À l’origine de cet édito, il y a un sujet de podcast proposé par sseb22, au départ centré sur la rivalité entre jeux japonais et occidentaux. Mais afin d’éviter un débat houleux, j’ai préféré en orienter le contenu sur les particularités des jeux vidéo développés au Japon. Planifié de longue date pour novembre, ce podcast n’a hélas pas pu se faire, l’invité idéal n’étant pas disponible à cette période et les remplaçants difficiles à trouver durant les sorties des nouvelles consoles… Et un problème de lieu d’enregistrement supplémentaire nous aura obligé à le repousser au profit d’une émission sur les comics, bouclée avec difficulté début décembre. Mais le dernier édito remontant déjà à plus de trois mois, il me fallait trouver un sujet et le plus naturel était d’en choisir un qui me tienne à cœur et que j’ai pas mal ruminé ces derniers temps. Bien entendu, cela ne remet pas en cause la tenue éventuelle d’un podcast sur ce thème en 2014. Après tout, ce ne sera pas la première fois que l’un de nos podcasts est basé sur un édito ou une chronique.
La rivalité entre jeux japonais et occidentaux est au cœur de l’Histoire du jeu vidéo. S’il existe, dès les premiers classiques de l’arcade, certaines distinctions sur lesquelles nous reviendrons, cela n’a pas encore d’importance pour le joueur moyen d’autant que leur origine n’est alors pas mise en avant. Ainsi, certains croient que Pac-Man est un titre Bally Midway car parfois, seul le nom du distributeur est indiqué sur la borne… Et il en est de même sur console et micro où les jeux japonais sont souvent associés aux éditeurs en charge du portage. Mais avec l’arrivée de la NES et de la Master System, cela évolue puisque dans un premier temps, l’intégralité de leurs ludothèques provient du Japon. Le contraste est alors nettement plus palpable avec la production sur micro, qui est dans les faits intégralement occidentale. Car encore une fois, les jeux d’arcade japonais comme R·Type ou Toki sont toujours adaptés par des studios occidentaux, qui se permettent d’ailleurs, parfois, d’en modifier totalement la bande-son. Écrites par les stars de la chiptune de l’époque, ces mélodies sont encore bien souvent cultes mais avec le recul, il faut bien avouer que cette pratique est pour le moins cavalière et serait très mal vue de nos jours…
À l’inverse, il faut attendre les années 90, et notamment la création de filiales européennes des constructeurs, pour voir arriver des jeux occidentaux sur consoles. Et il s’agit bien souvent, au début, de jeux à licence (sport, cinéma et dessins animés aux États-Unis, bandes dessinées en France). Il arrive en outre que certains portages consoles soient dans la pratique développés par des Japonais, comme par exemple Skweek sur Game Gear et PC Engine. Les studios locaux vont même jusqu’à adapter des bandes-dessinées franco-belges : Astérix a notamment fait l’objet de titres signés Sega et Konami par exemple. Et n’oublions pas que les consoles Made in Japan arrivent très tardivement en France, fin 1987 pour être précis, à une époque où la presse, qui se limite pour ainsi dire à Tilt, n’a d’yeux que pour les micro-ordinateurs, exception faite de quelques jeux de café comme on les appelle alors… C’est d’ailleurs dans le numéro de décembre qu’est publié le premier article d’un certain Alain Huyghues-Lacour, qui va devenir le premier grand défenseur des consoles de jeux au sein d’une rédaction de « microïstes ».
Les Japoniaiseries envahissent la France…
La France étant aujourd’hui le plus grand consommateur de manga après le Japon, on finit par oublier que la culture japonaise n’a pas été tout de suite acceptée dans l’Hexagone. Outre les débats liés à la violence des anime, il faut se rappeler que les dessins animés ont dû subir le filtre de la censure pour nous parvenir. De la même manière, non seulement bon nombre de jeux japonais ne sont jamais sortis en Occident (et pas que les RPGs qui contiennent beaucoup de texte), mais la localisation ne se limitait pas qu’à traduire les textes. Citons par exemple Secret Command sur Master System, dont l’original met en scène des moines bouddhistes en kimono, transformé chez nous en clone d’Ikari Warriors, et carrément en adaptation du film Rambo II aux États-Unis. Si les sprites n’avaient pas été modifiés, les joueurs américains n’auraient sans doute pas voulu d’un titre où les héros ressemblent plutôt à des membres du Viet-Cong… Contra offre un cas a priori similaire mais plutôt étrange, puisque c’est en Europe que Probotector remplace les mercenaires bodybuildés par des robots tout droit sortis de Patlabor !
D’autres jeux comme Puyo Puyo subissent une refonte totale de leur univers en Occident, ce qui permet en outre de bénéficier de la popularité de licences connues comme Sonic. Mais globalement, les jeux les plus typés ne sont tout simplement pas localisés chez nous en dehors de quelques exceptions notables, sur Mega Drive notamment, et les visuels manga se limitent donc aux titres d’import comme sur PC Engine. D’ailleurs, avec l’arrivée en France de cette favorite de la presse – qui lui consacre du coup beaucoup d’espace en comparaison du public concerné – les journalistes sont de plus en plus confrontés à des titres bien nippons. Au sein de Tilt, les consoles japonaises sont d’emblée mal accueillies, avec leur retard graphique par rapport aux micros 16-bit (il faut dire que la NES arrive en France plus de quatre ans après le Japon !), et leurs manettes « peu ergonomiques » comparées aux joysticks des micros. Un point de vue surréaliste pour quiconque a essayé de jouer à un jeu de plateforme avec un manche à balai…
Dans le numéro 66 de mai 1989 par exemple, AHL rédige un test du portage Amiga de Tiger Road, un jeu d’arcade signé Capcom. S’il s’avère positif, il témoigne hélas d’une confusion (répandue à l’époque) entre les cultures chinoise et japonaise, et il n’y a vraiment que dans ce temps là qu’on pouvait écrire sous une capture d’écran : « La guerre du soja fait rage. » Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont les trois avis complémetaires signés Éric Caberia, Jacques Harbonn et Olivier Hautefeuille, qui contrastent clairement avec celui de leur collègue. Ils reprochent surtout au jeu le manque de réalisme de ses animations, évidemment plus stylisées que dans un Karateka… En revanche, et contrairement à la légende, Super Mario Bros. 2 aura davantage fait l’unanimité dans le numéro suivant ; les trois-mêmes reconnaissent sans réserve inventivité du jeu et sa richesse, regrettant même que les titres micros du genre ne soient pas à la hauteur ! La seule critique porte sur les graphismes, mais ils ont alors conscience des limites de la NES et supposent qu’ils représentent à peu près l’état de l’art sur la machine.
Avec les années 90 arrivent de nombreux magazines dont certains sont même spécialisés dans les consoles de jeux comme Player One. Et si c’est la britannique GX 4000 qui a facilité sa création, il est évident que la majorité écrasante des jeux traités sont japonais, et d’ailleurs, il faut reconnaître que cette presse a énormément contribué à l’essor de la culture nippone en France. Pourtant, il n’y a pas que dans Tilt que l’on reproche alors à Bomberman la simplicité de son scénario… Alors que le Super Deformed Jackie Chan a été plébiscité le mois précédent, Iggy, qui avoue pourtant apprécier le kawaii Super Long Nose Goblin sur PC Engine, a carrément du mal avec TwinBee sur la même console. Il écrit des choses qui passeraient nettement moins bien de nos jours comme “l’ensemble semble un peu niaiseux, mais ça plaira aux tous petits”, ou bien “j’avoue ne pas être un inconditionnel du shoot ‘em up à la guimauve”. Certes, encore aujourd’hui, certains journalistes palissent devant les univers colorés des jeux Nintendo, mais c’est bien pour cela qu’on leur confie plutôt les tests des FPS et autres dudebroseries…
Une affaire de goût
Parce qu’au fond, derrière la rivalité entre micros et consoles, et donc entre Occident et Japon, il y a toujours eu au moins deux familles de joueurs. Cette guerre n’a donc pas vraiment lieu d’être dans la mesure où les uns et les autres ne recherchent pas forcément la même chose dans un jeu. Il en est de même chez les développeurs, qui chez nous ont tendance à favoriser l’immersion et l’identification, et donc les vues subjectives (FPS), les personnages « génériques » (barbare, amazone, nain, etc.) ou que l’on crée soi-même (RPG), voire l’absence totale d’avatar (god games, simulateurs, RTS). Bien sûr, cette distinction avait moins d’importance quand les capacités graphiques des machines étaient très limitées. Les premiers jeux ont préféré choisir comme protagonistes des véhicules (tanks, avions, etc.) plus faciles à représenter que des êtres humains. C’est avec le succès de sagas comme Star Wars ou Indiana Jones au cinéma, que les développeurs ont tenté de donner l’impression aux joueurs d’incarner leurs héros préférés. Mais en 1978, alors que les jeux en 3D fil de fer constituent l’état de l’art dans les salles d’arcade américaines, le Japon est touché par le tsunami Space Invaders. Si le héros du jeu est un vaisseau on-ne-peut-plus générique, le look des envahisseurs est incroyablement détaillé pour l’époque, et le charme de son minimalisme reste d’ailleurs ancré dans la culture populaire.
Namco enfonce le clou deux ans plus tard avec Pac-Man, la première mascotte de l’Histoire du jeu vidéo, et Nintendo confirme l’année suivante avec Donkey Kong. Et pourtant, Mario a été imaginé pour séduire le public occidental et américain en particulier. Après tout, le jeu s’inspire de King Kong et de Popeye ! À travers ces premiers exemples, il est clair que les Japonais ne cherchent pas à créer des personnages que l’on a envie d’incarner, mais plutôt auxquels on s’attache rapidement. Logiquement, les microïstes ne sont pas attirés par Mario parce qu’ils n’ont pas envie de se voir en plombier bedonnant, tandis que les consoleux vomissent les chevaliers fades et interchangeables des RPGs occidentaux. Bien entendu, dans la pratique, tout n’est pas aussi manichéen et de même que la plupart des joueurs peuvent apprécier les deux genres,on trouve de plus en plus de titres hybrides. Ainsi, Tomb Raider est une création britannique mais a une approche plus japonaise du protagoniste, d’autant qu’il a été conçu pour des hommes au départ. Mais bien que le jeu de Core Design ait démocratisé ce qu’on appelle TPS aujourd’hui (alors que Duke Nukem: Time to Kill était qualifié de « Tomb Raider-like » à l’époque !), il faudra attendre le japonais Resident Evil 4 pour que la vue arrière revienne à la mode…
Les vases communicants
Mais si le jeu japonais se distingue par une approche différente des protagonistes, il faut souligner qu’il a lui aussi visé à l’universel dans un premier temps. En dehors de quelques univers liés à la culture locale et peu importés chez nous (les jeux Momotarô par exemple), on ne peut pas dire que des classiques comme Contra, Street Fighter, Ghosts ‘N’ Goblins ou Castlevania étaient vraiment typés japonais, du moins à leurs débuts. On a justement cité Mario comme exemple de personnage conçu pour séduire le public occidental, et il est clair que Nintendo a toujours recherché un compromis à la Disney. D’ailleurs, de nos jours, si on avoue préférer les jeux japonais, les autres supposent immédiatement qu’on est fan de JPRG ou de Hatsune Miku comme si Nintendo, dont la production reste une part importante de l’industrie, n’était pas un studio japonais ! Pourtant, même quand leurs jeux sont développés en Occident, que ce soit par Retro Studios (Metroid Prime) ou Next Level Games (Luigi’s Mansion 2), il est clair que leur game design répond toujours à une philosophie très japonaise.
Mais il est vrai que leurs rivaux d’antan comme Sega ou NEC ont davantage délaissé cet aspect universel. Ce n’est peut-être pas tant un choix éditorial que technique, puisque les deux restent associés à l’essor du CD-ROM (même si c’est plutôt Nintendo qui est resté aux cartouches). Et ce nouveau support a énormément contribué à une fusion entre jeux vidéo et anime au Japon, comme il l’a fait avec le cinéma en Occident. Les JRPG et les visual novels existaient déjà, mais l’augmentation de l’espace de stockage a généralisé l’utilisation de vidéos et de voix digitalisées (en japonais, donc). Sur PC Engine CD-ROM², un dessin animé apparaît en ouverture de Rondo of Blood (bien qu’il soit notoirement en allemand pour le folklore !). Le character design de la série Castlevania devient plus proche du manga à partir de Symphony of Night sur consoles 32-bit et cette tendance se poursuit sur DS. Et si Dragon Quest est d’emblée typé par la contribution du mangaka Akira Toriyama, une série comme Final Fantasy, plus neutre à ses débuts, va évoluer avec l’arrivée de Tetsuya Nomura. Et on ne peut pas vraiment reprocher aux Japonais d’être allés dans cette direction pendant que nous avions Wing Commander et Command & Conquer…
Si le déclin du jeu vidéo japonais est considéré comme récent car associé, peut-être à tort, avec l’essor des consoles HD, il est possible qu’il ait commencé à s’ostraciser dès le milieu des années 90. Viser un public très ciblé peut s’avérer un choix économique judicieux, mais il est clair que des séries comme Sakura Taisen ou plus récemment Monster Hunter ne connaissent un succès phénoménal qu’au Japon… Aujourd’hui frileuse avec le désintérêt pour les consoles de salon, l’industrie préfère un petit succès de niche assuré, plutôt que de risquer un gros échec mondial. Et c’est aussi au milieu des années 90 que l’Occident est revenu en force après la chute des micros 16-bit. Jusque là, c’était plutôt sur ordi qu’on trouvait des clones de jeux consoles ou « d’arcade » comme le disaient à tort et à travers les microïstes : les jeux de Rainbow Arts (Turrican, The Great Giana Sisters), et surtout ces innombrables jeux de plateforme sans saveur où l’on ramassait des pelletées de bonus qui ne rapportaient que des points. Mais avec le succès de Doom, ce sont tout à coup les consoles qui veulent leurs Doom-like et autres clones de jeux PC…
Une question de point de vue
Mais si les Japonais ont toujours été réfractaires aux FPS, ils ont souvent abordé les mêmes genres que les occidentaux, mais suivant leur sensibilité. Le RPG est quasiment un cas d’école, puisque l’on retrouve souvent la dichotomie classique entre Japon et Occident, avec d’un côté une aventure assez dirigiste mais peuplée de personnages marquants, et de l’autre un jeu où l’on peut aussi bien choisir son avatar que la manière d’aborder sa quête. Il est aussi intéressant de comparer Metal Gear Solid avec un Splinter Cell ou un Hitman, et de voir comment des jeux appartenant a priori au même genre sont dans la pratique très différents en terme de gameplay. De manière plus tranchée, le genre « aventure » ne désigne pas la même chose au Japon et en Occident. Si chez nous, c’est pour ainsi dire un synonyme de point & click, le jeu d’aventure (mais il faudrait dire action/aventure pour être précis) correspond plutôt à Zelda ou Metroid au Japon. Mais comme je l’expliquais dans cet article et dans le test d’Evoland, quelle que soit la culture, on retrouve à peu près la même structure, c’est-à-dire une progression linéaire dans un environnement non linéaire, avec des « clés » à trouver et des énigmes à résoudre.
La distinction est, pour le coup, purement culturelle et liée à l’Histoire du jeu vidéo. Les différences de gameplay portent plutôt sur l’ambition des jeux en général. Pour caricaturer, les Japonais ont tendance à favoriser les recettes éprouvées, d’où l’accusation d’un certain conservatisme, mais apportent un grand soin au level design et à l’équilibre de leurs jeux. Les Occidentaux, eux, ont plutôt la réputation de signer des jeux novateurs sur le papier, mais souvent bancals dans les faits, à moins que le studio ne décide de revoir finalement son ambition à la baisse pour préserver la qualité du jeu (Fable, par exemple). Dans son hilarante analyse de l’interface catastrophique de Mass Effect, Krystian Majewski trouve qu’il s’agit d’un « exemple parfait de RPG occidental » précisément parce qu’il offre une expérience riche visuellement mais ampoulée d’une ribambelle de bugs et d’erreurs de design… Mais bien évidemment, on l’a déjà dit et on y reviendra, la frontière a tendance à s’amincir ces dernières années.
Ce qui est amusant, c’est que le Japon est souvent salué pour l’inventivité de ses univers (sur le mode « mais où vont-ils chercher tout ça ? »), alors qu’il puise bien souvent son inspiration dans les œuvres occidentales. C’est plutôt sa manière de les percevoir qui est inattendue, et d’y trouver des choses qui nous ont totalement échappé. Typiquement, des séries comme Castlevania, Contra ou Resident Evil offrent un amalgame assez large d’influences, qui va aussi bien des blockbusters aux séries Z en passant par les classiques du cinéma. Je ne serais pas étonné que Space Harrier et son dragon velu Uriah aient été inspirés par L’Histoire Sans Fin sorti un an plus tôt, et je n’ai aucun doute sur le fait que la saga Clock Tower soit basée sur les films du réalisateur Dario Argento. Un jeu comme Panzer Dragoon doit son design au regretté Moebius (alors que le jeu vidéo occidental en a fait un usage bien timide) et le délirant Space Channel 5, à bien y regarder, est en quelque sorte l’adaptation du clip Scream de Michael Jackson ! Et on pourrait bien sûr donner des centaines d’autres exemples. En revanche, il est possible que ces derniers temps, les studios japonais se soient hélas recentrés sur leur culture locale.
Une autre manière de jouer ensemble
Mais si nous sommes parfois perplexes devant la popularité de certains jeux au Japon, ce type de phénomène n’est pas pour autant récent et est même ancré dans la culture du pays. En effet, il est plutôt mal vu là-bas de se démarquer, de se marginaliser. Comme l’explique notamment cet article de Christophe Kagotani sur le déclin du jeu vidéo japonais, cela a tendance à favoriser les phénomènes communautaires. Dans les années 80, on était ringard si on n’avait pas de Famicom, comme aujourd’hui si l’on ne joue pas à Monster Hunter. De plus, la 8-bit de Nintendo a posé les bases avec des titres truffés de secrets comme Tower of Druaga, Xevious, Super Mario Bros. ou Dragon Quest, d’ailleurs parfois de manière excessive (Milon’s Secret Castle). Certains d’entre eux sont même impossibles à finir sans guide (rappelons que celui de Super Mario Bros. a été le livre le plus vendu de 1986 au Japon) ou sans échanger de conseils durant la récré. Et on retrouve aujourd’hui ce principe dans Monter Hunter et Pokémon, avec le multijoueur, en réseau local de préférence, qui renforce encore l’aspect communautaire de ces jeux.
Comme on l’a rappelé dans notre podcast dédié aux jeux d’arcade, l’ambiance n’est pas du tout la même dans leurs salles nettement moins enfumées que les nôtres. L’esprit est moins à la compétition, d’où l’apparition des bornes VS dos à dos à l’arrivée de Street Fighter II, qui permettent aux joueurs de s’éviter la honte de croiser le regard de celui qui vient de les battre. C’est évidemment très différent de la mentalité occidentale, qui à l’inverse a tendance à privilégier la réussite individuelle, et donc la compétition. Cela n’empêche bien sûr pas qu’il existe des tournois au Japon comme en témoignent les mythiques Caravan. Cela reste des généralités qui permettent de mieux comprendre certains aspects du jeu vidéo japonais, comme le désintérêt pour le jeu en ligne et à l’inverse le goût pour les portables et le multi en local, avec l’apparition de « cafés » dédiés aux jeux en coopération suite au succès de Monster Hunter et de ses nombreux clones. En passant, rappelons à ceux qui se lamentent du manque de salles d’arcade en France que les Game Centers japonais sont bien plus grand public que ce qu’on peut imaginer d’ici. Ils offrent du moins des jeux pour tous les goûts, quitte à les séparer par étage.
Des méthodes de travail différentes
Comme on le rappelait précédemment, les jeux occidentaux sont souvent plus ambitieux, mais aussi bourrés de bugs. On pourrait donner des centaines d’exemples, mais cet article sur GTA V, un titre représentant la crème de l’open-world et l’un des plus gros succès commerciaux et critiques de ces derniers mois, est à la fois drôle et désespérant. Et ce, d’autant plus que les problèmes cités ne sont pas forcément liés à l’ampleur du jeu, et qu’ils ne sont même pas présents dans d’autres titres antérieurs de Rockstar ! Au Japon, le problème n’est pas tant que leurs développeurs sont incapables de réaliser des moteurs 3D performants, mais que cela prend du temps (et donc coûte cher), et qu’ils n’aiment pas utiliser des moteurs occidentaux comme l’Unreal Engine, qui ont tendance à uniformiser le rendu visuel des jeux. Ils préfèrent à chaque fois repartir de zéro, ce qui est impensable pour nous. NB : Savoir réutiliser du code est un critère de mesure du Level d’une société en Informatique, le niveau le plus élevé étant le fameux Level 5 qui a donné son nom à un film de Chris Marker et à un studio… japonais. Pour une raison qui m’échappe, je n’ai rien trouvé sur ce sujet, étudié il y a dix ans en école d’ingé…
Il faut dire qu’à l’inverse, les développeurs occidentaux font des moteurs graphiques des enjeux importants et les placent au cœur même de la conception ; Doom a été une révolution technologique avant d’être une révolution ludique, et il en est de même pour la plupart des jeux phares du PC. Néanmoins il y a une part d’idées reçues concernant la technique des jeux japonais. Il y a déjà plus de dix ans, Shigeru Miyamoto dénonçait le fait que certains jeux vantaient par exemple des mains photoréalistes, mais que cela ne les empêchait pas de traverser les objets… Pendant ce temps-là, dans un titre au look pourtant cartoon comme The Wind Waker, Link a toujours les deux pieds au sol quelle que soit sa position, quitte à les avoir, dans un escalier, sur deux marches différentes. Et je vous garantis que vous aurez bien du mal à trouver ce souci du détail dans des jeux PC de l’époque (voir le comparatif ci-dessus)… On pourrait trouver plein d’autres exemples, comme les moteurs physiques de Wave Race ou de Super Mario Sunshine. Avec la démocratisation de la motion capture, il y a maintenant des jeux occidentaux offrant une animation parfaite comme les Top Spin ou les NBA 2K, mais les Japonais ont longtemps été plus doués en la matière : Metal Slug, Street Fighter III, etc.
Je me suis d’ailleurs longtemps demandé comment Capcom avait fait pour motion capturer les animaux du remake de Resident Evil, et Lost Planet a sans doute constitué l’une des premières démonstrations d’animations next-gen sur cette génération. Et encore aujourd’hui, on ne fait pas beaucoup mieux que les mouvements incroyablement naturels des monstres de Monster Hunter ou, dans un genre cartoon, les modèles 3D absolument parfaits du dernier Phoenix Wright, bien loin de la raideur d’un Walking Dead. Et parce qu’il ne faut pas oublier le son, Nintendo reste encore aujourd’hui à la pointe en terme de sound design (en particulier Luigi’s Mansion 2, Mario & Luigi et Pikmin 3 cette année), d’autant que les univers surréalistes de ces jeux les obligent à se montrer très créatifs, et pas seulement à spatialiser les grincements comme dans la majorité des survival horror. De manière générale, les jeux japonais misent plutôt sur la direction artistique, et passent mieux l’épreuve du temps que les jeux occidentaux, datés par leur technologie. Là encore, on conseillera la lecture de deux articles de Kagotani, l’un sur l’absence de FPS au Japon, l’autre sur leur vision du PC et des jeux occidentaux (yôge).
Jeu vidéo japonais : disparition programmée ?
D’une certaine manière, le jeu vidéo japonais n’est pas mort, mais est peut-être la victime du phénomène qui touche l’informatique en général ou certains genres comme le beat ‘em up. En effet, plus il se démocratise, plus il se répand et s’intègre aux méthodes occidentales et plus il se raréfie. Comme on l’a affirmé, le jeu japonais ne se résume pas à des univers kawaii ou des genres exotiques, c’est une philosophie de gameplay différente, que l’on retrouve aujourd’hui dans de nombreux jeux occidentaux. Il y a clairement du Zelda dans des jeux comme Darksiders, God of War ou Batman Arkham Asylum (ce dernier s’inspirant aussi énormément de Metroid Prime comme on l’a rappelé dans notre dernier podcast), et même s’ils présentent tous trois des aspects qu’on ne trouve pas dans la série de Nintendo, il ne faut pas oublier qu’ils empruntent leur gameplay de beat ’em up « moderne » à Devil May Cry, et l’infiltration très automatisée des Batman tient plutôt de Tenchu et de Metal Gear Solid. Aujourd’hui, il n’y a donc pas des jeux occidentaux d’une part, et japonais d’autre part, mais des jeux qui mêlent les deux courants dans des proportions variables. Et l’industrie japonaise ne souffre aujourd’hui pas tant d’un rejet de l’Occident que de sa propre volonté de se recentrer sur son marché local, à tort ou à raison…