Où gît votre cartouche d’E.T. enfouie ?

Crédits photo : Joseph Williams/CNE/WIRED

Après avoir décidé de passer sous silence certains rebondissements mineurs par manque de temps, j’avais choisi de publier un article sur l’évènement quelques heures avant le début des fouilles. Si cela n’a pas vraiment été une erreur puisqu’il rencontré un énorme succès – et je vous en remercie, j’ai été pris de doutes lorsque j’ai vu les nombreuses photos fleurir sur les réseaux sociaux le soir-même et le lendemain ; aurais-je dû attendre avant de publier, ou rédiger un second article ? Mais avec tout le battage médiatique qui a entouré l’évènement, et surtout certaines zones d’ombre, j’ai préféré attendre que « la poussière retombe » avant de revenir sur cette opération au caractère inédit. Dans une industrie encore jeune qui manque de journalistes aguerris, et dont les historiens sont trop peu nombreux ou rarement reconnus comme tels, voir une légende enfin vérifiée après avoir été constamment mise en doute, ce n’est pas anodin. Mais le mystère a-t-il été vraiment élucidé ? Et en était-ce réellement un après tout ?

En novembre 2004 sortait en France le film Incident au Loch Ness. Celui-ci se présente comme le double making of de deux films qui ne se sont pas faits : celui d’Enigma of Loch Ness, un documentaire du cinéaste allemand Werner Herzog qui vise à percer le mystère du monstre, et celui de Herzog au pays des merveilles, un portrait filmé du réalisateur, et donc supposé le suivre dans la préparation du premier. Derrière ce dispositif emberlificoté se cache en fait un petit film amusant signé Zak Penn, jusque-là connu avant tout comme scénariste de films de super-héros Marvel… Dans le film, il « joue » lui-même le producteur de l’un des deux documentaires – j’ai oublié lequel. Dès le départ, l’expédition est émaillée d’incidents parfois savoureux mais évidemment, le clou du film réside dans le final où le bateau est attaqué par « quelque chose » – le monstre du Loch Ness sans doute. Même si l’on ne voit pas grand chose de la créature, la supercherie est évidente et le spectateur comprend alors qu’il est en face d’une fiction.

Zak Penn

L’attitude de Zak Penn est si horripilante sur cette photo qu’elle pourrait laisser planer le doute… (Crédits : New York Daily News)

Sans être comparable aux films d’horreur façon found footage qui se sont multipliés ces dernières années, Incident au Loch Ness est donc ce que l’on appelle un « documenteur » pour traduire le néologisme anglais mockumentary. Et si j’ai passé plus d’un paragraphe à en parler, c’est parce que Zak Penn est également le réalisateur du documentaire qui a justifié les fouilles dans le désert du Nouveau-Mexique. Autrement dit, pour un scénariste plutôt spécialisé dans le fantastique, la légende urbaine des cartouches enterrées offre un sacré matériau pour un film riche en péripéties. En plus, les médias pouvaient fournir sur un plateau une bonne partie du buzz et des rebondissements. Après tout, certains d’entre eux ont bien affirmé qu’Atari avait enterré ces cartouches pour relancer la demande en créant une rupture de stock ! Il faut dire que dès le départ, toute l’opération avait un arrière-gout très marketing, avec sa récupération par Microsoft, l’accès au public vivement encouragé et les festivités organisées la veille.

Ces premières cartouches sont apparues dans des dizaines de photos différentes... (Crédits : Polygon)

Ces premières cartouches sont apparues dans des dizaines de photos différentes… (Crédits : Polygon)

En plus, maintenant qu’elles sont déterrées, les cartouches vont bien devoir être écoulées… L’avocat d’Alamogordo a beau évaluer le prix des jeux à $10 pièce, il est probable que les « scalpeurs » d’eBay verront les choses autrement ! Mais surtout, il faut bien admettre que les premières images ont déçu. Un peu à la manière d’un fan qui se retrouve nez à nez avec son idole et découvre qu’elle est plus petite qu’il ne l’imaginait, la communauté a accueilli ces photos avec un certain scepticisme. Entre la présence de « bons jeux » dans le tas, l’impression que chaque photo nous montrait la même cartouche sous plusieurs angles, ou au mieux tenue par différents protagonistes, tout cela rendait crédible l’hypothèse d’une vaste mise en scène. D’autant plus que les premières trouvailles, peu nombreuses, étaient dans un état de conservation étonnant pour des cartouches qui ont passé plus de trente ans sous terre… Il n’aura donc pas fallu longtemps pour que certains fans d’Atari un peu véhéments émettent de sérieux doutes sur l’opération, multipliant les indices possibles de cette supercherie…

Larry "Major Nelson" Hryb

Ça ressemble à un trucage, mais c’est comme ça que se porte (hélas) un casque de chantier…

Les cartouches n’auraient-elles pas dû être compressées avant d’être enterrées ? Dans ce cas, comment expliquer que certaines soient intactes, au point que certains protagonistes des fouilles aient déclaré qu’elles avaient l’air fonctionnelles ? Évidemment, c’est la base de la théorie du complot ; il suffit d’interpréter les faits sous une lumière qui conforte notre version des faits pour voir des preuves là où il n’y en a pas forcément. Il est tout à fait pertinent d’émettre des doutes, mais encore faut-il le faire correctement. Hélas, les Atari Truthers ont une tendance à l’agressivité qui les décrédibilisent rapidement. Le journaliste Chris Kohler de Wired, conspué par un illuminé sur Twitter, n’a pas manqué d’ironiser sur la situation, et a d’ailleurs terminé son article sur l’opération en ridiculisant ceux qui estimaient la photo ci-dessus de Larry Hryb, le fameux Major Nelson de Microsoft, photoshoppée. Heureusement, un peu plus tard dans la journée du samedi, les cartouches écrasées ont été littéralement déterrées par seaux entiers !

Les seaux de qualité Atari ?

Les seaux de qualité Atari ?

Le problème, c’est que lorsqu’on a affaire à une légende urbaine, en particulier dans le milieu pas très sérieux du jeu vidéo, les chiffres – et le reste – ont tendance à être exagérés. Par conséquent, trouver des centaines de jeux dans le désert est forcement décevant – et donc suspect – pour ceux qui ont toujours entendu dire qu’il y en avait des millions. Mais l’hypothèse de la mise en scène a, peu à peu, de plus en plus de mal à tenir. D’ailleurs, un scénariste hollywoodien comme Zak Penn s’y serait pris différemment s’il avait voulu bâtir un canular digne d’un documenteur. Son équipe n’aurait rien trouvé le premier jour, ou presque, parce qu’à la tombée de la nuit, en rangeant le matériel, un ouvrier aurait trébuché sur un morceau de cartouche et… Bref, je vous laisse imaginer la suite de l’épopée. Mais le samedi 26 avril, il n’aura fallu que trois heures pour trouver la première cartouche… Car l’évènement, au fond, a surtout de l’importance sur le plan de la pop-culture ; ce n’est en effet pas tous les jours qu’une légende urbaine de trente ans est démystifiée. Mais sur le plan historique, tout cela est discutable.

En effet, comme l’explique très bien la vidéo ci-dessus de The Gaming Historian, la légende n’en est pas vraiment une. De nombreux documents ont toujours attesté de l’enfouissement des cartouches, et Atari l’a même admis en 1983. La légende qui est née par la suite affirmait, elle, que le stock n’était constitué que de cartouches d’E.T. The Extra Terrestrial, et de ce point de vue, on peut dire que l’opération a plutôt prouvé qu’elle était fausse ! En effet, non seulement on a retrouvé des exemplaires de Centipede ou Missile Command, mais des morceaux de joystick ont également été déterrés. La raison est simple ; à l’époque, le constructeur en difficulté financière a dû mettre fin à son usine d’El Paso pour délocaliser la production à Taiwan. Se retrouvant avec un large stock à écouler, et ne souhaitant pas le mettre à un endroit où il pourrait être pillé, il a choisi le désert du Nouveau-Mexique où il est interdit de déterrer ce qui s’y trouve. Évidemment, la loi n’a pas été respectée et Atari a dû embaucher un gardien et recouvrir le site sous une chape de béton ! Mais si cela les a bien sûr empêchés de récupérer des cartouches, cela n’a pas calmé l’ardeur des curieux pour autant. L’affaire a été éventée, puis déformée avec le temps…

Le sprite d'E.T. au milieu des décombres (Crédits : Mashable)

Le sprite d’E.T. au milieu des décombres (Crédits : Mashable)

D’ailleurs, Howard Scott Warshaw, le malheureux développeur du « pire jeu de l’histoire » – même s’il a également signé parmi les meilleurs titres de l’Atari VCS 2600 comme Yars’ Revenge – était présent lors des fouilles et a rappelé qu’il était en partie fautif dans la naissance de cette légende. En effet, le programmeur n’a jamais pensé son employeur assez fou pour enterrer des milliers de cartouches, et en se montrant régulièrement sceptique vis-à-vis d’un fait qui avait pourtant été établi et documenté, cela ne rendait l’ensemble que plus mystérieux. Et c’est bien connu, un panneau « ne pas entrer » cache forcément un secret fabuleux ! Mais à une époque où le jeu vidéo connaissait une grave crise aux États-Unis, on peut comprendre qu’Atari ait souhaité rester discret vis-à-vis d’une opération qui aurait été mal vue par le public. Même aujourd’hui, enterrer un stock de plusieurs centaines de cartouches et d’accessoires ressemble avant tout à un gros gâchis, à l’heure où on parle de développement durable…

Et maintenant que la poussière est retombée, que reste-t-il ? Une légende a-t-elle été vérifiée ? Pas vraiment, on a juste prouvé que Atari avait dit vrai à l’époque. Pire, le mystère reste entier d’une certaine manière, comme le suggère la vidéo de The Gaming Historian. Car s’il y a bien eu des millions d’invendus d’E.T. The Extra Terrestrial, ils ne se trouvent pas tous dans ce stock plus modeste et hétéroclite… Y a-t-il un autre terrain ailleurs ? Le constructeur s’est-il servi sciemment de cette opération pour nous détourner du vrai secret ? Il est dans la nature humaine de vouloir percer les énigmes de l’univers, mais aussi d’en conserver quelques-unes sous le coude histoire de ne pas trop s’ennuyer une fois tout résolu… Dans son article, Chris Kohler évoque une « Loi de Conservation des Mythes » qui voudrait qu’une nouvelle légende remplace aussitôt celle qui n’en est plus une. Ce qui est certain, c’est que le jeu vidéo a surtout un besoin urgent d’historiens, parce qu’il y a encore un nombre incroyables de fantasmes et d’idées reçues qui circulent dans cette industrie, entretenus par des joueurs qui ne veulent pas grandir…

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