Après l’histoire de Joypad, je reprends les commandes pour une chronique qui me tient à cœur, en plus d’être d’actualité ; la liquidation de THQ s’est en effet déroulée au mois de janvier. Bien sûr, ce n’est pas tout à fait le retrogamer qui parle pour une fois. Mon premier jeu édité par la société doit dater de 2002. Il faut dire que depuis sa création en 1989, sa ligne éditoriale a bien évolué. On aura rarement vu une compagnie partir de si bas pour arriver si haut. Et il aura fallu sa faillite pour le réaliser. Pour ma part, je peux dire sans hésiter que THQ a été, cette génération, mon éditeur occidental favori. Les quelques autres jeux développés hors du Japon et que j’ai aimés sont, pour la plupart, ironiquement signés Square Enix (du fait de son rachat d’Eidos). Mais il faut croire que dans cette industrie impitoyable, il est difficile d’avoir une seconde chance.
Cela fait déjà quelques années que ça n’allait plus très bien pour l’éditeur américain, et autant de temps que je m’attristais du manque d’empathie de mes congénères. Beaucoup sont restés avec l’image que suscitait la firme autrefois, qui n’a plus grand chose à voir avec celle d’aujourd’hui. Certes, c’est le cas de la plupart des acteurs de cette industrie. Qui reconnaitrait par exemple, dans l’Activision de 2013, le premier éditeur-tiers de l’Atari VCS 2600, et donc le premier de l’histoire du jeu vidéo ? Durant les années 90, THQ était unanimement considéré comme le pire éditeur au monde (d’autant qu’à l’époque, on ne connaissait de la production japonaise que ses meilleurs titres). Une réputation qui lui a collé à la peau et lui a coûté cher. D’ailleurs, le dernier patron de la société, Jason Rubin, l’a confirmé : « Sans ces grosses erreurs, THQ aurait pu très bien survivre. [Des erreurs commises] bien avant mon arrivée. »
Les débuts sont révélateurs. Tout commence en 1989 avec la création à New-York de Trinity Acquisition Corporation, une société écran pour lever des fonds, qui acquiert THQ en 1991. Cette dernière a été créée en 1990 par Jack Friedman, le co-fondateur de LJN, une société de jouets déjà considérée comme le pire éditeur de la NES dans les années 80. Le nom de la compagnie est un acronyme pour Toy Head Quarters, le « quartier général du jouet ». Dès septembre 90, la société rachète la division jeux de Brøderbund, puis elle sort son premier jeu en janvier 1991. Peter Pan and the Pirates est l’adaptation sur NES d’une série animée diffusée alors sur la Fox. La stratégie est posée : l’acquisition de studios chevronnés et de licences à succès.
Cette stratégie, la société va la conserver jusqu’au bout, et comme on va le voir, elle portera ses fruits et pas uniquement sur le plan commercial. Ce qui fait surtout la différence entre le THQ d’alors et celui d’aujourd’hui, c’est le choix de ces licences. Mais au début des années 90, alors qu’une dizaine de supports différents et plusieurs générations cohabitent, le plus simple reste d’adapter le même jeu sur NES, Game Boy, Super Nintendo, Master System, Game Gear, Mega Drive, Amiga, PC, Lynx… Quand on pense qu’on parle aujourd’hui de « multiplateforme » quand un jeu sort sur deux machines ! Hélas, qualité et quantité sont rarement compatibles, et les productions demeurent médiocres quel que soit le support. Il faut dire que la majeure partie du budget des jeux part dans l’acquisition des licences et dans le marketing…
Ceux qui lisaient la presse de jeux vidéo à l’époque se souviennent forcément des adaptations du film Maman, j’ai raté l’avion, qui semblaient battre de nouveaux records de mauvaises notes sur chaque console où elles apparaissaient. Celles de Wayne’s World et autres James Bond Jr. n’ont pas l’air fameuses non plus, et quand THQ délaisse ses licences pour porter sur consoles un hit de l’arcade, ça donne l’abominable Pit Fighter. Et pourtant, ça marche, au point que THQ abandonne totalement le marché du jouet en 1994, ainsi que l’astérisque qui apparaissait entre le « T » et le « H » sur son logo. La société s’enlise dans sa médiocrité confortable, continuant de pondre des jeux pas chers sur Mega Drive ou Super Nintendo jusqu’en 1998 !
La société vit un tournant décisif en 1997. À l’époque, aux États-Unis, le catch connaît ses meilleures audiences, en grande partie à cause de la guerre que se livrent tous les lundis soirs la WWF et la WCW. Cet affrontement se prolonge dans l’industrie du jeu vidéo entre Acclaim et THQ qui possèdent respectivement les deux licences. Mais le gagnant ne sera pas le même qu’à la télévision. Quand WWF War Zone et WWF Attitude sont développés aux États-Unis et s’avèrent mauvais, THQ fait le choix a priori audacieux de demander au studio japonais AKI (aujourd’hui syn Sophia) d’utiliser sa série Virtual Pro Wrestling comme base pour leurs jeux estampillés WCW. Cette stratégie s’avère payante ; le résultat profite grandement de leur expertise.
Du coup, avant même le rachat de la WCW par la WWF, cette dernière signe en juin 1998 un contrat avec THQ pour éditer leurs prochains jeux, à compter de WWF Wrestlemania 2000 (1999). Ironiquement, THQ confie alors les jeux WCW à un développeur américain peu compétent, et réserve les titres WWF à AKI qui n’utilise aucun de ses jeux japonais pour signer WWF No Mercy, de loin le titre le plus populaire du genre encore à ce jour. THQ se retrouve donc avec le monopole du jeu de catch aux États-Unis, et c’est en plus à la même époque que la société acquiert la licence Nickelodeon, qui lui ouvre les portes de l’exploitation des Razmoket dans un premier temps, puis celle de Bob L’Éponge (2001), autrement plus juteuse.
L’argent coule à flots. WWF Smackdown!, sur la première PlayStation, se vend à 3,5 millions d’exemplaires. La société multiplie les million sellers et ses ventes progressent d’année en année. Et tant pis si sa série de jeux de sports extrêmes estampillée MTV n’est pas du meilleur goût. En septembre 2000, elle acquiert le studio Volition, alors inconnu, mais qui va offrir à l’éditeur les séries Summoner, Red Faction ou encore Saints Row. Ainsi, THQ commence à développer son offre interne, à créer ses propres licences. Une stratégie qui va s’amplifier puisque dix autres studios seront rachetés dans la décennie suivante, et la plupart d’entre eux n’avaient rien fait d’exceptionnel auparavant. Mais les franchises peuvent mettre du temps à s’installer et c’est un pari sur le long terme. En attendant, THQ reste sur ses vieilles recettes…
La firme avait déjà édité ponctuellement, aux États-Unis du moins, les versions Game Boy Color de 1001 Pattes et de Toy Story 2. Mais ce n’est qu’en 2002 que THQ parvient à mettre la main sur l’exclusivité des jeux Disney–Pixar. THQ assoit alors définitivement sa position de leader sur le marché des kids, tandis que ses tentatives de séduire un public plus âgé (Evil Dead, le jeu de snowboard Dark Summit) s’avèrent encore difficiles. Peut-être parce que ces joueurs sont suffisamment grands pour se souvenir de Maman, j’ai raté l’avion… Mais après tout, les jeux de catch génèrent tellement d’argent (au point de lancer WWE Crush Hour, un clone de Twisted Metal sans rapport avec la discipline), que THQ peut se permettre de prendre des risques.
Les joueurs peuvent au moins les remercier d’avoir pris celui d’éditer Conker’s Bad Fur Day en Europe. Mais l’éditeur passe à la vitesse supérieure en 2004 avec Tak et le Pouvoir de Juju. Cette fois, THQ tente le parcours inverse : créer une nouvelle licence en partenariat avec Nickelodeon pour la voir éclore à la télévision. Mais le dessin animé tarde à sortir et le jeu fait un bide. Heureusement, entre Les Razmoket, Le Monde de Nemo, Scooby-Doo ou Jimmy Neutron, la firme peut se refaire. Et si Fire Warrior, leur premier jeu estampillé Warhammer 40,000, n’est pas un succès, l’avenir montrera qu’ils avaient trouvé la bonne licence, mais peut-être pas encore le studio pour en tirer parti. La même année, S.T.A.L.K.E.R. éblouit déjà les visiteurs de l’E3.
En 2005, six de leurs jeux sont million sellers, voire bien plus, comme WWE Smackdown! Vs. RAW, l’adaptation du film Bob L’Éponge ou encore celle des Indestructibles. Et dans le lot, on trouve déjà une licence maison, Full Spectrum Warrior, qui préfigure la mode des FPS au sein de conflits modernes trois ans avant Modern Warfare ! Hélas, c’est à cette époque que des tensions apparaissent avec la WWE, qui conteste certains aspects du contrat qui les lie à THQ. Et c’est aussi le moment où la compagnie commence à avoir les yeux plus gros que le ventre. Le marché des kids sur les consoles vieillissantes désormais acquis, THQ s’implique franchement dans la next-gen afin de devenir leader sur tous les tableaux. La firme veut son GTA, ce sera Saints Row. Elle veut son Call of Duty, ce sera Homefront. Ces développements ambitieux ont un coût exorbitant, mais celui-ci est encore amorti par les bénéfices engrangés par ailleurs.
En 2005, THQ devient le temps d’un trimestre le deuxième éditeur américain, derrière Electronic Arts. Le temps des remises en cause n’est pas venu et d’ailleurs, la société signe sa plus grosse année en 2007, avec des actions qui dépassent les 30$. Son chiffre d’affaires franchit le milliard de dollars. De nouvelles licences comme MX vs. ATV, Red Faction, Juiced, Destroy All Humans!, Stuntman et Saints Row sont toutes million sellers, et l’éditeur peut toujours se vanter d’avoir des jeux gamers comme S.T.A.L.K.E.R., Company of Heroes, Supreme Commander ou encore Titan Quest. C’est aussi à ce moment que THQ acquiert les droits très courtisés, mais très chers, de l’UFC. Hélas, les revenus engendrés par les licences kids commencent à diminuer.
Comme à l’époque des 16-bit, ces jeux se vendent surtout sur les consoles de génération précédente. En 2007, la GBA, la DS et la PS2 représentent 50% des ventes de THQ, dont 30% rien que pour la PS2… Quand ces consoles tirent leur révérence, il est trop tard ; THQ a raté le coche des jeux sur mobile ainsi que celui de la Wii, pourtant adaptée aux licences de l’éditeur. Son président Danny Bilson boude ouvertement la console bien que l’excellent De Blob se vende à 700000 unités et le nettement moins bon Big Beach Sports à 1,2 millions. En plus, Disney enfonce le clou en décidant de se lancer dans le jeu vidéo et en récupérant peu à peu ses licences… C’est paradoxalement sur le marché du jeu mature et sur PC (S.T.A.L.K.E.R., Dawn of War et plus tard Metro 2033), que l’éditeur s’en tire le mieux, même si la licence de Games Workshop est surtout populaire en Europe. Mais surtout, la qualité est au rendez-vous.
Bien sûr, THQ gagne plus d’argent avec le médiocre 50 Cent ou avec ses jeux WWE qui accusent leur âge, qu’avec des titres plus audacieux comme Deadly Creatures ou Darksiders. Ce dernier est un petit succès, mais décevant compte tenu des attentes et de son budget. En 2008, l’éditeur commence à perdre de l’argent, mais pas parce que ses jeux se vendent mal ; parce qu’il continue d’acheter des studios et dépense plus qu’il ne gagne. Les restructurations commencent et THQ fait de mauvais choix, comme ne pas capitaliser sur le succès de Red Faction Guerilla en prenant la direction inverse pour sa suite. Même quand les jeux WWE et UFC se vendent à plus de quatre millions chacun, l’éditeur ne parvient pas à l’équilibre car il doit verser plus de 13 millions d’amende à la fédération de catch pour clore enfin leur litige… THQ annule également un MMO qui se serait peut-être cassé la figure, mais dont le développement a déjà été très coûteux.
Et le coup de grâce, c’est THQ qui se l’inflige lui-même. Sans doute motivé par le succès-surprise de Drawn to Life, la firme annonce en 2010 uDraw, un logiciel basé sur l’utilisation d’une tablette tactile. Préfigurant la Wii U, le jeu va, contrairement à ce que l’on entend, très bien se vendre, du moins sur Wii où il s’écoule à 1,7 millions d’unités, un bon chiffre pour un jeu à accessoire. C’est son coût de développement exorbitant, couplé à son échec total sur consoles HD, qui va laisser THQ avec 1,4 millions d’invendus et une facture de 100 millions de dollars. Au même moment, l’éditeur se ruine dans le marketing de Homefront, pour en faire le nouveau Call of Duty. Mais on n’impose pas facilement une nouvelle franchise du premier coup… Et il ne faut pas chercher bien loin pour en trouver un exemple : Saints Row ! En mai 2012, l’ancien patron Danny Bilson est remplacé par Jason Rubin (de Naughty Dog), mais il est déjà trop tard.
Le plan d’austérité à la grecque déjà engagé provoque un cercle vicieux bien prévisible. La licence UFC est cédée avec amertume au rival Electronic Arts. Devil’s Third, Le nouveau projet de Tomonobu Itagaki, le créateur de Ninja Gaiden qui vient de quitter Tecmo, est laissé à son géniteur tandis que la trilogie inSANE conçue en partenariat avec le réalisateur Guillermo Del Toro est annulée. Cela permet certes de diminuer nettement les dépenses, mais supprime dans le même temps tout espoir de revenu engendré par ces futurs jeux. En novembre 2012, THQ tente le tout pour le tout avec un Humble Bundle réunissant neuf de leurs jeux, et pas des moindres, contre une donation de $1 minimum. Mais les cinq millions réunis ne suffisent pas et l’éditeur se déclare en faillite quelques jours plus tard, le 19 décembre 2012. Game Over.
Il est sans doute encore trop tôt pour en estimer toutes les conséquences, mais il y a déjà 350 personnes au chômage. Les dernières possessions de la société, studios et licences, ont été démantelées et réparties entre différents acteurs de l’industrie. Certaines acquisitions étaient bien naturelles, comme Ubisoft qui récupère THQ Montreal où travaille Patrice Désilets, le créateur d’Assassin’s Creed, ou bien Crytek qui achète la licence Homefront alors qu’ils travaillent au second volet. Mais certaines licences ont été séparées des studios qui leur ont fait honneur. Sega, qui a déjà un pied sur le marché de la stratégie PC avec Total War, a sorti le plus gros chèque pour se payer Relic Entertainment. Mais on ne sait pas encore s’ils vont récupérer la franchise Warhammer 40,000 « qui va avec ». La licence Darksiders n’a étonnamment pas trouvé preneur, ni son studio Vigil Games, bien que tous ses employés aient été débauchés par Crytek, à l’exception notoire du designer de la série, Joe Madureira, qui a quitté le studio en octobre. Maintenant que THQ a été éparpillé un peu partout, il ne sera pas facile de recoller les morceaux.
Documentation :
THQ : dix ans pour mourir (Gamekult)
A History of THQ, 1989-2013 (Kotaku)
How THQ Went From Bad To Very Bad (Kotaku)
The Collapse of THQ: The Full Story (MCV)