Comme je l’avais indiqué dès les premières lignes, mon précédent édito avait été écrit dans l’urgence alors qu’un autre était prévu initialement. Cet autre, c’est ce que vous êtes en train de lire, consacré à Atari. Si aujourd’hui ce sont plutôt Nintendo et PlayStation qui sont synonymes de jeux vidéo, c’est bien Atari qui a, sinon inventé ce loisir, au moins démocratisé, posé les bases d’une industrie aujourd’hui incontournable. Mais à l’image de cette dernière, cette société a connu des hauts et des bas, a subi de nombreuses mutations. On ne reviendra pas ici sur son histoire ; c’était l’objet de notre toute première chronique, qui remonte toutefois à 2010 et beaucoup de choses ont encore changé entretemps… En particulier, depuis un peu plus d’un an, la société dont le PDG actuel est le Français Frédéric Chesnais tente de revenir sur le devant de la scène, multipliant les partenariats et les projets parfois improbables, mais aussi et surtout très audacieux avec son retour dans la course au hardware via l’Atari VCS. Or, si la machine a été beaucoup moquée par la communauté, il faut tout de même reconnaître que la campagne de financement a été une grande réussite. Mais de nos jours, il faut se méfier du succès, surtout quand il arrive vite ; il peut repartir d’autant plus rapidement. Prenons donc le temps de revenir un peu en arrière, de nous attarder sur les choses bien étranges qui se sont passées chez Atari…
Retour gagnant pour Nolan Bushnell ?
On avait donc laissé Atari en 2010, alors que Phil Harrison venait de quitter le navire ; il avait passé à peine plus de deux ans au sein de la société, et même à peine plus d’une année à la tête de ce qu’on appelait alors Infogrames. Il n’était pas parvenu, malgré ses quinze ans passés chez Sony, à redresser cet éditeur qui fut pourtant l’un des plus importants dans les années 1990. Ayant digéré l’ancien géant Atari, le groupe avait finalement décidé de devenir un éditeur américain sous ce nom alors encore (relativement) prestigieux, en mai 2009. Harrison avait alors été rétrogradé à un poste plus honorifique (un « directeur non-exécutif » !) avant de quitter le conseil d’administration en avril 2010. Par la suite, il a été deux ans chez Gaikai (racheté depuis par Sony et en charge du PlayStation Now), trois ans chez Microsoft (durant le lancement raté de la Xbox One), et il est depuis le début de l’année chez Google – on ne peut pas vraiment dire qu’il ait emmené la recette du succès avec lui quand il a quitté Sony en février 2008… Cependant, le jour où il avait donné sa démission d’Atari, c’est Nolan Bushnell qui faisait un retour surprise au conseil d’administration de la société qu’il avait fondée ! Mais cela n’a pas marqué une renaissance du phénix pour autant, en tout cas pas encore. Le groupe semblait même se recentrer autour de projets relativement modestes comme Star Trek Online (2010) et Test Drive Unlimited 2 (2011).
De toute façon, il semble que Nolan Bushnell y soit resté moins d’un an, et l’éditeur s’est lancé dans des projets de moins en moins ambitieux. Certains n’ont même pas abouti comme un film Missile Command ou un reboot tout aussi improbable d’Asteroids et, en dehors des traditionnelles compilations comme Atari’s Greatest Hits ou plus récemment Atari Flashback Classics, on a surtout eu droit à des retours ratés de vieilles licences, le plus souvent sur mobiles : Haunted House, Centipede: Infestation, Asteroids Gunner, Breakout: Boost, Centipede: Origins, Warlords ou même Pong… Votre serviteur garde en particulier un souvenir douloureux de Yars’ Revenge, parce qu’il s’était fait enguirlander par un lecteur pour avoir mal orthographié son titre, alors que l’erreur provenait d’Atari ! Après, il est tout à fait possible que certaines de ces tentatives aient connu un relatif succès, en particulier quand il s’agissait de freeware, mais elles partaient à mon avis d’un mauvais calcul. Car contrairement aux classiques de l’âge d’or des 8/16-bit, la plupart de ces licences ne sont aujourd’hui en mémoire que de quadragénaires qui seraient intéressés à la rigueur par rejouer aux originaux, mais sûrement pas à des reboots qui cumulent à peu près tout ce qu’ils détestent aujourd’hui : le free-to-play, le dématérialisé, la 3D, les contrôles tactiles, le DLC et Cie… Et il est surtout étonnant que des pros du marketing aient pu commettre de telles erreurs.
De toute façon, les choses se gâtent début 2013, alors que les quatre sociétés du groupe Atari se déclarent en faillite. Elles y échappent un an plus tard, mais après avoir intégré le domaine plus juteux du casino en ligne. Et le nouveau PDG Frédéric Chesnais révèle alors que l’ensemble des activités d’Atari n’occupe que… dix personnes. Le 22 juin 2014, le groupe annonce une nouvelle stratégie visant à se concentrer sur de nouveaux publics, avant de préciser « la communauté LGBT, les social casinos (NdR : jeux de casinos des réseaux sociaux), les jeux d’argent et YouTube » ! J’aurais bien aimé vous rassurer en vous disant que je viens de l’inventer, mais j’aurais forcément trouvé quelque chose de plus crédible… On peut toutefois se montrer plus indulgent et se dire que cela leur aura permis de tenir le temps de revenir aux jeux vidéo. Mais, ce qui les a remis à la mode, c’est plutôt le documentaire Atari: Game Over sur l’excavation des fameuses cartouches d’E.T. The Extra Terrestrial (1982). Dans un article que j’avais consacré à l’affaire, j’évoquais le besoin des gens, et en particulier des joueurs dont la passion a une histoire encore jeune, de se créer des mythes et des légendes, aggravé en pleine ère du complotisme généralisé. Mais aussi en pleine mode des nanars : ce qui était nul devient génial. Le chanteur Dave avait évoqué ce cycle selon lequel, après avoir été ringard puis kitsch, on redevient tendance… C’est ce qui est arrivé à Atari ?
Des casquettes connectées à l’Atari VCS
Atari est ainsi revenu sur le devant de la scène en 2017, avec une communication très étrange qui mêle à la fois l’évocation de son héritage considéré (heureusement) comme important, mais aussi une orientation résolument tournée vers l’avenir, conquérante, et prête à explorer les pistes les plus improbables. Le groupe multiplie ainsi les communiqués de presse qui semblent s’adresser plutôt au monde de la finance tant ils se révèlent cyniques en assumant des stratégies faussement audacieuses, car limitant les prises de risque au maximum. Alors certes, le grand public n’en aura sans doute pas connaissance, mais une partie de la presse spécialisée s’en est tout de même fait l’écho, et il était rarement favorable. Le placement de la marque dans Blade Runner 2049, à défaut d’être très original, était un coup facile et plutôt pertinent puisque le logo était déjà apparu dans le film original de 1982, contribuant d’ailleurs à cimenter la légende d’une malédiction autour des marques qui y figuraient (Pan Am, RCA, Bell Phones…). En revanche, même s’il est possible que les Atari Speakerhats aient connu un succès commercial (mais le groupe s’en serait alors vanté davantage), ces casquettes connectées ont surtout été la risée du web, et en premier lieu des fans de la marque qui auraient préféré des casquettes normales… Incroyablement beauf, cet accessoire est devenu le symbole même d’une industrie pratiquant les « money hats » (expression venant du jeu vidéo et désignant les pots de vin versés aux journalistes contre de bonnes notes).
Sans pour autant créer un scandale, le cas de Rollercoaster Tycoon a encore une fois illustré les façons de faire assez curieuses du nouvel Atari. En début d’année, le groupe a en effet lancé une sorte de campagne d’investissement assez inédite, et d’ailleurs limitée aux États-Unis pour des questions de réglementation. Au premier abord, cela pouvait ressembler à du financement participatif, mais il était bien précisé que le jeu sortirait quoi qu’il arrive, et surtout que les contributeurs toucheraient un pourcentage sur les recettes du jeu ! Comme l’a souligné judicieusement notre confrère de Gamekult, cette démarche « ne concerne pas tant les joueurs que les investisseurs indépendants » et l’objectif d’Atari est surtout « de tester l’intérêt des investisseurs pour ce type de financement ». Après tout, pourquoi pas, mais cela ne donne pas vraiment une bonne image de l’éditeur auprès des joueurs, et cela brouille encore davantage le message diffusé en parallèle sur la richesse de l’héritage de la marque. Début février, l’objectif minimum de la campagne a été atteint, et on a appris plus récemment que Bigben serait en charge de la distribution du jeu Switch, conformément à la nouvelle stratégie d’Atari qui souhaite encore une fois limiter au maximum les risques, en n’éditant lui-même que les jeux au format dématérialisé…
D’un côté, Atari se lance dans des projets audacieux mais dont le rapport au jeu vidéo est encore flou, comme le lancement d’une cryptomonnaie, l’Atari Token ; elle a fait beaucoup douter le site Gizmodo, qui compare cette initiative à celle de Kodak, un autre ancien fleuron de l’industrie aujourd’hui en crise. Et de l’autre côté, la société sait la jouer safe en tablant sur son catalogue quarantenaire, entre compilations et consoles plug & play. Mais même dans ce cas, certains choix semblent discutables sur le plan stratégique. On sait gré au groupe d’avoir enterré la hache de guerre avec Jeff Minter pour éditer son Tempest 4000, mais on doute sérieusement de son potentiel commercial ; un développeur qui œuvre sur Jaguar, Nuon ou Vita crée plus par passion que pour l’argent ! Et curieusement, Atari ne semble pas avoir tiré les leçons des remakes évoqués plus haut, semblant tenir beaucoup à son reboot de l’antique Night Driver (1976). Disponible sur iTunes et Google Play, ce free-to-play ressemble autant à n’importe quel jeu de course – ce n’est pas comme si c’était le premier du genre à arborer un look néon années 1980 – qu’à l’original qui se déroulait dans le noir du fait d’évidentes limitations techniques… Les rééditions font plus sens et Atari sait que les royautés garantissent des revenus réguliers ; Elon Musk vient d’ailleurs d’annoncer sur Twitter un partenariat pour intégrer des classiques dans les prochaines Tesla…
L’Ataribox, une boîte pleine de promesses
Mais du coup, il est légitime de se demander si, à force d’exploiter son riche catalogue via des partenariats avec à peu près tout ce qui bouge, Atari n’est pas en train de se créer lui-même une concurrence bien rude pour sa future Atari VCS. Parce que, pour le moment, en dehors des classiques de l’ancien constructeur, on ignore totalement ce que la console cherche à offrir… Reprenons la chronologie des faits. Le buzz a été lancé début juin 2017 avec l’ouverture d’un site ataribox.com (renommé depuis) ne contenant qu’une vidéo de teasing montrant ce qui ressemble à une console. Évidemment, en plein boom des mini machines et alors que le comeback triomphal de Nintendo n’était pas tout à fait encore avéré (et on imagine que le projet traînait quand même depuis quelques mois), cela ne pouvait qu’attirer l’attention. Mais le concept restait encore (volontairement) flou d’autant que, comme la suite l’a montré, Atari n’était pas encore tout à fait fixé sur son positionnement. C’était certes sans doute suffisant pour capturer l’imaginaire du grand public, mais également pour rendre suspicieux les joueurs plus informés. Car ne pas choisir entre la console HD et la mini machine plug & play peut autant s’avérer une force qu’une faiblesse, surtout quand on se retrouve à cumuler les inconvénients des deux : le prix élevé de la première et les limitations techniques de la seconde, comme on l’a finalement découvert à l’automne.
Et puis beaucoup d’éléments de langage des communiqués de presse ont fait grincer les dents, en particulier le fait que « pour limiter la prise de risque, [l’Ataribox] sera initialement lancé[e] dans le cadre d’une campagne de crowdfunding ». Et cerise amère sur le gâteau empoisonné, c’est la plateforme Indiegogo qui a été choisie, tristement célèbre pour son fameux « objectif flexible » qui permet de récupérer tout l’argent misé même s’il n’est pas atteint. Certes, le service a renforcé ses contrôles comme ceux qui suivent l’affaire de la Vega+ le savent bien, mais cela incite clairement à la méfiance, surtout quand ce n’est pas annoncé d’emblée officiellement et que GamesBeat le découvre au détour d’une interview du concepteur de la machine, Feargal Mac. Les choses ont d’ailleurs commencé à se compliquer dès la fin de l’année pour Atari ; sans parler de certaines découvertes comme le côté très fabriqué du buzz, le lancement de la campagne a été mystérieusement retardé. La rumeur voulait que ce soit à cause de la manette, et que les concepteurs se soient rendu compte que le Classic Joystick serait bien limité pour jouer à autre chose que des classiques 2600… Il aura fallu attendre la Game Developer’s Conference en mars pour qu’Atari révèle un Modern Controller tristement générique, et surtout le nouveau nom de la machine, certes moins ridicule mais qui n’a pas manqué de faire bondir les fans de la marque.
Car pour rappel, Atari VCS était le nom de la première console à jeux interchangeables du constructeur à sa sortie en 1977, avant d’être rebaptisée Atari 2600 en 1982 à l’arrivée de son malheureux successeur, l’Atari 5200. Était-ce donc bien utile de se mettre à dos les plus grands défenseurs de la société ? Après tout, ce ne sont peut-être pas eux qui sont visés, et à vrai dire on n’a toujours pas vraiment compris qui était la cible de cette console – c’est peut-être même précisément le secret de son succès. En effet, alors qu’on restait vraiment sceptique sur le bien-fondé de la démarche début mai, la campagne lancée à la fin du mois a fait un carton, ayant récolté près de trois millions de dollars (ce qui n’est toutefois pas si énorme pour produire une console). Et en un sens, il est tout à fait possible que les joueurs se soient jetés dessus pour pouvoir bénéficier du modèle collector, avec sa façade en imitation bois bien vintage, et des tarifs soi-disant préférentiels. Car si Atari avait été moins flou dans sa communication, et donc avait expliqué plus clairement la nature de sa console, les acheteurs auraient été paradoxalement plus prudents ! Mais pour cela, il aurait fallu que ses concepteurs sachent eux-mêmes ce qu’ils sont censés livrer l’été prochain… En effet, quelques jours après le lancement de la campagne ressurgissait un article pour le moins gênant de The Register, pourtant publié en mars durant la GDC évoquée plus haut.
Si l’on peut toutefois trouver le journaliste un peu naïf lorsqu’il se montre choqué d’avoir affaire à un prototype non fonctionnel (le Modern Controller n’est alors qu’une pièce de plastique solide en forme de manette), le fait que Michael Arzt, haut placé au sein d’Atari, se révèle incapable de répondre à la plupart des questions incite à la méfiance… La société a dénoncé via Facebook l’aspect calomnieux de l’article, mais The Register a répondu en diffusant l’intégralité de l’interview en audio, et il est clair que Arzt ne peut (ou ne veut) pas donner beaucoup d’informations ; il faut cependant rappeler qu’il s’agit d’un dirigeant et non d’un ingénieur. À ce sujet, Atari a annoncé en grande pompe fin juin que Rob Wyatt, l’un des architectes de la Xbox, travaillait avec sa société sur la console depuis plusieurs mois. Alors c’est en effet rassurant que celui qui a également œuvré sur DirectX 8 et la puce graphique de la PlayStation 3 soit de la partie, mais le dévoiler à trois jours de la fin de la campagne, c’est bien étrange. Et puis mi-juin, Variety a publié un article sur la descente aux enfers de la Gameband, une montre connectée qui a également connu un énorme succès sur Kickstarter, et dont Atari était partenaire. Était parce que, justement, ce serait le retrait de la société il y a quelques mois qui mettrait sérieusement le projet en danger… Atari n’est certes pas à l’initiative mais ce n’est pas terrible pour son image.
Les pères fondateurs
Et malheureusement, c’est aussi l’image de l’Atari d’antan qui a été écornée récemment. Fin janvier, un jour après avoir annoncé que Nolan Bushnell devait recevoir le Pioneer Award à l’occasion de la GDC précédemment évoquée, les organisateurs ont finalement décidé de ne pas décerner le prix cette année, répondant à une levée de boucliers suite aux frasques de l’homme d’affaires dans les années 1970, et qui ne passaient plus trop dans le contexte du fameux #metoo… Bushnell a présenté ses excuses et salué, même applaudi, la GDC pour ne pas encourager les comportement inappropriés au travail. Cela dit, même si certaines anecdotes comme les réunions de travail dans un jacuzzi sont avérées, la journaliste Cecilia D’Anastasio a tenu à mener sa propre enquête auprès des femmes ayant travaillé pour la société à l’époque. Le résultat, publié sur Kotaku, nuance énormément les choses. Déjà, la nostalgie aidant, ces employées gardent toutes un excellent souvenir de cette ambiance pour le moins décontractée, littéralement « sexe, drogue et rock ‘n’ roll ». Certaines choses ne passeraient plus aujourd’hui bien évidemment, mais étaient perçues comme bon enfant dans cette période bien particulière, et aucun témoignage n’évoque de véritable harcèlement. Mais bien que Bushnell ait donc été largement dédouané, l’affaire a tout de même fait suffisamment de bruit pour qu’il soit contraint de faire profil bas désormais…
Et l’autre fondateur d’Atari, le nettement plus discret Ted Dabney, nous a quittés fin mai, quelques jours avant le lancement de la campagne de financement de la VCS… Déjà que l’Atari d’aujourd’hui est tout autant l’héritier d’Infogrames que celui de la société qui a démocratisé le jeu vidéo, il ne reste donc plus grand-chose de cette compagnie ballottée depuis près de cinquante ans entre de nombreuses mains, comme celles de la Warner ou de la famille Tramiel par exemple. Début juillet, un fan de la marque racontait sur AtariAge qu’aujourd’hui, même les boutiques de retrogaming américaines ne prenaient plus au sérieux Atari, au profit de Nintendo, SEGA, Sony et Microsoft. Et il se demandait d’où venait ce manque de respect, rappelant celui des cours de récré à l’époque où la NES avait ringardisé l’Atari 2600, mais sans l’excuse de la jeunesse et de l’ignorance. Certains estiment que la marque a sans doute trop vieilli, qu’elle est devenue l’équivalent des films muets ou en noir et blanc pour la nouvelle génération. Mais peut-être qu’Atari n’a pas su faire perpétuer son héritage contrairement à Nintendo, précisément parce qu’à force de changer de direction, la société n’a jamais eu la stabilité nécessaire pour conserver son identité. Si ses compilations marchent encore et si l’Atari VCS séduit aujourd’hui, c’est avant tout grâce à la communauté de fans, qui a elle véritablement œuvré pour entretenir cette passion.
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