez dans le Connecticut, et je vais vous envoyer cet ingénieur pour vous accompagner, un certain Lawson, et je veux que vous jetiez un œil à ce truc et que vous décidiez si nous l’achetons ou pas.″ » Ce « Lawson » c’était Jerry Lawson (1940-2011), un petit génie de l’électronique du Queens à New York, et par ailleurs l’un des rares ingénieurs en électronique afro-américains de la Silicon Valley. En 1975, il était lui-même déjà extrêmement expérimenté en matière de jeux vidéo, ayant créé son propre jeu d’arcade dans son garage vers 1973. Connaissant son affinité pour les jeux vidéo, Reyes estima que Lawson serait l’ingénieur idéal pour être à la tête d’un projet de console au sein de Fairchild.
« J’avais une mission secrète » me confia Lawson lors de son interview de 2009. « Même mon supérieur sur ce travail n’était pas censé savoir ce que je faisais. J’étais payé pour faire mon rapport directement au vice-président de Fairchild. » Le prototype d’Alpex employait le processeur 8080 d’Intel, le concurrent de Fairchild – le duo était passé du 8008 au 8080 au moment de sa sortie, au printemps 1974. À terme, Kirschner et Haskel devaient, avec l’aide de Lawson, modifier leur prototype afin qu’il fonctionne avec la puce F8 de Fairchild et pouvoir faire breveter la technologie par la société. Lawson s’attela aussi à adapter l’inconfortable mode de contrôle au clavier de la RAVEN à un joystick d’une complexité raisonnable, et pouvant fonctionner avec le Hockey d’Haskel. Un designer industriel appelé Nicholas Talesfore créa des dessins conceptuels pour la console et sa manette, conférant ainsi au rapport de Landrum un impact visuel non négligeable.

Gene Landrum acheva son rapport à Greg Reyes, « Analyse d’opportunité d’affaire : le jeu vidéo Alpex », le 26 novembre 1975. Celui-ci fut accompagné d’un croquis préparatoire du prototype de manette de Lawson ainsi que des plans initiaux de Talesfore pour la fabrication du contrôleur et de la console. Le projet avait aussi reçu un nouveau nom de code : « STRATOS ». On pouvait notamment lire ceci dans le dossier : « C’est un jeu vidéo électronique destiné au marché secondaire de la télévision grand public. Il est conçu pour éliminer la question de l’obsolescence grâce à l’utilisation d’une technologie unique (et qu’il devrait être possible de breveter) de cartouche pour ajouter de nouveaux jeux. » Parmi de nombreuses statistiques, Landrum estimait qu’il pourrait être possible de vendre 5,5 millions de consoles STRATOS d’ici 1978, obtenant ainsi 22% de parts de marché et générant un chiffre d’affaires de 220 millions de dollars. Ces chiffres très optimistes n’allaient jamais se concrétiser. Cependant, ils disaient aux patrons de Fairchild ce qu’ils voulaient entendre, et Corrigan donna le feu vert à la société pour entrer sur le marché des jeux vidéo. La nouvelle console s’appellerait la Fairchild Video Entertainment System ou VES pour faire court – un nom qui serait modifié plus tard en « Channel F ».
Important!
Mauvais gagnant
Au début du développement, alors que les ingénieurs de Fairchild s’escrimaient sur le hardware de la nouvelle console, on confia à Lawrence Haskel de chez Alpex la tâche de convertir ses premiers jeux, écrits pour le processeur Intel 8080, en code exécutable par celui de Fairchild. L’un de ces jeux, Hockey (aux côtés de Tennis, un clone de Pong), était intégré à la console, tandis que les trois autres (Tic-Tac-Toe, Shooting Gallery et Doodle) furent à la base de la cartouche Videocart-1. Or Haskel programma au sein de l’un d’eux la première private joke de l’histoire du jeu vidéo. Dans Tic-Tac-Toe, quand le joueur perd contre l’ordinateur, les mots « Tu perds, banane » (NdT : turkey signifie en fait « dinde ») apparaissent à l’écran. Il s’agissait d’un clin d’oeil d’Haskel à Lawson, « turkey » étant l’insulte préférée de ce dernier pour taquiner. Mais à la surprise du programmeur, Lawson ne découvrit le message que bien plus tard. Mais quand ça arriva, il le trouva plutôt amusant.
Avec Lawson en charge de la conception électronique et des logiciels du projet, et Talesfore dirigeant le design industriel, l’équipe commença à miniaturiser le prototype disgracieux d’Alpex afin qu’il tienne dans un boitier qui pourrait reposer sur le téléviseur du salon. Rapidement, ils réalisèrent qu’il faudrait un certain degré d’expertise pour mettre en œuvre le système de module logiciel interchangeable. Et Talesfore connaissait la personne idéale pour cette mission : Ron Smith, un ingénieur en mécanique avec qui il avait travaillé chez National Semiconductor. Seulement un an auparavant, Smith y avait conçu le prototype de la première calculatrice de poche à modules de mémoire amovibles, la Novus 7100. Mais avant que celle-ci n’arrive sur le marché, National Semiconductor prit une autre direction, menant au final à la fermeture de sa branche dédiée aux produits grand public.
Étant peut-être la seule personne au monde ayant une expérience dans la conception de modules de mémoire ROM à destination du grand public, Smith était qualifié pour ce travail et Fairchild l’embaucha à la tête de la partie génie mécanique du projet début 1976. « Ils avaient déjà débuté l’usinage de la console, » se souvient Smith (en faisant référence au processus de fabrication du moule de métal qui servira à produire par la suite la coque en plastique de la console), « et ils allaient mouler ce boîtier sans cartouche dedans, puis s’en débrouiller plus tard. » Smith annula l’usinage et engagea des ingénieurs supplémentaires pour s’assurer que les mécanismes internes essentiels de la console étaient en place avant de finaliser le design industriel. « J’ai dit : ″Les gars, on conçoit l’intérieur avant l’extérieur, pas l’inverse″, » se remémore Smith. Après tout, il manquait toujours une pièce essentielle de la machine : la cartouche elle-même.

Le prototype d’Alpex avait toujours inclus un moyen de changer de jeu via des modules à insérer. Mais ils étaient fragiles et disgracieux. Fairchild devait imaginer une manière de les présenter moins intimidante pour le public, un travail principalement confié au designer industriel Nick Talesfore. Insérer et retirer des pièces électroniques imbricables avait été, jusque-là, une activité réservée aux techniciens chevronnés, aux ingénieurs ou aux militaires. Mettre une carte électronique fragile entre les mains d’un consommateur lambda – qui serait susceptible de marcher dessus, de la faire tomber dans les toilettes ou de la laisser cuire en plein soleil – constituait un véritable défi en termes de conception. Bien entendu, la carte nécessitait une sorte de coque de protection.
L’influence des cassettes 8 pistes
Talesfore songea immédiatement à la forme familière des cassettes 8 pistes, un format d’enregistrement audio qui prit beaucoup d’importance dans les années 1970 du fait de son utilisation dans les autoradios des voitures. Relativement robuste, facile à insérer et retirer à une main et résistant aux vibrations, la cassette à 8 pistes proliférait là où le disque en vinyle, autrement plus délicat, n’osait s’aventurer. Talesfore choisit pour sa nouvelle cartouche une forme et une taille similaires à celles du standard de la cassette 8 pistes. Il ajouta ensuite des rainures à l’extrémité pour améliorer la prise en main, et sélectionna une couleur de plastique jaune vif pour qu’elle attire l’œil. Les cartouches devaient être les véritables stars du spectacle, pensait-il, et elles méritaient donc qu’on les remarque.

Talesfore engagea pour concevoir les étiquettes un artiste appelé Tom Kamifuji qu’il avait précédemment rencontré chez National Semiconductor. Ses illustrations dépeignaient des scènes extrapolant souvent énormément (ou d’une abstraction nébuleuse) les graphismes réellement affichés à l’écran, créant ainsi une tendance que les autres compagnies allaient suivre dans les années à venir. Chaque boîtier était aussi clairement numéroté, en débutant par la Videocart-1. Cela permettait de désigner plus facilement les cartouches contenant plusieurs jeux de différents genres – Fairchild ira jusqu’à la Videocart-26. Avec le recul, ce système de numérotation témoigne d’une époque où personne n’avait la moindre idée du nombre de cartouches suffisant pour alimenter une console, du nombre de mois que la Channel F pourrait subsister sur le marché, et pas la moindre idée que des éditeurs tiers feraient un jour leur apparition pour gonfler rapidement le nombre de jeux disponibles par centaines, voire milliers…
Quelqu’un veut se faire une partie de Videocart-963 ?
Important!
À quoi ressemble une console ?
En 1976, alors que les premiers magnétoscopes grand public n’allaient sortir aux États-Unis que l’année suivante, et que les consoles imposaient jusque-là une sélection de jeux inclus, Nick Talesfore se retrouvait avec peu de sources d’inspiration pour concevoir le premier lecteur de jeux vidéo interchangeables au monde. Il se basa plutôt sur le look d’autres gadgets de l’époque comme les lecteurs de cartouches 8 pistes et les radio-réveils, habillant la Channel F d’une robe imitation bois et d’une bonne dose de plexiglas fumé. Il ajouta comme touche finale un compartiment sur le dessus où les joueurs pouvaient ranger les manettes quand ils ne les utilisaient pas ; « Ma mère me disait toujours de ranger mes jouets, donc j’ai pensé que ce serait cool de donner aux gamins un moyen simple de ranger les manettes, » explique-t-il. Résultat, une machine efficace et compacte à l’image d’un petit lecteur de cassettes 8 pistes qui se contentait de faire ce qu’on attendait de lui. « J’aurais sans doute pu faire preuve de plus de créativité, » déclaire Talesfore. « Mais je n’avais pas le temps de tester beaucoup de versions. Je n’avais droit qu’à une seule tentative. »
Tandis que Talesfore planchait sur le design graphique de la documentation de la machine ainsi que sur le design industriel des cartouches et de la console elle-même, l’ingénieur en mécanique Ron Smith s’attela au cœur du problème des cartouches : comment les insérer et les retirer physiquement de la console. Dans l’interview de Lawson que j’ai menée en 2009, il aborda les craintes de l’équipe de la Channel F que l’électronique de la cartouche ne soit pas assez résistante pour supporter les chocs physiques, des milliers d’insertion sans casser et, pire que tout, les décharges électrostatiques. Il suffit qu’un peu d’électricité statique traîne pour griller une puce de semi-conducteur mal protégée. « Nous avions peur – il n’y avait pas de statistiques sur les insertions multiples et sur ce que ça pourrait produire, et comment on pourrait l’accomplir, parce que ça n’avait jamais été fait, » déclare Lawson. « Je veux dire, pensez-y ; personne ne savait brancher des extensions mémoire à la fréquence requise pour un produit grand public. Personne. » Pour protéger des dégâts accidentels, la cartouche conçue par Ron Smith contenait une trappe amovible en plastique qui couvrait la rangée de 22 broches plaquées or à l’intérieur de la coque lorsqu’elle n’était pas utilisée. Une fois insérée dans la console, une came ouvrait la trappe pour exposer les contacts. Ensuite, un connecteur spécial à l’intérieur de la console, doté de broches en métal flexibles, pivotait pour venir rentrer en contact électrique avec la cartouche, tout en éliminant au passage l’éventuelle corrosion qui pourrait obstruer les contacts.
Smith prit des notes sur son travail, dont ces pages évoquant la glissière employée par la console pour guider les cartouches pendant leur utilisation :
Enfin, un autre mécanisme immobilisait la cartouche afin que celle-ci ne bringuebale pas en cours d’utilisation ; elle pouvait être libérée par un bouton d’éjection située en face du port cartouche. Ce système sans friction et sans effort garantissait que l’utilisateur n’aurait aucun mal à insérer ou retirer les cartouches de la console. Et comme pour la cassette 8 pistes, il était même possible de le faire à une seule main si besoin. Smith et Talesfore ont obtenu par la suite un brevet pour leur travail sur la console Channel F et ses cartouches, posant ainsi les bases d’un design que beaucoup de machines de jeux vidéo allaient suivre dans les années à venir.
Voici quelques dessins tirés de certains brevets associés au projet Channel F :
Le lancement
La Channel F fit sa première apparition publique en juin 1976 lors du Consumer Electronics Show (CES) d’été de Chicago. Cependant, la société n’y présenta qu’une coque vide non fonctionnelle, et la machine n’attira pas beaucoup l’attention de la presse. Quelques semaines plus tard, la Channel F connut des débuts autrement plus fracassants à l’échelle nationale, dans le cadre d’un article de Businessweek daté du 6 juillet 1976 et intitulé « La Révolution de la machine intelligente ». Le dossier de plusieurs pages vantait la Channel F aux côtés de voitures, de montres et de balances, comme exemple démontrant le potentiel immense des microprocesseurs dans les produits de consommation courante. À la suite de cet article, la nouvelle console de Fairchild suscita beaucoup d’excitation au sein de l’industrie du jeu vidéo, submergée à l’époque par un paquet de machines dédiées – presque toutes à un clone du Pong d’Atari. Le modèle économique de la console à cartouches constituait un changement bienvenu à la manière de celui du rasoir à lames interchangeables, avec des prévisions de revenu pour le jeu vidéo destinées à une forte croissance, grâce à la vente de logiciels sur cartouches à forte marge, auxquels on s’adonnait sur des consoles à faible marge.
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Dessins du brevet de la manette Channel F
La création de la manette
En plus des cartouches, Smith avait un autre problème technique à résoudre : comment rendre le concept de manette complexe de Lawson pratique, résistant et, surtout, facile à produire en masse. Pour l’assister dans cette tâche, Smith engagea Rich Rhodes. Le duo simplifia le design de Lawson pour en faire le tout premier joystick dédié au jeu vidéo domestique de l’industrie, pour le moins singulier à une époque où la plupart des jeux vidéo se pratiquaient à l’aide de molettes dans le genre de celles que l’on trouverait sur une chaîne stéréo. Talesfore s’occupa de l’aspect esthétique de l’accessoire, avec des rainures le long du manche pour les doigts et une poignée triangulaire au sommet pour faciliter la prise en main. Au final, la manette de la Channel F offrait plus de degrés de liberté qu’aucun autre joystick fourni jusqu’ici et par la suite. En dépit de leur design pas banal, les manettes (initialement soudées à la console et donc non détachables) n’ont pas été très appréciées par le public et la presse. Mais elles se révélaient très efficaces pour les jeux rudimentaires de l’époque.
Mais surtout, le lancement de la Channel F constitua un signal d’alarme pour toutes ces sociétés qui, en 1976, travaillaient elles aussi sur des consoles à cartouches. RCA était l’une d’entre elles avec sa Studio II, développée simultanément à la Channel F. William Bachman, l’un des co-créateurs du mécanisme de cartouche de la Studio II, confirma dans une interview que la machine était bien en chantier au moins en mai 1976 – avant que Fairchild ne dévoile sa console au public. Et Atari, qui travaillait aussi sur un concept de console programmable, ne trouva pas l’inspiration n’importe où pour son design de cartouche. En 1976, Ron Smith avait engagé un ingénieur freelance nommé Doug Hardy pour l’aider à concevoir le mécanisme de la cartouche de la Channel F. Avant la fin du projet, Hardy démissionna pour rejoindre Atari. Un an plus tard, Hardy co-créa la coque et le mécanisme des cartouches de l’Atari VCS (rebaptisée plus tard Atari 2600), qui allait sortir en octobre 1977. Même si la cartouche 2600 présentait une architecture interne différente pour éviter les violations de brevets, le principe de la cartouche inventée par Fairchild avait déjà laissé son empreinte.

Peu avant le lancement de la console, Fairchild changea le nom de sa machine, passant de Video Entertainment System (VES) à Channel F, diminutif pour « Channel Fun » (NdT : la chaîne du fun). Malheureusement pour Fairchild, la petite avance dont disposait la Channel F à son arrivée sur le marché n’apporta pas d’avantage particulier à la console sur la durée. Avec des titres comme Math Quiz, Video Blackjack, Mind Reader, Maze et Acey-Deucey, les jeux de Fairchild ne misaient pas beaucoup sur l’action. « Chez Atari on a compris que si un jeu ne permettait pas de tabasser quelqu’un, de lui tirer dessus ou de le faire exploser, les gens n’allaient pas tellement l’aimer, » explique John Ellis, un ancien vice-président de l’ingénierie grand public chez Atari. « Ce qui ne veut pas dire que j’approuve cette mentalité, mais c’était comme ça. »
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Crédits photo : Kreg Steppe
La malédiction des cartouches
Seulement quelques années après l’immense succès de l’Atari 2600, le modèle économique des cartouches faillit détruire l’industrie du jeu vidéo domestique. Du fait de l’utilisation de technologies brevetées, les fabricants de consoles comme Atari supposaient qu’ils seraient toujours les seuls à fournir des cartouches pour leurs machines. Ce qu’Atari n’avait pas prévu, c’est que d’autres voudraient publier des jeux fonctionnant aussi sur sa console. Un groupe de programmeurs d’Atari, souhaitant davantage de reconnaissance pour leur travail, créa l’une de ces sociétés, Activision, en 1979. Cherchant un moyen de publier ses propres jeux sur la console d’Atari sans violer de brevet, la société fit appel aux deux personnes à l’origine de l’invention de la cartouche de jeu vidéo commerciale : Ron Smith et, plus tard, Nick Talesfore. Et Smith imagina une solution élégante et légale. Activision produisit de nombreux jeux de grande qualité qui devinrent rapidement des hits. Des centaines d’autres éditeurs se jetèrent dans la brèche, chacun créant sa propre gamme de cartouches compatibles avec l’Atari 2600 sans forcément se soucier de la qualité. Ils inondèrent le marché et le prix moyen des cartouches de jeu dégringola. Le krach causa la perte de dizaines de sociétés de jeux vidéo et laissa l’industrie du jeu vidéo en ruines aux États-Unis jusqu’à ce que la NES (NdT : et uniquement là-bas) de Nintendo la revigore.
RCA découvrit également à ses dépens que le choix du cérébral était souvent mauvais pour les affaires. Si primitive que c’en est presque drôle, sa console Studio II – qui sortit à peine deux mois après la Channel F, en février 1977 – misait fortement sur des titres éducatifs rudimentaires et sur des sports calmes comme le bowling (sans doute son meilleur titre). Elle sombra moins d’un an après son lancement, en grande partie à cause de ses jeux plus ennuyeux que de regarder l’herbe pousser – quoique l’on ne pouvait proposer grand-chose de plus excitant à l’écran avec des graphismes noir et blanc en 64×32… Durant sa première année sur le marché, la Channel F se vendit plutôt bien en comparaison avec les consoles dédiées qui l’avaient précédée mais l’Atari 2600, avec sa ludothèque riche de jeux d’action prenants et d’adaptations de jeux d’arcade populaires, la dépassa vite puis l’éclipsa totalement. Résistant encore, en 1978, Fairchild relooka la Channel F pour lui donner une chance contre la 2600. La Channel F System II arriva avec un nouveau design stylé et de nouvelles manettes détachables dotées de véritables boutons d’action. Mais c’était un peu trop tard pour Fairchild, et le modèle révisé n’eut droit qu’à une distribution limitée avant que la société ne jette carrément l’éponge pour la console, cédant la technologie à Zircon International en 1979. Sous l’égide de Fairchild, la Channel F se vendit à environ 350 000 exemplaires au total. Dans le même temps, Atari écoula des millions de 2600 et encore plus de cartouches.
Voici des images de quelques jeux Channel F, tirées d’un dépliant publicitaire :
Le fabricant de jeux bat les fabricants de puces
Pourquoi Atari a-t-il vaincu Fairchild et RCA ? Sa spécialité, c’était les jeux. Son but était de divertir, et de le faire avec passion, avec grandiloquence, avec ses tripes. Son expérience dans le développement de jeux d’arcade forains lui avait donné l’intuition de ce qui attirait et de ce qui plaisait, et son style de management décontracté encourageait l’innovation à tous les niveaux, ce qui a entraîné sa croissance incroyable dans les années 1970. Il suffit de comparer avec Fairchild et RCA, qui considéraient seulement leurs divisions grand public comme un moyen de vendre leurs puces de semi-conducteurs. Pour la direction, le fun n’avait pas voix au chapitre. Et c’est pourquoi la Channel F a grandement souffert de manœuvres internes à la société. 100% des puces de la console venaient de Fairchild Semiconductor, ce qui obligeait sa filiale Exetron (la branche grand public en charge de la Channel F) de lui acheter des puces à un tarif fixe (bien souvent plus élevé que les prix de la concurrence) afin que chaque vente génère une marge.
Pendant ce temps, Atari pouvait trier sur le volet parmi une grande variété de fournisseurs les prix les plus bas du marché pour ses puces. N’ayant à plaire à aucun seigneur du semi-conducteur, Atari pouvait faire preuve de souplesse, ce qui permettait à la société de réduire au maximum le coût de sa console pour couper l’herbe sous le pied de la concurrence. Au final, le principe des jeux interchangeables permettait de vendre la console avec une faible marge (voire à perte) pour obtenir le plus grand parc installé possible, et de compenser les pertes par les profits engrangés par les logiciels, peu coûteux à dupliquer. C’est le même modèle économique que l’on trouve de nos jours à la base de l’industrie du jeu vidéo, quarante ans plus tard.
Aujourd’hui, les créateurs de la toute première console à cartouches n’ont plus de liens avec cette industrie. Mais leur contribution a inauguré une nouvelle ère. Rendre les jeux interchangeables a permis aux consoles de transcender leur nature figée, donnant naissance au jeu vidéo en tant que forme d’expression au potentiel infini. En ce sens, la cartouche a autant constitué une révolution technologique que culturelle.