Après deux éditos consécutifs consacrés à des consoles, il était grand temps de parler des micros pour changer, d’autant que la grogne de leurs utilisateurs s’est renforcée ces derniers mois, en particulier avec la Mini Super NES et les publications, accessoires et clones arrivé·e·s en nombre dans son sillage… Ironiquement, l’annonce surprise du C64 Mini le lendemain a eu un écho bien plus grand pour nos lecteurs avec le double de visites du Mag et presque six fois plus de likes sur Facebook, mais il faut dire que la console de Nintendo avait déjà fait couler bien plus d’encre à ce stade. Il était en tout cas très rafraichissant de voir des réactions globalement enthousiastes de la part des microïstes vis-à-vis d’une information qui les concerne, plutôt que des critiques à la limite du trolling parfois sur des news davantage destinées aux joueurs consoles. Cependant, de manière nettement plus constructive, Olivier Brunel avait lancé quelques jours plus tôt (le 25 septembre) un débat sur Facebook auquel il avait convié un certain nombre de personnes évoluant dans le retrogaming comme Florent Gorges, David Bagel, notre membre d’honneur Bertrand Brocard, Mathieu Manent et des dizaines d’autres, dont votre serviteur. L’idée était de se demander si la représentation de l’Histoire du jeu vidéo n’était pas de nos jours trop centrée sur les consoles Nintendo, SEGA et Sony au détriment des machines de première génération, de l’arcade et donc des micro-ordinateurs. Je vous propose donc quelques pistes de réflexion plus personnelles.
Des machines plus difficiles à exposer
Dans son introduction au débat, Olivier Brunel reconnaissait que la plupart des associations faisaient un certain effort pour représenter un éventail plus large de machines, ses reproches visant plutôt les médias et l’industrie. Néanmoins, il faut bien avouer que même pour MO5.COM, il n’est pas simple de proposer en exposition certaines machines, qui appartiennent justement aux trois catégories citées à la fin du paragraphe précédent. L’association dispose de base d’assez peu de bornes d’arcade, et celles-ci nécessitent une logistique bien plus lourde bien qu’elles présentent en général l’avantage d’être plug & play. De même, alors que nous présentions bien plus d’Atari 2600, de Videopac, d’Intellivision, de Vectrex et de ColecoVision il y a une dizaine d’années, il est aujourd’hui plus délicat de mettre en exposition ces machines fragiles et qui ont tendance à planter régulièrement ; redémarrer ces consoles (ou simplement démarrer la partie dans le cas de la 2600) nécessite en effet d’ouvrir nos meubles qui se sont généralisés sur nos évènements au cours des dernières années. Quant aux micro-ordinateurs, ils avaient eux aussi eu tendance à disparaître de nos expos à un moment donné, mais on a quand même essayé d’en proposer ces derniers temps – tout particulièrement à Paris Games Week. Et les visiteurs semblent avoir apprécié cette année la présence d’un Atari ST, d’un Amiga ou d’un Amstrad CPC.
Cela n’a pas empêché l’un d’entre eux de déplorer l’absence d’un Commodore 64, mais il faut bien comprendre que présenter ces machines jouables n’est pas aussi simple que de proposer des consoles. Outre le format de ces micro-ordinateurs, parfois très volumineux pour nos meubles, et des joysticks souvent plus fragiles que les manettes, la principale difficulté vient du support. Si certains micros 8-bit disposent d’un port cartouche bien pratique pour nous, en particulier le MSX et le TI-99/4A, la plupart utilisent avant tout un lecteur disquette. Or soyons clairs ; il y a peu de chances que la courroie d’un lecteur, de base fragile, puisse tenir toute la durée d’un salon ou d’une exposition en médiathèque. Cela nécessite donc de modifier tous nos micro-ordinateurs d’exposition à l’aide d’un émulateur de lecteur comme le HxC. Certains de ces dispositifs sont faciles d’utilisation, mais d’autres, comme celui que l’on utilisait pour le Commodore 64 dans le cadre de Game Story, avait requis la création d’un petit manuel à l’usage des médiateurs ; nous ne sommes pas toujours présents sur les expositions dont nous fournissons le matériel… Après, il y a d’autres moyens certes moins interactifs de représenter la micro-informatique, comme nous le faisons avec des vitrines de machines des années 1980 et notre panneau consacré au plan Informatique Pour Tous qui l’accompagne souvent – et que votre serviteur a conçu pour info…
Le problème vient aussi de nous tous !
J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer ailleurs le manque de curiosité du public d’aujourd’hui, qui est intimement lié à l’évolution de notre mode de vie. On a plus de temps libre qu’autrefois, mais on vit depuis quelques années une véritable explosion des contenus (cinéma, musique, jeux vidéo, internet, sports, sorties, etc.) en concurrence pour accaparer ce temps précieux. Le choix étant souvent délicat, on a tendance à opter pour les « valeurs sûres » car on pense (sans doute à tort) qu’on ne perdra pas son temps avec quelque chose qu’on aime déjà. Certains comme moi essaient de faire l’effort de donner au contraire la priorité à ce qu’ils ne connaissent pas – j’ai par exemple rarement vu plus de deux fois le même film, même parmi mes préférés – mais c’est une minorité. Le sentiment étant construit sur la mémoire, puisque l’on aime ce qui nous rappelle un bon souvenir, la nostalgie guide fortement nos choix, en particulier chez les actifs trentenaires et quadragénaires en manque de temps libre. Cela explique le revival cyclique de ce qui était à la mode il y a vingt-trente ans : les années 1980 et 1990 en ce moment. Et les phénomènes du retrogaming et du néorétro sont là pour attester que c’est bien entendu le cas dans les jeux vidéo. Les articles du Mag qui abordent les jeux ou les machines chers à nos lecteurs rencontrent un succès bien plus grand que ceux qui parlent de créations originales, même à caractère rétro.
Alors bien sûr, parmi ces machines populaires, il y a des micros comme l’Amstrad CPC en France, mais la Super Nintendo, la Mega Drive et la Dreamcast, voire la Neo·Geo et la PC Engine côté consoles culte, semblent loin devant si l’on se fie à l’affluence et surtout aux réseaux sociaux – car l’inconvénient d’un article sur une machine ultra-populaire, c’est qu’elle génère beaucoup de « j’aime » mais pas forcément de lectures, hélas… Et comme la production d’un livre (par exemple) nécessite un investissement, les éditeurs ont tendance à favoriser eux aussi les valeurs sûres, et donc toujours les mêmes machines ou les mêmes séries (Mario, Zelda, Sonic, Resident Evil, Street Fighter, Final Fantasy) au détriment du reste. Et donc des micros, du moins en France, puisqu’au Royaume Uni où la NES n’a pas été le même phénomène qu’ailleurs, le ZX Spectrum a déjà eu droit à un paquet de publications et de clones. Dans le débat mentionné en introduction, Florent Gorges a ainsi pu témoigner du manque d’intérêt général du public pour les livres qui abordent des sujets moins populaires ou plus techniques, l’idéal étant pour un éditeur d’avoir assez de succès avec certains ouvrages pour se permettre de prendre des risques sur d’autres. Le Mag n’a pas les mêmes impératifs, et heureusement car sinon j’aurais abandonné les bilans mensuels dédiés aux micros 8-bit depuis bien longtemps, vu le travail que cela représente chaque premier du mois… Alors qu’un tout petit article sur un clone de NES HD génère dix fois plus de trafic !
L’américanisation de l’Histoire du jeu vidéo
Ce facteur est toutefois plus aggravant qu’autre chose, car il y a bien à mon avis un biais dans la manière dont on présente actuellement l’Histoire des jeux vidéo, comme le soupçonne Olivier Brunel. Néanmoins, quand certains microïstes vindicatifs hurlent à la « Nintendoisation » de l’Histoire des jeux vidéo, cela ne me semble pas forcément faux mais il s’agit plus d’un symptôme que de la cause réelle. Le problème vient plutôt selon moi d’une américanisation de la culture dans son ensemble, et que d’ailleurs plus personne ne conteste depuis l’après-guerre… Il suffit de regarder Wikipédia pour constater que les pages en anglais sont (presque) toujours bien plus documentées que les françaises, pour le jeu vidéo comme pour le reste. Et même s’il n’y a pas que les États-Unis où l’on parle la langue de Shakespeare, il suffit de jeter un œil aux dates de sorties pour vérifier qu’elles sont, sauf exception, bien plus connues sur le territoire américain. Pendant ce temps, une bonne partie du patrimoine français, en particulier celui des pionniers comme Loriciels, ERE Informatique et Cie, est souvent oubliée des journalistes et historiens même français. Et j’en fais aussi partie puisque je traduis principalement des articles en anglais pour nos chroniques, bien que la raison en soit surtout qu’il ne serait pas très déontologique de recopier ni même de résumer des livres ou articles de mes confrères français. Les Britanniques sont eux avantagés par la langue, ce qui explique que leur patrimoine soit bien mieux mis en valeur.
Or, pour en revenir à Nintendo, c’est justement le marché américain des consoles que la NES a sauvé, même s’il est à mon avis réducteur de nier l’impact du krach sur l’Europe qui a produit très peu de consoles de son côté hormis la GX4000 – n’oublions pas que la Videopac n’est que la version européenne de l’Américaine Odyssey². Néanmoins, la NES a sans doute pris une importance bien plus forte dans les publications, d’autant qu’elle a profité du phénomène du retrogaming, dont on établit souvent la date de naissance en 2003 pour les 20 ans de la Famicom… Mais il ne faut pas tomber pour autant dans l’excès inverse comme la vidéo ci-dessus, quelque peu révisionniste, qui présente la NES comme un échec total au Royaume-Uni. Certes, SEGA a nettement mieux résisté là-bas et, encore aujourd’hui, Nintendo ne jouit clairement pas de la même popularité outre-Manche que chez nous. Mais précisément, en dénonçant un point de vue américanisé de l’Histoire du jeu vidéo, l’auteur de la vidéo commet la même erreur en oubliant le Japon et surtout en réduisant l’Europe à un seul pays ! Ce qui est certain, c’est que le marché européen a mieux vécu le krach et notamment grâce aux micro-ordinateurs. Il suffit de prendre la machine la plus populaire de cette époque, le Commodore 64, pour constater que les éditeurs britanniques comme Ocean ou U.S. Gold ont tout autant marqué les esprits qu’Activision ou Epyx. Et le pôle de créativité s’est clairement déplacé dans la seconde moitié des années 1980.
Il faut croire que les Américains ont alors utilisé les micros pour travailler car, une fois que la NES a ravivé le marché des consoles là-bas, la micro-informatique vidéoludique est devenue presque entièrement européenne. Il est certes logique qu’ils aient peu connu le Spectrum et le CPC, mais même des machines américaines comme l’Amiga ou l’Atari ST n’ont pas bénéficié du même succès que chez nous. Aujourd’hui, la plupart des forums qui leur sont dédiés sont européens, et l’Atari ST est quasi-inexistant sur AtariAge où l’on trouve en revanche des communautés très actives pour l’Atari 2600 bien sûr, mais aussi pour les micros Atari 8-bit ! Car ce sont surtout les jeux qui font la légende d’une machine, et les cinq premiers classiques de l’Amiga qui vous viennent à l’esprit ont sans doute été développés par des Européens comme Psygnosis ou les Bitmap Brothers… Or, même s’ils ne sont pas aussi chauvins que les Japonais de ce point de vue, les Américains préfèrent acheter local. Le problème se pose d’ailleurs aussi au Japon où les consoles, et pour le coup surtout celles de Nintendo, ont hélas complètement éclipsé le patrimoine très riche de la micro-informatique nippone – un problème auquel est très sensible notre ami et correspondant japonais Joseph Redon de la Game Preservation Society, qui participera en passant au colloque de la BnF en décembre. Dans un article que j’espère bientôt traduire, il rappelle que l’Histoire des jeux vidéo telle qu’elle est aujourd’hui présentée est surtout celle de ses succès commerciaux, qui ont certes été souvent copiés, mais ce n’est pas forcément celle des jeux les plus influents.
La culture micros
Le point que je viens d’évoquer constitue à mes yeux la cause la plus importante dans le manque de représentativité des micro-ordinateurs dans l’Histoire des jeux vidéo, mais il reste encore peut-être un petit facteur aggravant. Cependant, et même si cela ne va pas m’empêcher de me faire de nouveaux ennemis, il a surtout un impact sur le nombre moins important de publications, de rééditions de classiques ou de clones de machines en HD, plutôt que sur la documentation historique à proprement parler. J’insiste donc lourdement ; c’est un élément mineur du débat, proche de mon deuxième point sur le manque de curiosité du public. Il se trouve qu’on constate quand même des comportements différents chez les joueurs consoles et les joueurs micros ou PC, même si ces deux catégories ont bien entendu toujours été poreuses et le sont de plus en plus, puisque l’industrie du jeu vidéo est de manière générale moins segmentée entre créations japonaises et occidentales qu’autrefois. Et quand il y a une différence de mentalité, c’est qu’elle remonte bien souvent aux années 1980. À l’époque, si acquérir un micro-ordinateur constituait un plus gros investissement de départ, c’était plus rentable à long terme car copier des jeux était incroyablement généralisé ; c’était même l’un des arguments massues pour convaincre les parents d’acheter un ordinateur (avec la partie « éducative »). Personnellement, ma famille a peut-être acheté trois-quatre jeux sur Atari ST, pour des dizaines et des dizaines de disquettes copiées.
Or pendant ce temps, le piratage était quasi-inexistant sur consoles dans la mesure où elles utilisaient des cartouches. Les joueurs ont donc pris l’habitude, s’ils n’ont pas été contraints de se contenter d’un jeu par trimestre à petit prix comme votre serviteur, de débourser de grosses sommes, notamment sur consoles Nintendo… Et encore aujourd’hui, les jeux PC sont souvent moins chers que leurs équivalents consoles, et les éditeurs le justifient clairement par le piratage, ou du moins par le fait que les joueurs micros ne sont pas prêts à mettre autant dans un jeu. D’ailleurs, il se trouve que le site Indie Retro News, ma principale (si ce n’est l’unique) source d’informations pour mes bilans micros 8-bit, s’avère aussi celle de mes sélections de freeware… Le site a une ligne éditoriale parfois bien étrange, mais il est fortement orienté micros, parle peu de jeux homebrew sur consoles par exemple, et il a tendance à placer la gratuité comme critère principal d’évaluation d’un jeu – c’est devenu plus important que les graphismes ! Si l’on ajoute à ça que les PCistes ont davantage l’habitude de bidouiller, on comprend mieux leur passion pour le Raspberry Pi et leur réflexe du « pourquoi acheter ce qui se trouve gratuitement sur le net ? », même si ce dernier s’est hélas généralisé avec l’arrivée des smartphones… En tout cas, j’ai souvent constaté que ceux qui se plaignent de l’abondance de publications et autres concernant les consoles au détriment des micros, reprochent aussi aux consoleux de repasser à la caisse sans se faire prier.
Je le répète encore une fois ; il s’agit bien sûr de constatations très générales, et je suis certain que les joueurs micros seraient prêts à mettre le prix pour des publications de qualité dédiées à leur passion. Et on commence à en voir heureusement de plus en plus comme The Atari ST and The Creative People, même si elles sont souvent en anglais, ce qui leur permet cependant de viser un public plus large. Et alors que les journalistes français qui ont connu l’âge d’or des consoles dans les années 1990 sont encore très actifs, il semble que ceux qui jouaient plutôt sur micros dans les années 1980 se font hélas trop discrets. Sans Éric Cubizolle – et Dieu sait que je ne suis pas vraiment son plus fervent défenseur –, les publications (articles ou livres) sur les micros se compteraient sur les doigts de la main ; on profite d’ailleurs de l’occasion pour citer 101 Jeux Amiga de David Taddei et Insérez la disquette n°2 de Hoagie. C’est bien peu. Et on rappelle aussi que Patrick Hellio, que l’on avait invité pour un podcast sur le sujet, a achevé L’Histoire du Point & Click il y a plus de deux ans pour Pix’n Love, mais il n’est toujours pas disponible alors que le genre semble, encore aujourd’hui, très populaire et fédérateur. Et il faut justement espérer qu’avec la mode du retrogaming, qui touche un public toujours plus large et plus jeune, les choses s’améliorent. Après tout, les enfants qui découvrent aujourd’hui l’Histoire du jeu vidéo ne le font pas par nostalgie, et ils n’ont pas de biais ou d’aprioris sur les jeux ou les machines qui ont compté.
Mais c’est justement là que les journalistes, les historiens et les joueurs de manière générale ont un rôle essentiel à jouer, afin d’éviter de perpétuer des inexactitudes ou des simplifications. Et c’est toujours compliqué dans un domaine relevant de la culture, voire de l’art, car l’importance d’une œuvre relève en partie de la subjectivité. Il s’agit donc de trouver le bon équilibre, d’expliquer aux nouvelles générations que la vision que les médias donnent de l’Histoire des jeux vidéo peut être effectivement biaisée et incomplète, sans pour autant tomber dans les dérives réactionnaires et élitistes dont on a été bien trop souvent les témoins ces dernières années…