ÉDITO : Le piratage sauve-t-il le jeu vidéo ?

Super Mario Odyssey (Switch)
Visuel via Ars Technica

Cet été, alors que l’on planifiait déjà l’édito précédent consacré à Atari, Nintendo traînait en justice deux sites web, LoveROMS.com et LoveRETRO.co, qui distribuaient illégalement des jeux du constructeur et qui ont rapidement fermé. Le litige a été réglé début novembre, suivant un accord selon lequel le couple propriétaire des sites doit verser officiellement $12,230,000 à la société – il est toutefois possible que ce montant vise surtout à effrayer, tant il semble important pour deux particuliers, aussi lucrative soit leur activité… Et même si ça s’est nettement calmé depuis, l’affaire a créé un véritable vent de panique dans la foulée, incitant les sites EmuParadise puis The ISO Zone à carrément fermer de leur propre chef, au lieu de se contenter de retirer les jeux Nintendo par exemple. Et surtout, cela a relancé le débat sur l’existence même de sites qui diffusent des œuvres de manière certes illégale, mais qui constitue parfois voire souvent l’unique moyen d’y avoir accès. C’est d’ailleurs ce qui a poussé l’ancien journaliste Frank Cifaldi à publier ce message sur Twitter : « La fermeture de sites de ROMs n’a cet impact que parce que l’industrie fait un travail calamiteux pour rendre les jeux vidéo accessibles. Il n’y a pas d’autre alternative que le piratage pour 99% du patrimoine vidéoludique. Les pirates sont les seuls à le maintenir en vie, littéralement comme au sens figuré ; ce sont eux qui préservent le code et qui le rendent accessibles pour que les gens s’en souviennent. » Les pirates sont-ils vraiment les seuls ? Et nous ? La BnF ? On est des pirates ?

Précisons tout de suite que Cifaldi a rapidement clarifié sa pensée, estimant que l’on devrait « ériger des statues aux créateurs des émulateurs dans les espaces publics » et ce n’est du reste pas la première fois qu’il fait l’éloge de l’émulation. L’association est d’ailleurs parfaitement d’accord avec lui sur ce sujet et votre serviteur avait même publié un édito à ce propos, mais l’émulation n’est pas forcément du piratage et Cifaldi a lui-même expliqué qu’il ne défendait pas le « piratage casual », c’est-à-dire la diffusion du travail d’autrui juste pour faire de l’argent – ce qui est malgré tout l’objectif de beaucoup de sites dont les deux attaqués en justice… Car il est quand même important de rappeler que, d’une part, Frank Cifaldi est le fondateur et président de la Video Game History Foundation, en quelque sorte un équivalent américain de MO5.COM, et que ses propos semblent ainsi autant réducteurs pour son travail que pour le nôtre ! Mais aussi que, d’autre part, il fait partie du studio Digital Eclipse qui s’est justement spécialisé, sans doute sous son influence, dans les rééditions de classiques avec des compilations comme Street Fighter 30th Anniversary Collection ou SNK 40th Anniversary Collection. Il est d’ailleurs sacrément ironique que parmi ceux qui ont applaudi le tweet de Cifaldi, beaucoup méprisent ce type d’initiative qu’ils jugent commercial et opportuniste, et surtout rendu inutile par leurs précieux Raspberry Pi

Prototype de Street Fighter sur NES
Prototype de Street Fighter sur NES exhumé par Frank Cifaldi et ses équipes pour Street Fighter 30th Anniversary Collection

Le piratage, c’est illégal

Mais télécharger des ROMs, ça ne préserve pas spécialement le patrimoine et surtout ça reste pour le moment illégal, qu’on le veuille ou non. On a déjà expliqué pourquoi à maintes reprises et notamment dans l’édito cité précédemment, mais il a plus de sept ans et un petit rappel fera du bien, d’autant que l’on a obtenu quelques précisions depuis… Dans cet article, on évoquait le fameux droit à la « copie de sauvegarde » évoqué notamment en page 39 du numéro 95 de Player One (mars 1999) et qui a sans doute contribué, sans le vouloir, à répandra la rumeur selon laquelle on pourrait télécharger la ROM d’un jeu qu’on possède en physique. Sans le vouloir, parce que le magazine précise bien que l’on a le droit de faire la copie d’un programme informatique « si c’est nécessaire » – formulation assez floue pour pouvoir être interprétée n’importe comment. Cela dit, il y a déjà une confusion entre les notions de copie privée, liée à des œuvres soumises au droit d’auteur, et de copie de sauvegarde, purement informatique, sachant que les jeux vidéo relèvent des deux… La loi américaine précise elle clairement que la copie n’est autorisée que si elle est essentielle à l’utilisation du programme, et qu’elle s’effectue uniquement dans un but d’archivage ; elle ne doit être employée que si l’original ne fonctionne plus par exemple. En revanche, elle est plus souple par le fait qu’elle autorise le propriétaire à faire faire la copie par quelqu’un d’autre.

On pourrait donc s’imaginer pouvoir demander à une personne possédant le moyen de dumper une cartouche de créer des copies de ses jeux, n’est-ce pas ? Sauf que celle-ci ne pourra pas diffuser les dumps en ligne et surtout, la jurisprudence Atari v. JS&A de 1983 crée une exception à cette loi en ce qui concerne les cartouches… Mais en France, et dans une bonne partie de l’Europe, il y a la copie privée, instaurée en Allemagne en 1965 et qui permet à un particulier de copier une œuvre pour son usage personnel ; on ne peut donc pas la prêter à un ami. Mais bien entendu, cette exception au droit d’auteur a été créée pour justifier l’existence des supports vierges (cassette audio, VHS, CD-R, etc.) qui sont justement soumis à une taxe censée compenser le manque à gagner – hormis les disques durs internes, mais ça pourrait justement changer. En outre, la copie doit être effectuée à partir d’une source licite, ce qui signifie que s’il est toléré de copier un film ou un album emprunté en médiathèque (!), il est donc interdit de le télécharger sur le web. Enfin, il faut bien comprendre que la copie privée est une exception et non un droit, ce qui signifie que si vous ne pouvez pas ripper votre album à cause d’un DRM, même pour votre usage personnel, eh bien tant pis pour vous ; la loi considère que l’éditeur du CD (ou du DVD) est dans son bon droit.

Gradius (NES)
Ceci n’est pas Gradius mais une cartouche NES de Gradius

Bref, à supposer que vous sachiez vous-mêmes dumper vos jeux, vous devriez pouvoir les utiliser dans le cadre familial même si le jeu vidéo introduit clairement une complication que la loi ne semble pas prévoir : la multiplicité des supports. Posséder une VHS ne donne absolument pas le droit de pirater le Blu-ray du même film mais,  si c’est assez évident à cause de l’obligation de la source licite, personne n’irait de toute façon ripper une VHS pour en faire un Blu-ray ! En revanche, une fois la ROM ou l’image disque dumpée, la loi ne semble pas préciser si on a le droit ou pas de jouer à son jeu sur une autre plateforme via un émulateur. Mais il probable que ça ne soit pas le cas, puisqu’un jeu est associé à un support, et une réédition sur une autre machine est techniquement considérée comme un bien distinct. Lorsque vous avez acheté Gradius sur NES, vous n’êtes pas devenu pour autant le propriétaire de l’œuvre, qui demeure Konami comme l’indique probablement les mentions légales. Vous ne possédez qu’un exemplaire de cette œuvre, et même en l’occurrence de son portage sur un support donné (*). C’est évidemment bien plus simple pour une création unique comme un tableau, qui lui n’a qu’un seul propriétaire (pas forcément son auteur)… Car copier une œuvre reproductible à l’infini n’a pas d’incidence directe sur son auteur, et il est encore aujourd’hui très difficile d’estimer précisément le préjudice subi.

Et il y a toujours un écart entre la loi et sa mise en pratique. Si la législation parle d’usage privé, c’est aussi parce qu’il est quasiment impossible de contrôler ce que fait une personne dans son intimité ; c’est bien pour cela que les éditeurs s’attaquent aux sites de distribution d’œuvres piratées, et rarement aux gens qui les téléchargent à moins que ce ne soit dans des proportions importantes. Au final, cela revient comme bien souvent à une question de discipline personnelle, selon que l’on est attaché ou pas au respect de la loi. Certains ne téléchargent les jeux que pour les essayer avant de les acquérir – ce qui peut se comprendre vu le tarif qu’ils affichent de nos jours avec la spéculation – tandis que d’autres le font uniquement pour avoir toute leur collection sur une même flashcart par flemme de changer de cartouche ! C’est aussi ce qui fait, notamment au Japon où l’on est soucieux de cela comme on le rappelait ci-dessus, la popularité de machines rétro comme les RetroN et la Retro Freak puisqu’elles permettent de dumper les cartouches que l’on possède soi-même. Cela semblerait même conforme à l’amendement évoqué plus haut si l’on ne joue aux ROMs que sur la console sur laquelle la copie a été effectuée… Enfin et surtout, il est en général toléré de télécharger des titres « introuvables » autrement puisque, dans la pratique, il n’y a donc pas de manque à gagner pour un ayant droit qui n’est même pas toujours bien défini – une sorte d’abandonware de circonstance. Or beaucoup de jeux deviennent difficiles d’accès…

Retro Freak
Les machines comme la Retro Freak permettent de dumper les cartouches pour y jouer ensuite via un émulateur software

Mais le téléchargement, ça peut être légal

Frank Cifaldi affirme même que 99% du patrimoine vidéoludique ne serait pas disponible de manière légale, ce qui est peut-être vrai mais difficile à réellement estimer. Il faut dire que les solutions légales sont elles-mêmes très diverses et pas faciles à identifier, et restent encore soumises à la principale difficulté que pose le jeu vidéo : la multiplicité des supports. Nintendo a quand même fait un effort non négligeable avec la Console Virtuelle, service certes imparfait mais qui permettait de télécharger également des jeux Master System, Mega Drive, PC Engine et Commodore 64 (ou MSX au Japon). Ce qui était sans précédent mais aussi, hélas, sans véritable successeur… Et ce n’est en fait qu’une goutte d’eau compte tenu du nombre de plateformes qui existent réellement, en comptant les nombreux standards de micro-ordinateurs incompatibles entre eux qui sont nés au début des années 1980 ! On se trouve donc face à une situation bien plus complexe que celle du cinéma, où l’on estime cependant que 80% des films muets ont été perdus – mais c’était aussi une autre époque. Si l’industrie aime bien répéter que le jeu vidéo a dépassé le cinéma en termes de chiffre d’affaire, il ne faut pas oublier qu’une place de cinéma coûte quand même beaucoup moins cher qu’un « AAA » vidéoludique. Et l’essor du mobile, des jeux web et des solutions de streaming témoigne bien d’un mouvement d’uniformisation des plateformes, qui ne plaît pas aux retrogamers mais contribuera à la démocratisation du jeu vidéo.

Et tant qu’on est dans la comparaison, il faut savoir que si la pellicule a quasiment disparu des tournages ces dernières années, ce support se révèle néanmoins pertinent pour conserver les films. Car en plus d’être plus durable qu’un disque dur lorsqu’il est bien entretenu, il est assez facile d’éliminer une petite rayure d’un photogramme (en utilisant celui d’avant et/ou celui d’après typiquement) alors qu’une simple erreur entre un 1 et un 0 peut rendre un fichier totalement illisible ! La conservation risque donc d’être épineuse pour le jeu vidéo qui est 100% numérique… Surtout que les supports magnétiques des cassettes et disquettes sont très fragiles, et il est possible que certains jeux soient d’ores et déjà perdus à jamais. Dans la pratique, c’est pour le moment la redondance (le fait qu’une même donnée soit stockée en de nombreux endroits différents) qui assure la pérennité du patrimoine vidéoludique et donc, oui, le fait qu’il y ait de nombreux sites conservant des ROMs y contribue. Mais le problème est que ces sites n’ont pas spécialement vocation à faire de la conservation et, en absence du curation, on y trouve bien plus facilement les jeux les plus populaires, qui sont déjà parfaitement bien préservés par leurs ayants droit, que les titres les plus rares qui en ont cruellement besoin. Et ce n’est pas le rôle des pirates ; il est primordial de créer des lois et des organismes qui protègent vraiment ce patrimoine.

Maupiti Island (Atari ST)
Maupiti Island est en abandonware comme tout le catalogue Lankhor

Le jeu vidéo étant hélas relativement jeune par rapport aux autres formes d’expression, il souffre évidemment d’un grand manque de reconnaissance des instances publiques mais « le temps de la loi » se révèle également inadapté compte tenu de la vitesse à laquelle les supports se dégradent. Il est évident que beaucoup d’œuvres, parmi les premiers jeux d’arcade ou les titres créés sur micro-ordinateurs dans les années 1980, en particulier pour des marchés locaux, devraient relever de l’abandonware et dans la pratique, personne n’en réclame en effet la propriété. Or si la durée varie d’un pays à l’autre, il faut 70 ans pour qu’une œuvre tombe dans le domaine public en France ; les hackers n’ont heureusement pas attendu 2050 pour pirater les jeux Loriciels, ERE Informatique ou Titus, même si certains éditeurs comme Lankhor ont mis leurs jeux officiellement en abandonware par exemple. À défaut d’une législation adaptée, il existe pour le cinéma comme pour les jeux vidéo des sites comme Abandonware France qui proposent en téléchargement des titres qui ne sont plus exploités commercialement, et qui s’engagent à les retirer dès qu’ils sont réédités. Ce n’est techniquement pas légal mais ça fait partie des initiatives tolérées dans la pratique puisque personne ne porte plainte (en général). Et surtout cela a le mérite d’inciter les ayants droit à exploiter leur patrimoine – c’est même le but de la démarche.

À l’inverse, il y a le site Console Classix qui propose depuis 2001 de l’émulation en ligne payante, par abonnement ; ses propriétaires ont reçu un avertissement des avocats de Nintendo of America mais ils estiment que c’est légal car ils proposent aux utilisateurs de louer des ROMs, uniquement présentes dans la mémoire du navigateur et issues des cartouches de leur collection. Cela semble  quand même étrange dans la mesure où un jeu est censé s’utiliser dans le cadre familial, mais c’est surtout discutable sur le plan moral… Quoi qu’il en soit, le streaming semble de plus en plus être la solution pour faciliter la diffusion de ROMs de manière légale ; Shigeru Miyamoto y songe lui-même fortement et c’est aussi ce que suggère le journaliste Chris Kohler, un bon ami de Frank Cifaldi. Certes, en ce qui concerne la musique, beaucoup préfèrent aujourd’hui aller sur Spotify plutôt que de télécharger des mp3, mais la manière dont ces plateformes rémunèrent les artistes demeure encore contestable – ces derniers comptent sans doute désormais plus sur les concerts. Ironiquement, le même Kohler, qui note par ailleurs judicieusement que Capcom a amélioré Street Fighter II grâce aux pirates, s’émerveillait que l’on trouve encore des bandes originales de jeux vidéo au Japon, or c’est sans doute plus viable commercialement dans un pays où les gens sont respectueux de la propriété intellectuelle…

Bande originale de Super Smash Bros. (Nintendo 64)
En France, on trouve déjà difficilement des CDs de musiques de film, alors la bande originale de Super Smash Bros. sur Nintendo 64…

Le streaming (légal ou pas) est aussi en train de remplacer le marché de la vidéo, mais cela ne signifie pas que la situation est totalement comparable avec le jeu vidéo. D’ailleurs, reproche-t-on autant aux éditeurs de ressortir des vieux films en salles ou en vidéo ? Et au même prix que les dernières nouveautés ? Alors certes, on a parfois droit à des bonus, comme pour certaines rééditions de jeux vidéo du reste, mais pas toujours. Et une place de cinéma coûte en général le même prix (dans une salle et à un horaire donnés) quel que soit l’âge ou le budget du film, quand beaucoup de joueurs trouvent que 5 €, c’est trop cher pour un jeu qui a plus de vingt ans… Le cinéma est autrement plus ancien et, si un aspect nostalgique équivalent au retrogaming existe bien, il concerne lui aussi les films des années 1980-1990 – combien de fois Blade Runner a-t-il été réédité ? – et donc une part certes non négligeable du cinéma de patrimoine, mais seulement une part. Tandis que ceux qui ont connu les premiers jeux vidéo commerciaux sont a priori encore vivants ! Néanmoins, comme pour le jeu vidéo et la musique, l’essor du dématérialisé est compensé par celui des éditions collector visant un public restreint mais dépensier. Car pour un cinéphile, l’offre VoD par abonnement reste limitée et à l’unité, comme pour le jeu vidéo, encore un peu chère sur le plan psychologique… À noter qu’il existe dans certains pays des sites de streaming gratuits et légaux à condition de posséder une carte de bibliothèque là encore !

Évidemment, dans un monde idéal, la culture serait gratuite et accessible à tous, mais ce n’est hélas pas le cas et les créateurs ont besoin de vivre. Et leurs éditeurs aussi, accessoirement…

Le patrimoine est-il menacé par Nintendo ?

Tout d’abord, Nintendo est dans son bon droit qu’on le veuille ou non. Certains défendent même le constructeur en invoquant l’obligation légale d’exploiter ses licences, mais je ne suis pas certain qu’elle s’applique ici. Il existe bien une loi pour les éditeurs qui acquièrent une œuvre ou une marque dont ils ne sont pas les auteurs, et qui les oblige en effet à les utiliser dans un délai donné afin d’éviter que l’on puisse l’acheter juste pour empêcher sa publication. Ainsi, Sony doit régulièrement sortir (ou mettre en chantier) des films Spider-Man pour éviter que les droits ne reviennent à son propriétaire, Marvel, par exemple. Or en l’occurrence, Nintendo est bien « l’auteur » de la plupart de ses jeux au regard de la loi… En revanche il peut être utile de redéposer certaines marques pour éviter qu’un site porno s’appelle « Kirby.com » ou autre abus du même genre ! Et puis surtout, on ne peut pas reprocher à la société de laisser son héritage en friche. Outre de multiples rééditions et autres mini consoles, les jeux Nintendo sont souvent truffés de références (Smash Bros., WarioWare, etc.) qui en font presque des mini-musées virtuels parfois. Les autres éditeurs sont peut-être plus coulants vis-à-vis des créations des fans en particulier, mais ils n’ont en revanche pas tous su pérenniser leurs licences. Il est toutefois clair qu’il y a des jeux que le constructeur ne réédite pas et auquel on n’a donc a priori pas accès sans piratage, mais ce ne sont pas forcément ceux qu’il protège le mieux… et les plus téléchargés !

Nintendo a quand même permis à Hamster Corporation d’exhumer le rarissime Sky Skipper (1981) 

Enfin, si Nintendo n’est pas une œuvre de charité, loin de là, il ne faudrait pas non plus tout mettre sur le dos d’une même société… Alors qu’on entend encore aujourd’hui, à droite et à gauche, que le constructeur a fait fermer plein de sites, rappelons encore une fois qu’il n’y en a eu que deux, affiliés, et pas n’importe lesquels ! LoveROMS.com et LoveRETRO.co ne se contentaient pas de distribuer des ROMs qu’ils n’ont sans doute pas dumpées, ils les commercialisaient. Si l’on compare à un portail à but non lucratif comme Internet Archive, celui-ci a bien entendu reçu la fameuse lettre des avocats de la compagnie leur notifiant de retirer leurs jeux, mais la demande a été honorée et le site se porte très bien depuis ; il a ajouté cet été 1100 jeux d’arcade et près de 18 000 titres Commodore 64 ! Mais ce qui gêne Nintendo n’est en général pas tant les initiatives commerciales que celles qui utilisent des éléments visuels protégés et qui peuvent créer de la confusion pour le public. Comme typiquement le remake amateur Project AM2R alors que l’officiel Metroid: Samus Returns était en chantier, mais aussi de nombreux autres projets de fans comme des films ou des livres – qui doivent porter la mention « non officiel » même si c’est Florent Gorges qui les écrit. Or les deux sites attaqués en justice utilisaient des artworks officiels pour leurs habillages, pouvant ainsi passer pour des initiatives officielles auprès d’un public non averti…

À côté de ça, des sites comme Nintendo Life ou NintendoAge disposent de leur propre identité visuelle et sont donc parfaitement tolérés ; ce qui n’empêche pas certains lecteurs de les prendre pour Nintendo, malheureusement pour leurs boîtes mail… Il faut donc bien prendre en compte tous les détails, que certains médias ont hélas tendance à ne pas relayer. Ainsi, parmi les différentes affaires dans le genre « Nintendo c’est des méchants », il y a eu la demande de retrait de plus de cinq cents fangames sur Game Jolt. Dit comme ça, cela ressemble presque à un génocide mais il ne s’agissait techniquement pas de freeware uniquement motivés par la passion, car les développeurs avaient (par erreur ou par simple négligence, peut-être) activé la rémunération par la publicité… Par ailleurs, les jeux incriminés n’ont pas été effacés mais seulement rendus inaccessibles ; leurs auteurs peuvent donc récupérer leurs données et diffuser leurs créations par d’autres biais, non commerciaux cette fois s’ils ont un semblant de jugeote. Et on ne doute pas un seul instant que peu d’entre eux s’en soient privé… Car ces jeux, et c’est aussi valables pour les ROMs, finissent toujours pas se trouver quelque part sur le web. D’ailleurs, ceux qui se disent outrés des agissements de Nintendo sont souvent les premiers à se moquer (*) de la société parce qu’elle ne pourra jamais vraiment empêcher totalement ces initiatives !

Les amateurs passionnés ne font pas que des chefs d’œuvre non plus…

Alors pourquoi pleurnichent-ils pour la fermeture de quelques sites – ce qui ne signifie pas la disparition de leurs archives, et encore moins des dumps qui ne sont pas d’eux – qui sont aussitôt remplacés par plusieurs autres ? Évidemment, on peut comprendre que le retrait de tous les jeux par un site très connu comme EmuParadise ait choqué mais, là encore, il serait intéressant de creuser l’affaire. Pourquoi ne pas seulement enlever les jeux Nintendo comme l’ont fait d’autres ? Je l’ignore, mais certains pensent que le site était devenu trop cher à entretenir – les jeux récents (pas franchement menacés d’extinction) prennent beaucoup de place – et surtout pas assez rentable car il souffre comme beaucoup d’autres d’une forte baisse de ses revenus publicitaires… à cause d’Adblock. Et s’il est forcément délicat pour une initiative illégale de demander aux utilisateurs de gentiment désactiver un plugin, il est en revanche plus simple de les apitoyer en trouvant un bouc émissaire. Mais encore une fois, on ne sait pas vraiment ce qu’il s’est passé, contrairement au cas de The ISO Zone. En effet, après la publication d’un communiqué tire-larmes évoquant une soi-disant « zone grise » concernant la légalité des ROMs – comprenez-les, ils ne savaient pas que c’était interdit ! – on a finalement appris qu’il s’agissait d’une mutinerie d’un membre de l’équipe qui a profité de la création d’un nouveau site, vers lequel toutes les données ont a priori migré, pour éjecter tous ses partenaires… Par dessus bord, probablement.

Le piratage préserve-t-il le patrimoine ?

Bref. Plutôt que de se soucier du sort de quelques sites qui sont bien souvent tout autant motivés par l’argent que les gros éditeurs, il serait sans doute plus constructif de soutenir des initiatives comme (au hasard) nos amis de la Game Preservation Society qui travaillent activement à la sauvegarde du patrimoine vidéoludique japonais, en dumpant des supports magnétiques fragilisés par le climat local, et en numérisant le packaging et autres documents visuels. Et leur tâche est rendue difficile par la mentalité de l’industrie japonaise qui se tourne assez peu vers son passé – Nintendo faisant pour le coup figure d’exception, mais presque toute leur production est déjà bien conservée hormis quelques raretés Satellaview par exemple. Hélas, comme les enquêtes réalisées par le Conservatoire National du Jeu Vidéo l’ont montré, les studios et éditeurs français ne donnent pas non plus l’exemple et même si l’on trouve encore des exemplaires fonctionnels de beaucoup de vieux jeux, il est probable que les codes source et les documents de conception aient en grande partie disparu… L’Histoire du jeu vidéo ayant été fortement américanisée par les médias comme on le rappelait dans un précédent édito, il y a tout un pan du jeu vidéo français qui reste extrêmement méconnu et qui n’a réémergé que ces dernières années, comme le jeu d’arcade Le Bagnard (1982) ou le studio Nice Ideas par exemple. Il y a donc énormément à faire…

Locaux de Valadon Automation
Locaux de Valadon Automation en Saône-et-Loire

Mais pour répondre à la question posée plus haut, oui, en particulier par le passé, le hacking a indéniablement permis de créer les premiers dumps, et donc de sauver des œuvres que les développeurs n’auraient probablement pas préservées eux-mêmes. On peut toutefois regretter que les pirates aient eu la coquetterie d’ajouter des cracktros pour signer leurs prouesses car, même si ces créations appartiennent elles-mêmes au patrimoine de l’informatique, cela signifie que certains jeux sont aujourd’hui perdus dans leurs versions originales. Et, par ailleurs, l’émulation reste bien souvent le seul moyen de (re)découvrir certaines pépites qui ne sont pas rééditées – et donc en abandonware techniquement… Après tout, les éditeurs restent des entreprises à but lucratif, et leur apport culturel et patrimonial demeure « accidentel » – l’égoïsme éclairé d’Aristote. Si ce sont hélas les mêmes jeux qui ressortent, c’est parce qu’ils sont assez populaires pour que négocier leurs droits soit rentable. Rééditer un jeu coûte toujours un minimum d’argent, ne serait-ce que le dépôt auprès d’un organisme de classification. Et sur notre lancée de tordre le cou à certaines idées reçues de nos lecteurs, contrairement aux fantasmes des détracteurs de ce genre d’initiative, les studios Digital Eclipse et Hamster Corporation (la gamme Arcade Archives sur consoles) ne téléchargent pas des ROMs qu’ils revendent au prix fort.

Non seulement leurs rééditions offrent bien entendu de nombreuses options et parfois de chouettes bonus, mais les dumps sont réalisés à partir des PCBs des jeux. Par exemple, Yasuyuki Oda de SNK a expliqué au site Dualshockers, au sujet de la compilation SNK 40th Anniversary Collection, que la principale difficulté était que les sources des jeux avaient souvent disparu, et qu’il avait fallu emprunter les cartes à des collectionneurs ; « au sein de la société, on plaisantait souvent sur le fait que si on avait attendu le cinquantième [anniversaire], beaucoup de ces cartes seraient mortes puisqu’elles sont déjà en train de se dégrader lentement. Cela aurait rendu l’opération impossible. » Et Satoshi Hamada de Hamster Corporation a offert un témoignage similaire à Famitsu. Outre la difficulté de négocier les droits pour un jeu ancien, il a précisé que si les sources n’ont pas été conservées, « dans ce cas on acquiert les cartes électroniques d’origine et on travaille à partir de là. Mais honnêtement il y a plein de fois où l’on ne peut pas mettre la main sur ces PCBs et l’on ne peut donc pas rééditer le jeu du tout. » Et on ne peut pas reprocher à cette société de choisir la facilité en ne rééditant que des hits ; ils ont bien entendu commencé par ceux-là mais, ces derniers temps, ils ont aussi exhumé des titres Neo·Geo rares comme ZuPaPa! (2001) et des jeux d’arcade tels que Route-16 (1981) ou Kid’s Horehore Daisakusen (1987) qu’on imagine peu rentables…

ZuPaPa! (Neo·Geo MVS)
ZuPaPa! (Neo·Geo MVS)

Cet effort, c’est ce qu’on appelle de la curation, et c’est ce que font hélas rarement les sites de téléchargement. En même temps, la grande majorité des jeux téléchargés n’appartiennent pas aux 99% évoqués par Frank Cifaldi, mais précisément aux 1% des titres disponibles légalement. Car au-delà des lois à créer, des initiatives à lancer et à soutenir, c’est aussi une question d’honnêteté intellectuelle. Ce que disent Cifaldi ou Chris Kohler est parfaitement juste mais, involontairement et indirectement, ils confortent aussi ceux qui piratent sans bonne raison… Ce n’est sûrement pas nous qui allons vous reprocher de télécharger des jeux ; tous les membres de l’association l’ont probablement fait (et continuent de le faire), surtout s’ils ont connu l’époque des micro-ordinateurs où les disquettes étaient copiées et échangées dans les cours de récré ! Et puis il y a en effet plein de cas où on n’a tout simplement pas le choix, parce que l’offre n’existe pas (encore). Mais par pitié, assumez un peu vos actes. Téléchargez, mais ne prétendez pas que vous en avez le droit, que vous le faites pour protester contre la tyrannie de Nintendo – cela n’aura sans doute pas le moindre effet – ou que vous le faites pour la sauvegarde du patrimoine, de l’humanité, etc. Dumper des vieux jeux avant que leurs supports ne se détruisent, c’est de la préservation, du piratage juste. Mais télécharger des catalogues entiers de ROMs, c’est juste du piratage.

Sources : Nintendo Life (action en justice de Nintendo, SNK 40th Anniversary Collection, Hamster Corporation), AtariAge, Ars Technica, Indie Retro News (Internet Archive arcade & C64)

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