Préface du rédac’ chef (G. Verdin) : Après un dossier sur Psygnosis, un studio qui s’est avéré crucial dans la conquête de l’Europe par la PlayStation, il était donc naturel de consacrer la chronique suivante à la machine qui a fait connaître ses jeux dans le monde entier, et qui a fêté ses vingt ans en décembre. D’ailleurs, de même que l’eBook de Paul Driscoll avait été au départ réalisé dans le cadre d’un podcast, il nous a également semblé judicieux de tirer parti des travaux effectués par sseb22 pour préparer notre émission sur la première console de Sony. Ainsi, contrairement à sa dernière chronique, il ne s’agit pas d’une traduction mais, comme nous le proposons en général pour la presse, d’un article basé sur le conducteur qu’il a rédigé pour le podcast avec l’aide du livre La révolution PlayStation – Ken Kutaragi de Reiji Asakura, et du dossier « Le jour où Sony lança le projet PlayStation » par Brice N’Guessan que nous avions justement invité. Et si l’enregistrement avait battu des records de durée, nous avions dû éliminer plusieurs parties pour gagner du temps, que vous allez donc pouvoir retrouver ci-dessous !
Introduction
La première PlayStation est sortie il y a vingt ans le 3 décembre 1994 au Japon, puis le 9 septembre 1995 aux États-Unis et le 29 du même mois en Europe. Il s’agit actuellement de la quatrième console la plus vendue de l’histoire derrière la PlayStation 2, la Nintendo DS et la Game Boy, avec 102 millions d’unités à travers le monde. La Wii étant à seulement un million d’unités derrière et sa production n’étant pas terminée dans tous les territoires, il n’est pas impossible que cette dernière la dépasse. D’après Sony Computer Entertainment (SCE), la PlayStation est la première machine de loisir à avoir atteint le chiffre de cent millions de ventes. Mais cette console a aussi marqué les esprits car c’est la première de Sony. Avant cela, ils n’avaient édité que quelques jeux sur consoles 16 bits. Parmi les moins inconnus, notons plusieurs adaptations de films comme Dracula, Cliffhanger, Last Action Hero, Hook… Hors adaptations, on peut également citer Equinox (la suite de Solstice) ou SkyBlazer sur Super Nintendo. En tant que développeur, seuls deux jeux sont référencés, tous deux datant de 1994 : Wheel of Fortune et Jeopardy Classic – nous ne ferons pas de commentaires…
Bien sûr, en tant que fabricant de hardware, Sony est à l’origine de la production de la puce sonore de la Super Nintendo mais de là à se lancer seul dans le grand bain des consoles de jeux vidéo, c’était une autre paire de manches ! Surtout, c’est la première console à avoir résolument choisi la voie des jeux en 3D temps réel à une époque où la 2D régnait en maîtresse dans les salons. Nous allons d’ailleurs voir que si cela semblait évident au niveau technique pour Ken Kutaragi, son créateur, il a eu beaucoup de mal à convaincre les éditeurs de le suivre…
Justement, son créateur, Ken Kutaragi, qui est-il ?
Kutaragi avant la PlayStation
Ken Kutaragi est né le 2 août 1950 à Tôkyô. Ses parents tenaient une imprimerie en ville et c’est là qu’il a fait ses premières découvertes techniques, sur les machines de ses parents qu’il aidait régulièrement. Une fois son diplôme d’électronique – ou d’ingénierie électrique suivant les sources – obtenu à l’Université d’Électro-communication de Tôkyô en 1975, il pense monter sa propre entreprise mais se ravise pour acquérir une première expérience dans une société déjà existante. Il choisit Sony, une entreprise pas trop grande spécialisée dans les nouvelles technologies et, surtout, qui n’a pas l’air d’avoir une hiérarchie trop pesante, ce qui irait bien avec son caractère un peu « effronté ». Ses confrères diplômés ne s’intéressent pas beaucoup à cette société qui n’est que cinquantième dans le classement des entreprises les plus prisées par les étudiants, mais il est persuadé qu’il pourra approfondir ses connaissances en électronique et en informatique, domaines qu’il affectionne particulièrement.
Et c’est chez Sony, en septembre 1984, neuf ans après y être entré, qu’il fera une rencontre qui marque la toute première étape de la création de la PlayStation. Ce n’est pas avec une personne mais le System G (G pour gazô qui veut dire « image » en japonais). Dans une salle de l’usine Sony d’Atsugi qui abrite le centre de recherche de traitement de l’information, Kutaragi est devant un écran et admire un visage généré en trois dimensions et en temps réel par le System G. Et pour l’époque, le plus incroyable est que la machine applique des textures sur ce visage. Rappelons que les meilleures bornes d’arcade d’alors ne peuvent traiter que de la 3D en fil de fer, comme la borne Star Wars, mais elles coûtent environ dix fois moins cher. Il voit là un potentiel énorme en termes de jeu. Il pense en effet déjà aux consoles depuis qu’il a vu son fils jouer à la Famicom qu’il lui a achetée. Sa première idée est d’améliorer la console 8 bits de Nintendo avec un accessoire dérivé du System G. Mais le choix de la Famicom ne vient pas uniquement du côté ingénieur mais aussi du côté commercial développé en travaillant à l’imprimerie avec ses parents ; la Famicom est en effet la console la plus vendue au Japon. Déjà dans les années 80, Kutaragi est persuadé qu’il sera possible de construire à grande échelle une machine grand public et bon marché, avec une technologie aussi avancée que celle du System G.
Avec l’aide de son équipe, nous verrons que c’est aussi ainsi que naîtra la PlayStation : un projet techniquement ambitieux, mais aussi un business model bien pensé jusque dans les canaux de distribution japonais que Sony va complètement chambouler.
Le lancement du développement de la PlayStation
À la sortie du Famicom Disk System, début 1986, Kutaragi se montre intéressé par l’accessoire mais s’avère finalement déçu par ses capacités techniques. Il décide alors de rendre visite à Nintendo pour s’allier avec eux sur différents aspects. Cela n’aura pas de conséquence immédiate mais Nintendo se montre tout de même intéressé par la puce sonore de type PCM que leur présente le père de la future PlayStation. Ce processeur est capable de générer du son à partir d’échantillons (notamment d’instruments) et produit ainsi des musiques de très bonne qualité. Il se trouve que c’est également « la vente [de ces] puces audio pour Super Nintendo [qui] finance[ra] une bonne partie du développement de la cellule en charge de la PlayStation » comme l’indique le dossier PlayStation de Brice N’Guessan dans le magazine The Game.
Nous sommes en 1989 et la collaboration entre Sony et Nintendo est en marche. En plus de cette puce sonore, Kutaragi a un autre projet en tête avec Nintendo. Cela fait plus de cinq ans que Sony et Philips ont créé le CD et il veut en faire profiter la Super Famicom qui sortira l’année suivante. Et il veut que cette Play Station (en deux mots), après avoir pénétré le marché du jeu vidéo grâce à Nintendo, fasse fusionner lecteur CD et console pour proposer non seulement des jeux, mais aussi de l’éducatif, du karaoké, en un mot : une plateforme multimédia ! Selon le contrat, Nintendo doit fabriquer le lecteur CD pour la Super Famicom tandis que Sony a la charge d’une machine combinant directement la console et l’accessoire. Mais ça ne se passera pas comme prévu…
Dès mai 1991, les premières rumeurs de collaboration entre Nintendo et Philips commencent. En effet, à ce moment a lieu une réunion avec Sony, chez Philips. Kutaragi leur montre son projet de CD-ROM pour la Super Nintendo. Et là, dans les rangs de Philips, pas de réaction. En fait, Nintendo est déjà en pourparlers avec les Hollandais. Pire, il s’avère que la division CD-i de Sony le savait et n’avait rien dit à Kutaragi. Sony travaille en effet avec eux et d’ailleurs, Kutaragi les informe régulièrement de l’avancée du projet CD-ROM pour la console. Et le 1er juin 1991, Kutaragi apprend que Nintendo a finalement choisi Philips au détriment de Sony, durant une réunion à Kyôto avec le constructeur pour discuter du projet Play Station… C’est comme s’il recevait un couteau dans le dos ! Il se trouve que Philips et l’équipe CD-i de Sony pensent que le lecteur de Kutaragi nuira au CD-i, et Nintendo a sans doute plus peur de Sony pour venir les concurrencer. Le président de Nintendo of America, Minoru Arakawa, finit par confirmer qu’ils travaillent avec Philips mais lui certifie que Nintendo honorera le contrat avec Sony.
Au final, c’est exactement ce qu’avait l’intention de faire Nintendo, comme le dit Brice N’Guessan dans son dossier. Nintendo va laisser Sony fabriquer sa console intégrant port cartouche et lecteur de CD, pouvant lire tous les titres Super Nintendo au format cartouche, mais sans aucune compatibilité avec les jeux Nintendo au format CD, exclusivité d’une machine Philips (probablement le CD-i) ! Ce qui ne manquerait pas de réduire l’intérêt du public pour la Play Station de Sony… En fait, Nintendo avait alors déjà identifié Sony en tant que concurrent potentiel, plutôt que comme un partenaire technologique. C’est peut-être cette prise de conscience qui leur a fait faire appel à Philips comme bouclier et moyen de rompre le contrat sans laisser (trop) paraître leurs intentions. Derrière tout ceci, il y a une affaire de gros sous. Ici, il s’agit du marché du karaoké qui totalise 500 millions de dollars par an rien que pour Pioneer, le leader des machines dédiées dans les bars. Nintendo et Sony ont donc pour objectif, à l’époque, d’intégrer les salons des familles et d’y placer un appareil à CD-ROM pour faire du karaoké chez soi.
Et maintenant, le CES de l’été 1991 est là ! Malgré la nouvelle de la collaboration entre Nintendo et Philips, Sony décide de présenter quand même son CD-ROM pour la Super Famicom. Et le lendemain, Nintendo montre le sien, avec Philips. Aux yeux du monde, Sony a été trahi mais son président Norio Ôga le savait déjà. La société entre donc dans une période de gestion de crise qui durera pratiquement un an. La décision initiale est de poursuivre Nintendo en justice pour rupture de contrat mais elle est vite abandonnée car, techniquement, Nintendo le respecte ! Le président Ôga a alors dit : « Nous n’abandonnons pas. Continuez ! » Nintendo sait que Sony aurait pu être en mesure de stopper l’approvisionnement des puces sonores de la Super Famicom. C’est un pari que Yamauchi décide de prendre et ça paie puisque Sony n’osera pas le faire car, cette fois-ci, il s’agirait vraiment d’une rupture de contrat…
Malgré tout, les négociations continuent jusqu’au 6 mai 1992, date à laquelle Kutaragi et Sony commencent à avoir suffisamment d’éléments marquant un déclin de la suprématie de Nintendo pour ne plus collaborer avec eux : arrivée de Matsushita, ventes de la Super Famicom moins bonnes que celles de la NES, Mega Drive au coude à coude avec sa rivale en Occident… Une bonne partie des équipes de Sony veut alors complètement arrêter tout projet lié de près ou de loin au jeu vidéo. Faire un partenariat avec Nintendo : pourquoi pas ? Mais s’engager seul dans ce nouveau marché alors qu’il est possible que Sony perde face un marchand de jouets comme Nintendo, c’est hors de question ! Une réunion est donc organisée le 24 juin 1992 pour décider de la voie à prendre. Elle est présidée par Ôga en personne et la quasi totalité de l’assemblée veut tout arrêter. Pourtant, en jouant sur les émotions du président et en promettant une puce à un million de portes logiques au lieu des 100 000 disponibles à l’époque, Kutaragi parvient à le convaincre et Ôga lance son célèbre « DO IT! » – en anglais selon les rumeurs.
En secret, Kutaragi avait travaillé à trouver les puces et outils technologiques nécessaires. Ce million n’était pas du bluff. Il souhaite des composants dédiés à la réalité virtuelle, un moteur 3D et un outil d’application de texture, bref : une machine de jeu moderne ! Mais à Gotanda, siège tokyoïte de Sony, Ôga sait que Kutaragi a trop d’opposants et il le déplace ainsi que son équipe chez Sony Music à Aoyama, autre quartier de Tôkyô. Kutaragi et son équipe développeront la première PlayStation dans de minuscules bureaux chez Sony Music dans une ambiance de start-up bien loin de l’image du Sony que l’on a. En effet, ils ont l’aval de Sony mais pas vraiment le soutien financier ; Sony paie les salaires mais c’est tout, pour ainsi dire. Pour résumer, s’ils réussissent c’est le jackpot pour Sony, et sinon l’investissement aura été minimal.
Kutaragi connaît déjà un des directeurs de Sony Music : Shigeo Maruyama. Dès 1989, Kutaragi a visité la filiale et s’est vite lié à Maruyama auquel il se confie régulièrement, donc la mutation ne le gêne pas, au contraire. De plus, Maruyama dirige également la petite branche Epic Sony faisant des jeux vidéo mais il lui manque la technologie (que Kutaragi a). Dernier argument en faveur du projet, Maruyama a essuyé le refus de Nintendo de collaborer à sortir des jeux sur les stars musicales de Sony. Toutes ces raisons font que Kutaragi a son soutien indéfectible. Mais en plus d’un chef garant de ses conditions de travail, Kutaragi a besoin d’une personne de confiance haut placée chez Sony, or Maruyama est un excentrique comme lui, un peu un outsider chez Sony, et ce n’est donc pas le candidat idéal. Cette personne sera plutôt Teruhisa Tokunaka (futur président de Sony Computer Entertainment) qu’il a rencontré en 1988 et qui était là lors de la réunion de 1992 sur le destin de la PSX, le nom de code de la future machine de Sony. Ôga est d’accord pour qu’il collabore avec Kutaragi et demande à Tokunaka de monter le business plan de la PSX. Et selon ce dernier, il faut assurer trois points :
- Avoir des royalties raisonnables pour séduire les chefs d’entreprise et donc les éditeurs
- Avoir une bonne machine techniquement pour séduire les développeurs
- Développer une structure de distribution efficace pour séduire les revendeurs
Et nous allons voir que la PlayStation réussira sur ces trois points avec brio.
Séduire les éditeurs
Sony va faire ce que tout retardataire sur un nouveau marché a le loisir de faire : analyser la concurrence, faire aussi bien dans leurs points forts et mieux dans leurs points faibles.
Sony ne crée pas de jeux dans ce début des années 1990. En effet, Epic Sony ne se sent pas encore capable de livrer des « system sellers » et sera donc dépendant des éditeurs tiers, mais cela leur garantira au moins de ne pas être en concurrence avec un constructeur/développeur comme Nintendo sur Super Famicom (NdR : si Nintendo avait à l’époque le soutien des éditeurs tiers, il ne faut pas croire que les relations étaient bonnes pour autant. Du fait des quotas et des contraintes imposées par le constructeur, beaucoup d’éditeurs dont Namco attendaient, jusque-là en vain, un rival sérieux à Nintendo pour mettre fin à ce quasi-monopole). L’équipe PSX va donc démarcher un par un les éditeurs entre mai et juillet 1993 en rencontrant les patrons mais aussi les créateurs. En effet, ils espèrent transformer ces derniers en ambassadeurs auprès de leurs hiérarchies, en les éblouissant avec les capacités techniques de la future PlayStation. Hélas, ils ne peuvent que rarement voir les développeurs et le discours le plus entendu est « Sony ne devrait pas s’attaquer aux jeux vidéo. Nous vous disons cela pour votre bien ».
Même deux célèbres éditeurs de RPG – on pense évidemment tout de suite à Squaresoft et Enix, sans pouvoir le prouver – leur auraient dit ne pas être intéressés avant que la future console n’atteigne trois millions de ventes au Japon (sachant que la Super Famicom s’y est vendue à huit millions d’exemplaires), tout en faisant en sorte que le prix de la console avec un jeu soit inférieur à l’équivalent de 300 € (NdR : comme je le disais, les éditeurs attendaient un rival sérieux, et leur manque de témérité les poussait comme d’habitude à attendre qu’une machine connaisse déjà un succès avéré avant de la soutenir – le cercle vicieux classique !). Et ces éditeurs pensent également que la 3D sur console ne peut arriver avant dix ans. Chez Namco, on leur dit ne pas croire que les caractéristiques techniques avancées par Sony seront disponibles sur une machine grand public rapidement. Et ils sont censés savoir ce qu’ils disent puisqu’ils ont déjà réussi à faire des jeux 3D en arcade depuis 1988 avec leur carte d’arcade System 21 sur laquelle ils ont créé le premier jeu de course 3D en arcade : Winning Run, quatre ans avant Virtua Racing, même si le jeu de Namco n’a clairement pas eu le même impact, ni le même succès.
Et là, c’est le coup de théâtre et une sacrée chance pour Sony ; SEGA renverse la donne avec Virtua Fighter ! Le jeu vient d’être présenté lors du Makuhari Game Show en ce 26 août 1993 et tous les éditeurs sont impressionnés de voir ce qu’on peut vraiment faire avec la 3D. Plusieurs éditeurs recontactent eux-mêmes Sony pour reprendre les discussions concernant la PlayStation. Tokunaka a dit lui-même: « Nous devons vraiment une fière chandelle à SEGA pour la date de sortie de Virtua Fighter. Juste au bon moment, ils ont prouvé qu’il était possible de réaliser des jeux en 3D. À partir de cet instant la situation s’inversait en notre faveur ». Et au sein même de Sony, Virtua Fighter permet également d’éclaircir les idées. Maruyama a déclaré dans une interview de WIRED en 2012 « [qu’]une fois Virtua Fighter sorti, la direction [à prendre] pour la PlayStation était instantanément claire ». Il parle bien sûr de la 3D. Et ce n’était visiblement pas évident car le même article cite Ryoji Akagawa, ancien producteur pour SCE, avouant qu’il avait même été envisagé de faire de la PlayStation une console plutôt axée sur la 2D – une perspective étonnante quand on sait que Kutaragi prétendait avoir une vision claire dès le début !
Le 16 novembre 1993, Sony et Sony Music Entertainment créent conjointement SCE, Sony Computer Entertainment, avec l’ambition affichée de proposer une machine de divertissement aux performances comparables à celles des ordinateurs les plus puissants. C’est le grand moment de la démonstration de la future PlayStation ! Un CPU a été finalisé début octobre 1993 et est capable de faire tourner la fameuse démo du T-Rex – il semblerait que la sortie en juillet de Jurassic Park dans les cinémas japonais n’y soit pas non plus étrangère… Et cette démo n’est pas juste impressionnante, elle est aussi pratique car modéliser un dinosaure à la peau naturellement granuleuse est un excellent moyen de contourner la faible résolution des textures et l’absence de filtrage. Certes, ce dinosaure est bien plus beau que celui qui sera plus tard dans Tomb Raider, par exemple, mais rappelons qu’une machine doit gérer, durant un jeu, le personnage, l’IA, les décors, la musique, etc. et pas uniquement le dinosaure !
Confiants, Kutaragi et son équipe organisent une conférence le 28 octobre 1993 devant 300 développeurs. Ôga prononce un discours convaincu puis la démo du T-Rex est montrée. Trente minutes plus tard, les invités partent sans dire un mot, laissant un Kutaragi inquiet. En fait, les développeurs n’ont jamais été aussi impressionnés alors que certains connaissent les machines Silicon Graphics ; mais de là à penser que bientôt il y aura aussi bien dans une console grand public… Et c’est aussi le grand retournement chez Namco avec qui les négociations reprennent. En effet, ils sont également impressionnés par le Virtua Fighter de SEGA et souhaitent marquer le coup. Mais sortir un jeu de combat juste en arcade donnerait l’image qu’ils ne font que suivre SEGA qui aura, par conséquent, une longueur d’avance. Une idée leur vient alors : créer une borne d’arcade basée sur le hardware de la PSX, ce qui leur permettrait de porter leurs jeux facilement sur la console de Sony et économiser du temps et donc de l’argent. Et Namco est même prêt à faire cela au détriment de sa propre carte 3D du moment, la System 22. Ce projet mènera à Tekken, en arcade et sur PlayStation.
Mais Namco a une autre raison de marcher main dans la main avec Sony. Il se trouve qu’ils se posaient déjà des questions concernant le développement d’une console depuis la Super Famicom. En effet il leur est impossible de porter leurs jeux 3D dessus et, ne bénéficiant plus d’un statut d’éditeur tiers privilégié comme sur Famicom, leur marge s’est bien réduite… Mais il aurait fallu investir l’équivalent de 400 millions d’euros pour la R&D, les stocks, la logistique… Ce qui leur est impossible. Et Kutaragi vient les voir juste à ce moment là ! Enfin, cerise sur le gâteau, la machine de Sony leur permettra également de contrer SEGA jusque dans le salon des joueurs, pas seulement en arcade. Namco décide alors de tout miser sur la PlayStation, ce qui est un vrai pari – réussi quand on voit les ventes et la qualité des jeux Namco sur la console (Ace Combat, Ridge Racer, Tekken…). Pour l’anecdote, remarquons tout de même que la Saturn est la seule console de SEGA sur laquelle Namco n’a sorti aucun jeu, même si sur Master System et Dreamcast, leurs jeux ont été peu nombreux. Maruyama sera toujours reconnaissant à Namco pour ce soutien précoce et pense que l’éditeur a joué un rôle très important dans la vie de la console, comme plus tard Squaresoft avec Final Fantasy 7 et Enix avec Dragon Quest VII.
Révolution dans la distribution
Toutefois, concevoir et construire une console est certes indispensable mais pas suffisant pour en faire un succès. Il faut également que la machine et ses jeux puissent être distribués le plus efficacement possible dans tout le Japon. Or, aux yeux d’Akira Sato, vice président de SCE, la distribution avant la PlayStation a deux problèmes, liés au fait qu’il s’agit de cartouches :
- Les mauvaises pratiques des grossistes (occasions passées pour du neuf, copies illégales, fausse location en vendant un jeu peu cher et en le rachetant rapidement au client au même prix…)
- Le temps de réapprovisionnement de deux mois pour les cartouches, ce qui est une éternité dans le monde volatile des jeux vidéo et peut expliquer, en partie, les mauvaises pratiques
Il est donc risqué de prévoir avec précision la demande d’autant qu’il faut lancer la production quatre à six mois avant la date de sortie. C’est en général le constructeur, et c’est le cas avec Nintendo, qui fabrique les cartouches et demande donc aux éditeurs un chiffre de commande au préalable. L’éditeur peut alors facilement finir avec des invendus, ou avec une pénurie et donc un manque à gagner. Le résultat final pour le consommateur est que les jeux sont chers : cartouches à produire, marge de sécurité des éditeurs, délai de réapprovisionnement… Un jeu cartouche dépasse l’équivalent de 100 € (exemple en France : les jeux Super Nintendo pouvaient coûter jusqu’à 590 F de l’époque, à comparer avec des titres publiés par Sony sur PlayStation à 350 F).
Pour Sony, recourir au CD-ROM permet donc de :
- Satisfaire les développeurs grâce à une capacité de stockage décuplée
- Satisfaire les éditeurs en prenant moins de risques pour lancer un jeu
- Satisfaire la distribution avec des délais de réapprovisionnement beaucoup plus courts
- Satisfaire les clients avec un prix de vente moins élevé, même si en contrepartie, les temps de chargement sont vraiment plus longs que sur cartouche
De plus, Kutaragi, Maruyama et leur équipe veulent se servir du CD-ROM comme moyen de changer la distribution des jeux avec pour premier argument un coût de fabrication moindre. Après analyse du marché, ils fixent à l’équivalent de 58 € le prix idéal à atteindre pour un jeu PlayStation. C’est presque deux fois moins cher qu’un jeu neuf en cartouche et presque 20% de moins que le même jeu d’occasion. De quoi inciter les joueurs à acheter plus souvent en neuf. Dans leur business model, Sony conserve les royalties du système de Nintendo mais réussit à faire en sorte qu’éditeur et revendeur conservent quand même leur marge. Ajoutons à cela que la fabrication initiale du jeu prend moins d’un mois pour un CD-ROM contre plus de trois pour une cartouche, et seulement quelques jours pour le réapprovisionnement. Dans ces conditions la distribution peut pratiquement fonctionner en flux tendu, sans stock. C’est du jamais vu pour les revendeurs et les éditeurs qui n’ont pas besoin de faire des prévisions des mois à l’avance, ni de tester le marché pour un jeu sur un volume restreint avant de s’adapter selon la demande !
Comment tout cela est possible ? C’est grâce à l’expérience de Sony Music en matière de distribution de CD audio. En effet, ils ont l’habitude de produire de petites quantités de divers albums de musique sur CD. SEGA et NEC avaient déjà des machines munies de lecteurs CD-ROM mais ils distribuaient leurs jeux encore comme sur cartouche. Sony est le premier à avoir transformé la distribution des jeux. Grâce à l’expérience de Sony Music, SCE a profité de son réseau et de ses points de vente, évitant de devoir faire appel au groupement de grossiste mis en place par Nintendo, le Shoshinkai. Et le fait que Sony ait sa propre usine de CD-ROM et CD audio à Shizuoka aide également. Pour l’anecdote, les précommandes de Resident Evil avaient atteint 120 000 exemplaires mais Shimamoto, directeur des ventes chez SCE, était persuadé du succès et en a fait presser 200 000… Au final, le titre a même dépassé toutes les prévisions mais Sony a pu facilement donner la priorité à sa fabrication, devant les autres jeux PlayStation et les albums de musique, afin de répondre au mieux à la demande.
Et pour encore mieux y répondre, Sato décide que Sony se passera de grossiste pour vendre directement aux magasins. C’est là encore possible grâce au réseau de Sony Music. Que Sony serve de grossiste à tous les éditeurs lui permettra, par la connaissances de tous les chiffres de vente, d’harmoniser les stocks et les réapprovisionnements. Mais cela ne se met pas en place de façon si simple ! Non seulement en interne, on doute qu’une équipe réduite puisse gérer tout ce travail mais les éditeurs non plus ne sont pas très contents, notamment les gros qui veulent aussi faire de la vente directe, et qui n’ont pas confiance en ce système. Sato tient bon car il pense notamment à tous les petits éditeurs qui ne pourraient pas sortir leurs jeux seuls et seraient obligés de passer par les grossistes, qui eux mêmes restent arcboutés sur les anciennes méthodes. Konami, par contre, fait de la résistance. En effet la compagnie a son propre réseau de distribution et son personnel dédié à la vente directe, et est donc en contradiction totale avec Sony sur ce point. Alors que les négociations étaient sur le point d’aboutir sur la collaboration de l’éditeur avec la PlayStation, le mode de distribution le stoppe net !
Ce n’est qu’à force d’acharnement que Shimamoto parvient à obtenir de Konami de coopérer avec leur système mais seulement pour 18 mois. Ce qui explique peut-être que Konami soit le seul éditeur à avoir pas mal soutenu le lancement de la Nintendo 64, avant de s’éloigner plus clairement. D’ailleurs après cette période, à partir de 1997 en fait, Sony assouplira ses méthodes en laissant certains éditeurs choisir les volumes de production de leurs jeux – ayant les chiffres de tendance les plus précis, Sony décidait de cela jusqu’à présent. Il est intéressant de noter que Konami, se sentant un peu seul et comme un intrus, a tenté de convaincre Namco de faire de même mais sans succès. Cela illustre bien la mentalité japonaise de ne pas aimer sortir du lot. Mais revenons à 1994 ; Sony sait que la Saturn va sortir à la même période – prévue trois semaines après, elle sort finalement une semaine avant – et sachant que les journalistes aiment les rivalités, Masatsuka Saeki, responsable de la promotion de la PlayStation, fait exprès de mentionner SEGA à chaque interview pour espérer un article du type « Sony contre SEGA » et faire monter le buzz autour de la console. Saeki avait déjà lancé avec succès un caméscope Sony à la fin des années 80 en utilisant la méthode du teasing et fera de même pour la PlayStation.
Mais pour que cela fonctionne, trois conditions doivent être remplies :
- La catégorie à laquelle le produit appartient est connue et appréciée
- Le produit en lui même est innovant
- L’entreprise doit garantir l’approvisionnement en cas de succès au lancement
Pas de problème pour la première condition ; même au milieu des années 1990, le changement de génération de consoles fait beaucoup parler de lui. Pour la deuxième condition, Saeki fait confiance à Kutaragi et sa console dédiée à la 3D. Le dernier point en revanche est problématique ; nous sommes six mois avant le lancement au Japon et chez Sony, personne ne sait combien de consoles il faut produire pour le jour J ni quels jeux seront prêts ! Il est décidé, avec leur maigre expérience dans ce domaine, qu’il serait très bien que 300 000 PlayStation soient vendues le premier mois dont 100 000 le premier jour… Le lancement japonais le 3 décembre 1994 sera finalement un succès et conformément aux attentes, 100 000 machines sont vendues sur un stock de 300 000 au Japon, à un prix équivalent à 399 €. Il y aura même des centaines de personnes faisant la queue à Akihabara. Dans Tôkyô, on constatera des ruptures de stock avant midi. Finalement ils se demanderont surtout si les 300 000 consoles suffiront !
Bien sûr, tout cela est à mettre en regard de la concurrence directe. En effet, le 22 novembre, soit dix jours plus tôt, sortait la Saturn au prix de 44 800 yens (l’équivalent de 366 € sans l’inflation). Le premier jour, ce sont 200 000 Saturn qui se sont vendues et pratiquement autant de Virtua Fighter. SEGA a d’ailleurs attendu le 3 décembre pour réapprovisionner les magasins et au début, la Saturn s’est mieux vendue au Japon (NdR : ce n’est pas surprenant dans la mesure où les early adopters – ceux qui achètent le jour J – sont presque toujours des inconditionnels de la marque, en particulier quand les machines sont chères au lancement. Or les fans de SEGA étaient nombreux à l’époque, tandis qu’ils « n’existaient pas » encore du côté de Sony !).
Les campagnes de pub
Mais pour bien vendre, il faut aussi bien promouvoir. Après plusieurs années de campagnes centrées sur les chiffres et sur les joueurs comme « Atteindre le million (de PlayStation vendues) », « Le service sans compromis » ou « Économisez et achetez des jeux », la PlayStation a réussi à atteindre les dix millions d’exemplaires au Japon vers 1998. Le cœur de cible, les joueurs, ont pour ainsi dire tous acheté la console. Sony se tourne donc vers le grand public pour augmenter son parc de machines. C’est le but des campagnes « Une PlayStation pour te récompenser » et « Profite de ta vie ». En effet, le raisonnement de Saeki est que, pour viser un public plus large, il faut trouver un dénominateur commun, en l’occurrence la vie quotidienne. Et quoi de mieux pour occuper son temps libre selon lui que la PlayStation ? Ces campagnes l’ont certainement aidé à dépasser les 21,5 millions de ventes au Japon, ce qui en fait une des trois consoles de salon les plus vendues là-bas avec la PlayStation 2 et la NES.
Mais une autre arme pour aider les ventes est la mise en place des Greatest Hits, ces jeux déjà amortis complètement et vendus pratiquement à moitié prix. Cette pratique vient là encore de la musique pour Sony, même si dans le petit monde du jeu vidéo, SEGA avait déjà sorti sur Mega Drive des « Classic Collection » regroupant à un prix raisonnable, par exemple, Altered Beast, Flicky, Alex Kidd in the Enchanted Castle et Gunstar Heroes, et bien sûr les « Player’s Choice » de Nintendo, des jeux ayant obtenu de bonnes ventes et qui ressortent à un prix réduit. Quoi qu’il en soit, chez Sony on n’oublie tout de même pas de vérifier si, malgré la baisse, tout le monde y trouve bien encore son compte, financièrement ! Et pour cela, ils changent leur règle de calcul des royalties à partir du 1er avril 1998, afin d’appliquer des royalties de 15% du prix de vente (plus les frais de fabrication) au lieu des invariables 9 €, permettant de baisser de 2 € les royalties de Sony pour un Greatest Hit, et ainsi faire en sorte que l’éditeur conserve, lui, sa marge.
La conception de la PlayStation
En 1993, c’est la mode du « multimédia » : CD-ROM, vidéos, musiques orchestrales, encyclopédies interactives… Sony décide d’aller à contre-courant et de présenter sa PlayStation comme une machine de jeu – comme dix-neuf ans plus tard sa PlayStation 4… mais pour d’autres raisons. « La lecture de jeux n’est pas une fonction parmi d’autres ; elle ne lit QUE des jeux ». Même si Tokunaka, vice-président de Sony, exagère puisqu’elle lit également les CD audio, il est vrai qu’il n’existe pour la console que très peu voire pas du tout de logiciels autres que des jeux. Sony refuse d’utiliser le terme multimédia car ils le trouvent trop confus et flou et, a posteriori, il est évident qu’ils ont eu raison.
Mais revenons sur la conception technique de la machine. Comme mentionné précédemment, Kutaragi a été subjugué par le System G en 1984 et la PlayStation est tout simplement un System G dans une console destinée au grand public. Cette machine était la première à pouvoir appliquer des textures en temps réel sur des objets 3D. Rappelons que même en arcade, la 3D à cette époque, c’est la borne Star Wars en 3D fil de fer. Le secret du System G tient dans la spécialisation de l’architecture pour la 3D et les effets spéciaux, et dans la parallélisation des calculs puisqu’une dizaine de processeurs dédiés travaillent en simultané.
À l’époque, les processeurs travaillent le plus souvent en pipeline, avec les instructions faisant la queue les unes derrière les autres. Même Virtua Fighter tourne sur une machine avec un pipeline de dix processeurs de 20 Mips, soit potentiellement 200 Mips (200 000 instructions par seconde). Mais selon Kutaragi, le jeu de SEGA présente un décalage entre le moment où le joueur effectue une action et la réponse à l’écran. Et pour lui, cela est dû au fait que chaque processeur a une certaine latence à multiplier par le nombre de puces. Si chacun d’eux a 16 ms de latence, on aura donc 160 ms de latence au final, ce qui devient détectable. Pour éviter cela, Kutaragi décide d’ajouter des co-processeurs parralélisés au R3000 de la PlayStation capable de fournir 30 Mips, ce qui permettait des prouesses à l’époque. Ce processeur central est en fait celui qui est dédié à la 3D et un des coprocesseurs, le GPU, est spécialisé dans la 2D – ce qui est, au passage, tout le contraire des architectures actuelles. Pour l’anecdote, il semblerait que c’est en entendant parler d’une machine de Sony dédiée à la 3D que SEGA aurait décidé d’ajouter un second processeur SH4 de Hitachi à sa future Saturn. Pour Kutaragi ce fut une erreur car la programmation en parallèle n’en était qu’à ses balbutiements au début des années 1990…
Pour lui, il est plus beau d’ajouter des coprocesseurs spécialisés à un CPU général, architecture qui sera encore utilisée pour la PlayStation 3 et qui avait déjà été utilisée pour l’Amiga dans le passé. Sony ayant finalisé la conception orientée 3D de sa PlayStation après la révélation de Virtua Fighter, la boucle est bouclée ! Un autre composant important est la RAM. Il faut déjà bien choisir la quantité, qui est toujours un compromis entre les développeurs qui en veulent le plus possible, et les financiers qui veulent que la console soit la moins chère. Le compromis est fixé à 3 Mo : 2 Mo pour le CPU et 1 Mo pour le GPU. Et cela est possible car Kutaragi a fait un petit pari sur le type de RAM. En effet, il est carrément allé voir le vice-président de Samsung pour qu’il lui parle de l’évolution de la RAM. Il en sort que le prochain standard sera vraisemblablement la RAM EDO, suffisamment souple pour laisser de la marge à des améliorations, facile à produire et peu chère. Et ils ne sont pas trompés car elle a dominé le marché PC à la fin des années 1990.
Le choix du lecteur de CD n’a pas été simple non plus puisque les taux de transfert étaient alors très lents (300 Ko/s pour le lecteur double vitesse de la PlayStation, soit 26 fois moins que les derniers lecteurs de CD-ROM). Cependant la stratégie de Kutaragi voulait que les jeux se chargent entièrement dans la RAM de la console, n’ayant ainsi plus besoin de charger quoi que ce soit ensuite. Par exemple, le programme de Ridge Racer ne pèse que 2 Mo (NdR : soit 16 Mbit, la capacité de la fameuse cartouche de Street Fighter II sur Super Nintendo – il ne faut pas oublier que les graphismes en 2D prennent plus de place à l’époque que les textures en basse résolution de la 3D). Le reste des 650 Mo étaient remplis par la musique directement en format CD audio et un petit Galaga pour patienter durant le chargement. Rappelons qu’écouter de la musique qualité CD pendant que l’on joue est encore rare à ce moment là. Mais cette volonté n’a pas pu être possible bien longtemps, les programmes des jeux devenant de plus en plus gros.
Au niveau de la construction de la machine, notons que la PlayStation aura connu vingt-et-un modèles et révisions différents entre la console sortie en 1994 et la dernière version de la PSOne. De près de 750 pièces et composants, la console a vu ce nombre réduit de moitié en une petite dizaine d’années. Cette réduction a différents avantages : profiter des améliorations techniques des procédés de fabrication, réduire le prix de revient, lutter contre le piratage, et augmenter également la productivité. En effet, au début, l’usine de Sony a une capacité de fabrication de 300 000 machines par mois, ce qui est peu pour Kutaragi. À titre d’exemple, il aurait fallu à ce rythme presque vingt-huit ans pour atteindre les cent millions de consoles vendues au lieu des neuf ans et demi qui ont suffi en réalité (le 18 mai 2004). Au final, les usines auront donc été capables de produire une moyenne de 900 000 machines par mois.
Dans les processus de fabrication, moins il y a de composants et plus la construction d’une console est rapide. C’est donc tout un programme de réduction de ce nombre que Kutaragi et Akira Tajiri, directeur général de la technologie chez SCE, vont mettre en place. Ils vont travailler pendant des années à, par exemple, réduire le nombre de couches de pièces sur la carte mère et passer d’une carte double face (des composants sur les deux côtés de la carte mère) à une carte simple face, ce qui peut potentiellement doubler le rythme de production. Chez Sony, il est décidé qu’une partie des économies réalisées avec la baisse du coût de fabrication servira à réduire le prix de vente public. Entre décembre 1994 et novembre 1997, le Prix de Vente Public passera de l’équivalent de 399 € à 180 €. En faisant cela, ils souhaitent attirer le plus grand public bien sûr mais aussi entraîner SEGA dans une guerre des prix à l’issue de laquelle la PlayStation sortira vainqueur d’autant que, chez Sony, on s’est aperçu de la complexité de la fabrication de la Saturn.
Le design de la console
On doit la forme de la console, de la manette et le design du logo PlayStation à Teisuke Gotô, également désigner du logo VAIO. Pour produire une console à grande échelle, il a voulu une forme simple, pouvant être fabriquée en quelques minutes en usine. Il doit combiner cela avec sa volonté de refléter, dans le design extérieur, l’intérieur de la console. Pour la PlayStation, il faut utiliser un CD-ROM rond avec un appareil rectangulaire telle une platine CD de salon. Le design sera donc un rond et un rectangle ! Tout le monde est emballé par ce design. Gotô dira aussi : « Inutile de changer l’extérieur si vous ne changez pas l’intérieur. » Sans méchanceté aucune, impossible de ne pas penser à la PSOne, ce redesign de la PlayStation techniquement très semblable à son aînée (NdR : justement, le design extérieur a été réduit et ses contours adoucis, à l’image de son architecture interne, allégée et simplifiée de la moitié de ses composants !).
Le design de la manette a beaucoup moins fait l’unanimité. Dès le début, Gotô pense à une manette plus ergonomique que celles déjà existantes, en lui adjoignant deux protubérances qui feraient office de poignées. Il fait le choix de quatre boutons en façade, les célèbres croix, rond, carré et triangle. Chacun avait en fait sa propre signification :
- Le triangle représente la tête (NdR : et une direction ?) et doit servir à modifier le point de vue, typiquement passer d’une caméra à une autre.
- Le carré est là pour afficher les cartes et les menus.
- Il faut les éternels boutons « validation » et « annulation ». Au japon, la croix représente l’impossibilité et le rond la confirmation, ce qui sera en général inversé quand les jeux traverseront l’océan Pacifique.
Cependant, ce design ne plaît pas à Kutaragi qui ne veut pas effrayer les joueurs habitués à des manettes plus plates. C’est finalement le président Ôga qui aura le dernier mot : « Ce design, vous le prenez ou vous êtes tous virés ! » Mais fabriquer cette manette n’est pas de tout repos ; Gotô doit aller voir les ingénieurs de l’usine pour réduire son temps de fabrication car ils avaient juste prévu autant de manettes que de consoles pour le lancement, alors que de nombreux jeux se jouent à deux ; c’est la pénurie assurée. Il réfléchit alors avec eux et parvient à écourter de dix secondes le moulage du plastique de la manette, ce qui est suffisant pour répondre à la demande estimée.
Concernant l’origine des CD-ROM noirs de la PlayStation, Ôga voulait absolument les protéger par une coque en plastique à la manière des UMD ou des Mini Disc, afin que les enfants n’abîment pas les jeux et ne submergent alors le SAV. Mais Kutaragi est résolument contre et la tension monte entre eux. Ce dernier réunit une équipe d’ingénieurs pour fabriquer des prototypes de CD-ROM avec et sans coque pour prouver au président qu’il a tort à cause d’un prix de revient plus élevé, un temps de réapprovisionnement plus long et une utilisation plus ardue (NdR : en termes de manipulation par le lecteur de la console sans doute, qui doit présenter un mécanisme qui écarte la protection). Ôga finit par céder mais exige alors que les CD-ROM PlayStation se différencient des autres. C’est donc pour répondre à cette demande que Kutaragi fait déposer une couche de laque noire, une simple différence cosmétique et non une protection contre la copie, comme certaines rumeurs circulant à l’époque le laissent croire (NdR : des rumeurs sans doute voulues et entretenues par Sony, puisque cet aspect donne l’impression d’un format propriétaire, et donc que le contenu d’un disque PlayStation ne peut pas être copié sur un simple CD-ROM) !
SCE étant l’héritier de Sony Music, cette société a gardé l’approche de bichonner l’artiste afin qu’il se sente à l’aise et souhaite rester. Kutaragi a adapté cette philosophie en proposant aux développeurs un environnement facilitant leur travail avec un SDK (kit de développement logiciel) et des librairies, tout un framework qui sera pris en charge directement par Sony sous la houlette de Shinichi Okamoto pour libérer les développeurs des tâches génériques et communes à tous les jeux : accéder à la carte mémoire, lire les données sur le CD-ROM… ce qui est alors inédit dans le monde des consoles. C’est une philosophie d’équité qui pousse Sony à faire ça ; s’ils développent une fonction spécifique à un titre, ils l’intégrent ensuite à la nouvelle version du framework afin que tout le monde en profite – une méthode encore utilisée, notamment via Naughty Dog. Malheureusement la réalité ne sera pas aussi idyllique puisque les développeurs seront méfiants envers ces outils dont ils ne peuvent connaître le code source, eux qui jusqu’ici étaient habitués à interagir directement avec les composants internes des machines. Malgré tout, Okamoto défend son framework (socle commun, temps gagné, mutualisation des innovations…) et cela finit par payer. Des 350 fonctions disponibles au début, le framework finira par en avoir plus de 1800. Hélas pour Okamoto, tout ce travail se fait de manière invisible pour les joueurs, et lui et son équipe (jusqu’à dix-huit personnes) resteront des héros inconnus.
L’annonce à l’E3 1995 et la baisse de prix
1er mai 1995, Los Angeles, la PlayStation est annoncée pour les États-Unis. Elle est sortie depuis cinq mois au Japon et elle sortira alors dans quatre mois aux USA, le 9 septembre. La Saturn a été annoncée à $399 la veille et c’est au tour de la conférence Sony. Pendant la conférence, Steve Race, le président de SCEA, est appelé sur scène. Il va simplement dire un nombre : « 299 » et s’en aller. C’est l’ovation dans la salle ! Mais il y a aussi beaucoup de bruit dans les salles de réunion japonaises au siège de Sony car ce prix va aussi s’appliquer au Japon. À Tôkyô, tout le monde n’est pas d’accord car cela induit une baisse de la marge des revendeurs, et aussi un certain affront aux premiers acheteurs car la console est encore toute jeune. Même le président Norio Ôga n’aime pas cela car une baisse de prix ne s’est tout simplement jamais produite chez Sony sans un changement des caractéristiques du produit !
Mais la réalité du marché est que les ventes stagnent, malgré la sortie de Tekken. Il s’est vendu environ 800 000 PlayStation et cela représente le seuil des gens prêts à mettre l’équivalent de 399 €. De plus, baisser régulièrement le prix de vente est une pratique classique pour les consoles dont les bénéfices pour le constructeur se trouvent plutôt dans la vente des jeux. Seulement Sony Corporation, la maison-mère, n’a pas été consultée sur la question ! Ni Kutaragi, ni Maruyama, ni Tokunaka n’ont pensé à le faire, trop occupés à réfléchir sur la façon de multiplier les ventes. Pire, lorsqu’on leur demande s’ils ont fait la moindre étude ou simulation, la réponse est non car c’est comme ça qu’on fait dans ce milieu ! La tension monte, les demandes de démission volent. Mais cette baisse est conforme au business plan établi : la vente à perte est un passage obligé pour SCE. Afin de calmer la maison-mère, Kutaragi modifie le modèle SCPH-3500 en retirant des modules ; ce ne sont donc plus les mêmes caractéristiques et ça permet de rester dans l’esprit Sony à ce sujet. Le résultat commercial ne se fait pas attendre ; l’augmentation des ventes compense largement la baisse de prix.
La conquête des États-Unis et de l’Europe
La difficulté de la conquête des États-Unis commence par l’interne. Il n’y a initialement pas de Sony Computer Entertainment là-bas ; c’est donc Sony of America qui s’occupe du projet. Seulement, ils ont une volonté d’autonomie bien trop grande au goût de Maruyama et de Kutaragi. En effet, SoA rejette presque toujours les décisions de SCE (la couleur de la console, la taille de la manette, le logo, le prix des jeux…) alors que Kutaragi a une vision mondiale. SoA ayant déjà sorti des jeux sur Super Nintendo et Mega Drive, la filiale s’estime donc plus légitime que SCE au niveau software et elle ne dépend pas de la même branche hiérarchique, compliquant le rapport de force. Cependant, cela commencera à changer le 22 mai 1995, jour de la réorganisation de SoA mais ne se conclura qu’en janvier 1997, à la réorganisation de SCEA. Ce ne sera pas de tout repos pour Kutaragi qui prendra la tête de SCEA et ira aux États-Unis une semaine par mois. Malgré leurs efforts, ils ne réussiront pas à faire de SCEA le revendeur officiel des jeux PlayStation mais obtiendront la vente de la console par les plus grandes enseignes comme Toys ‘R’ Us, Walmart ou Sears, permettant de ne plus se contenter des magasins spécialisés et de s’ouvrir également au grand public. Ainsi, Noël 1997 sera très satisfaisant et, au 31 mars 1998, 7,7 millions de consoles auront été écoulées là-bas.
Enfin, il est temps de s’occuper de l’Europe. SCE ne prend pas ce secteur à la légère car il sait que, si les spécificités du Vieux Continent font qu’il n’est pas facile de s’implanter, une fois que c’est fait, le réseau est plus facile à gérer, pays par pays. Masaru Katô, futur directeur général de SCE, nomme Chris Deering à la tête de SCE Europe. Tout comme aux États-Unis, l’entité est créée au sein de Sony Publishing mais un accord est facilement trouvé grâce à Deering. Le réseau de distribution tient compte des particularités locales et des bureaux dans tous les principaux pays sont créés à partir de 1995. Et à la fin de l’année fiscale 1998, 9,6 millions de consoles trouvent preneur sur ces marchés.
Important!
NdR : la dernière partie de l’histoire de Psygnosis donne également des détails sur la création de SCEE, l’éditeur anglais ayant servi de porte d’entrée au marché européen.
Et malgré tous les efforts mis en œuvre pour créer, développer, distribuer et vendre cette première PlayStation, Kutaragi déclarera que cette console ne représente que 30% de l’objectif ultime. À se demander combien la PlayStation 3 représentait avant qu’il ne soit écarté de son projet…
Liste de quelques-uns des million sellers parmi les 110 répertoriés par Wikipédia EN :
Gran Turismo | Tony Hawk’s Pro Skater |
Final Fantasy VII | Driver |
Gran Turismo 2 | PaRappa the Rapper |
Resident Evil | Dino Crisis |
Tekken 3 | Final Fantasy Tactics |
Final Fantasy VIII | Tony Hawk’s Pro Skater 3 |
Harry Potter and the Philosopher’s Stone | Silent Hill |
Tomb Raider II | Parasite Eve |
Crash Bandicoot 3: Warped | Syphon Filter |
Metal Gear Solid | Medal of Honor |
Tomb Raider | Legacy of Kain: Soul Reaver |
Crash Bandicoot | Dance Dance Revolution |
Final Fantasy IX | Chrono Cross |
Resident Evil 2 | Dragon Warrior IV |
Spyro the Dragon | Tales of Destiny |
Dragon Warrior VII | Xenogears |
Rayman | Arc the Lad |
Oddworld: Abe’s Oddysee | Star Ocean: The Second Story |
Resident Evil 3: Nemesis | Twisted Metal |
Frogger (!!!) | Winning Eleven 4 |
Tekken 2 | Street Fighter Alpha 3 |
Tekken |