ÉDITO : Évaluer les jeux à l’ère du dématérialisé

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Rassurez-vous ! Nous aimons bien les vieilleries chez MO5.COM, bien évidemment, mais pas au point de sortir nous mêmes des remakes ou rééditions de nos propres articles… Il est vrai que le titre de cet édito vous en rappellera forcément un autre mais il ne s’agit pas cette fois de faire un panorama complet des avantages et des inconvénients du dématérialisé, et encore moins d’aborder la question sous l’angle de la préservation du patrimoine. Cette rubrique constitue aussi (et avant tout) un billet d’humeur pour moi, et après ma réflexion concernant la polémique autour de la paternité du jeu vidéo, je voulais vous ennuyer une nouvelle fois avec quelque chose qui me touche directement, en tant que rédacteur de ce site. En plus, la question n’avait curieusement pas été abordée par notre président dans son article, qui percevait plutôt positivement l’ajout de contenu dans les jeux. Or, même si la possibilité de patcher les jeux n’est pas nouvelle et bénéficie au joueur à terme, l’explosion du nombre de titres en accès anticipé ou truffés de bugs à leurs sorties a de quoi inquiéter et, à titre plus personnel bien entendu, elle rend la rédaction de tests beaucoup plus problématique, même lorsqu’on n’est pas un professionnel.

En effet, les éditeurs ne m’envoient pas leurs jeux, et rares sont les développeurs qui me proposent une copie de test – à vrai dire il n’y en a eu que deux (Elliot’s Quest et Pix the Cat)… Par conséquent, si je veux vous proposer une critique d’un titre durant sa période de lancement, je n’ai souvent pas d’autre choix que de participer à son éventuelle campagne de financement – avec mes propres deniers bien entendu – en misant suffisamment pour avoir accès aux versions bêta. Mais d’emblée se pose un problème que connaissent aussi les journalistes de la profession ; le test est en général réalisé sur une version non définitive du jeu, en particulier sur la scène indépendante où les développeurs ont tendance à sortir leurs créations dès qu’elles ont l’air prêtes, quand les jeux des gros éditeurs sont en général, ou plutôt étaient autrefois achevés plusieurs semaines avant le jour J. Ainsi, entre le moment où je commence la rédaction du test et celui où je le publie, il n’est pas rare que je sois obligé de modifier des passages, ou d’ajouter un post scriptum pour refléter les changements apportés par une mise à jour. Mais ce qui n’est qu’un désagrément de la profession pour un journaliste est bien plus frustrant pour moi.

Elliot Quest (Windows, Mac OS X, Linux, Wii U)

Luis Zuno m’a contacté personnellement pour me proposer une copie de test de Elliot’s Quest. Un grand merci à lui !

Car, comme vous, j’achète mes jeux, et même parfois plus cher pour avoir donc accès à des versions bêta. J’ai certes l’avantage de pouvoir les choisir, contrairement aux professionnels à qui l’on impose parfois Léa Passion, mais cela rend encore plus frustrant le fait de découvrir le jeu dans une version non définitive, d’autant que je n’ai quasiment jamais le temps de revenir dessus plus tard… Bien souvent, une fois un test bouclé, je dois penser au suivant car – j’espère que vous l’aurez remarqué – je m’évertue à publier un test par mois depuis quelques années déjà. Et sans vouloir faire trop mon « 36 15 My Life », il n’est pas facile d’établir un planning quand les sorties des jeux sont parfois annoncées une semaine avant. Le hasard du calendrier fait aussi qu’il n’y a parfois pas de nouveautés notables certains mois, et que d’autres, je dois au contraire faire un choix difficile entre plusieurs titres, en prenant avant tout compte de ce qui est susceptible de vous intéresser, mais en essayant de concilier cela avec mes goûts personnels. Jusqu’à juin, mon planning était plutôt bien ficelé mais le fait que la seconde série de Sega 3D Classics ait été prolongée de trois jeux repousse mon test récapitulatif à septembre au plus tôt.

J’ai dû me reporter sur Super Win the Game, un titre qui figurait déjà dans ma bibliothèque Steam mais qui présentait le désavantage d’être de 2014. Or je privilégie bien entendu les nouveautés, ne serait-ce que pour avoir plus de jeux à départager en fin d’année. J’ai donc commencé à en préparer le test jusqu’à ce que… Andrew Bado annonce par surprise Mystik Belle, quelques jours avant sa sortie. En tant que contributeur de la campagne de Legend of Iya, j’avais droit à une copie mais le Humble Store a fait des siennes et je ne l’ai obtenue qu’une semaine après son arrivée sur Steam… Dans le doute, j’ai donc d’abord avancé ma partie de Super Win the Game, jusqu’à un point où j’étais quasiment bloqué. En un sens, la sortie de Mystik Belle m’a donc « sauvé » et pas qu’un peu, puisque le jeu de J. Kyle Pittman a fait l’objet de deux mises à jour entre-temps ! Celle du 1er juin a vu l’ajout d’une carte qui transforme radicalement l’expérience, tandis qu’une semaine plus tard, le jeu était traduit en français… Il est donc évident que quand (si ?) je reprendrai ce test, mon appréciation sera bien différente !

Mystik Belle (Windows, Mac OS X, Linux)

Je n’aurai pas vraiment eu le temps de juger si le dash de Mystik Belle a vraiment été amélioré…

Et l’ironie va encore plus loin puisque le problème s’est également posé avec Mystik Belle, comme je l’ai d’ailleurs ouvertement signalé dans mon test, et c’est ce qui a clairement motivé cet article. Les patches étaient cela dit plus prévisibles puisqu’ils ont été mis en ligne moins d’un mois après sa sortie, alors que Super Win the Game était quand même sorti depuis octobre ! Néanmoins, même s’il semble logique d’évaluer la dernière version en date, en espérant qu’elle soit la dernière, il m’était quand même difficile de le faire alors que j’avais atteint le dernier tiers de l’aventure quand la dernière mise à jour a eu lieu, et j’avais probablement passé les phases de plateformes les plus pénibles. Plus précisément, j’avais passé la soirée à tenter de traverser un gouffre en enchaînant les dash, et le lendemain matin, j’apprenais qu’ils étaient désormais moins capricieux mais surtout que le ravin avait finalement été parsemé de plateformes… Et pour le coup, je ne suis pas le seul à avoir connu cette frustration puisque les autres contributeurs ou ceux qui se sont jetés sur le jeu à sa sortie ont sans doute connu les mêmes déboires.

Toutefois, il est important de nuancer en rappelant que l’évaluation d’un jeu, et d’une œuvre en général, n’est pas simple et qu’il y a plein d’autres facteurs que les mises à jour qui peuvent avoir parfois un effet disproportionné sur l’appréciation. Il serait trop long (et hors sujet) d’en faire un panorama exhaustif, mais pour rester sur Mystik Belle, après une première bonne impression, j’ai bien cru que j’allais dézinguer le jeu (et mon ordinateur) quand la Mort a commencé à me poursuivre partout. Si vous avez lu le test, vous savez que c’est parce que j’avais laissé traîner innocemment un objet. Bien entendu, j’aurais été injuste de condamner un jeu alors que j’étais fautif, mais on pourrait reprocher à Andrew Bado de ne pas avoir mis d’avertissement suffisamment clair ; heureusement que je suis allé sur les forums pour comprendre mon erreur ! De plus, même si cela ne concerne pas une mise à jour en l’occurrence, tout joueur peut être confronté au problème et il me semble que c’est aussi le rôle d’un testeur de le mettre en garde. Je comprendrais toutefois très bien aussi qu’on me reproche d’avoir dévoilé cette (mauvaise) surprise, car cela fait aussi partie du charme mystérieux de ces jeux à l’ancienne.

Insanity's Blade (Windows)

Cette capture d’écran d’Insanity’s Blade est elle encore d’actualité puisque les effets de brume ont été allégés ?

Mais pour en revenir à notre sujet, l’exemple le plus parfait pour l’illustrer est sans aucun doute Insanity’s Blade. Mon test avait été très critique mais juste il me semble, tant le titre de Causal Bit Games était sorti dans un état problématique. Le studio pensait pouvoir le sortir cinq mois seulement après le lancement de sa campagne Kickstarter, et s’il a été retardé plusieurs fois par la suite, il n’a jamais vraiment profité de ces reports tant la formule a changé en cours de route… Et ce n’était pas fini, puisque le jeu cumule huit mises à jour sur Steam depuis sa sortie ! Bien entendu, certaines d’entre elles ne font « que » corriger des bugs ou ajouter de nouvelles options, mais d’autres modifient profondément le gameplay ; la v1.05 publiée peu avant mon test permet de personnaliser ses contrôles, la v1.06 permet d’atteindre un nouveau palier de puissance, les v1.07 et v1.09 ont largement revu à la baisse les points de vie des ennemis, en particulier au début de l’aventure pour mieux doser la difficulté, et la v1.08 ajoute carrément un nouveau mode Arcade où les niveaux s’enchaînent de manière linéaire, sans backtracking. Et en un sens, il correspond sans doute plus à la promesse du jeu au lancement de sa campagne !

Et il y a à peine quinze jours, on a eu droit à une v1.10 qui corrige plusieurs gros défauts pointés du doigt dans mon test : les ennemis qui réapparaissent à nos pieds, les effets excessifs qui font ramer le jeu, les temps de chargement longuets… Autrement dit, si j’avais attendu cet été pour tester le jeu, mon appréciation aurait sans doute été très différente, mais je n’en suis pas totalement certain, n’ayant pas encore eu le temps d’essayer la dernière version. Mais que suis-je supposer faire ? Publier un article, ou du moins ajouter un encart dans le test à chaque nouvelle mise à jour ? Refaire un test ? Mais quand ? Insanity’s Blade va peut-être encore changer plein de fois d’ici la fin de l’année… D’un côté, sur le plan « déontologique », il est important pour le testeur de signaler que le jeu manquait de finition à son lancement, mais du point de vue du joueur, la seule chose qui compte est l’état actuel du jeu, au moment de son achat. Et on ne peut pas vraiment compter sur le fait qu’il aura la présence d’esprit de se dire que le test reflète uniquement ses qualités et défauts au moment de sa publication, et qu’il ira vérifier de lui-même si ça n’a pas changé depuis – même s’il peut en avoir l’habitude avec les blockbusters récents…

CrossCode (Windows)

CrossCode est prometteur, mais ne vaut-il mieux pas attendre sa sortie pour profiter de l’aventure en intégralité ?

Et en plus des jeux auto-proclamés « AAA » qui sortent avec autant de bugs que de DLC payants, il y a désormais des titres qui annoncent plus clairement la couleur avec le fameux « accès anticipé ». Sur le papier, c’est un système plus honnête ; le joueur précommande le jeu mais y a accès immédiatement, dans une version jouable, au moins en alpha, donc, mais qui peut présenter des bugs et n’offre pas forcément (et même rarement) l’intégralité de son contenu. Ce n’est donc même pas une bêta en général, et il reste bien plus que de simples équilibrages à accomplir. Pour le développeur, c’est aussi le moyen de bénéficier plus vite du retour des joueurs, mais aussi de subvenir à ses besoins financiers avec des revenus garantis avant la sortie du jeu. Mais au-delà du risque qu’il soit abandonné avant d’être terminé, on peut se demander si ce système est bien adapté à tous les genres… Il est parfait pour un jeu de course ou de baston, dont on peut facilement profiter même avec une petite partie du contenu ; après tout, nous autres retrogamers avons l’habitude de jeux avec trois circuits ou huit personnages en tout ! Mais le cas récent de CrossCode est plus problématique, d’autant que le gameplay semble être en place.

D’après les développeurs de Radical Fish Games, la version actuelle ne se différencie de la finale que par son contenu, et ils promettent même une mise à jour par mois au minimum. À son arrivée en accès anticipé le mois dernier, CrossCode n’offrait qu’une demi-heure de jeu, ce qui peut sembler bien peu dans un jeu d’action/aventure, en particulier si les premiers pas sont ponctués de dialogues ou de scènes d’exposition, comme c’est souvent le cas. La version finale devrait totaliser quinze heures de jeu environ, mais ceux qui l’ont déjà acheté auront-ils envie de découvrir cette aventure morceau par morceau, au gré des mises à jour, à raison d’une demi-heure par mois ? En plus, il est rare qu’une mise à jour n’apporte que du contenu, et il est fréquent de devoir reprendre sa partie depuis le début à chaque version. Depuis ma preview en mars de l’année dernière, il y a dû avoir au moins neuf nouvelles moutures d’Odallus, et on nous signalait quasiment chaque fois que nos sauvegardes étaient bonnes à jeter, alors que j’en avais en plus un peu bavé pour progresser… Alors je dois avouer qu’à partir de la cinquième, aussi prometteur soit le jeu, je me suis dit que j’attendrais la version finale pour m’y remettre !

Le changement de fantôme du Retour du Jedi

Lorsque Le Retour du Jedi est ressorti en 2004, le visage du fantôme d’Anakin a été « mis à jour » pour refléter le changement d’acteur

Le phénomène du patch est d’autant plus frustrant que c’est une exclusivité du jeu vidéo dont on se passerait bien, même si l’on peut arguer que George Lucas a en quelque sorte apporté le concept au cinéma en ressortant la première trilogie de Star Wars avec des effets spéciaux « améliorés » mais pour le moins anachroniques… Cela reste toutefois (et heureusement) un cas assez isolé, même si je ne serais pas contre une nouvelle conversion 3D pour la sortie en Blu-ray du dernier Mad Max, dans la mesure où la première a été un peu bâclée, peut-être pour présenter le film à Cannes. Mais comme je l’expliquais déjà dans l’un de mes tout premiers éditos – il y a presque cinq ans ! – sur la notion de progrès dans les jeux vidéo et l’art en général, « c’est aussi la marque d’un grand artiste que de savoir lorsque son œuvre est achevée, lorsqu’il n’est plus nécessaire de retoucher quoi que ce soit, lorsqu’une certaine harmonie a été atteinte » après avoir rappelé justement l’exemple de Lucas. Mais dans un jeu vidéo, il y a tout de même deux raisons assez valables de vouloir revenir sur son travail après coup, qui sont néanmoins toutes deux étroitement liées à la nature hélas bien commerciale de cette forme d’expression.

La première est l’ajout de contenu supplémentaire pour relancer l’intérêt d’un jeu, typiquement de nouveaux niveaux et personnages. C’est évidemment une bonne chose du point de vue du joueur, en particulier s’il n’a pas les moyens de s’acheter beaucoup de jeux et qu’il souhaite donc les rentabiliser au maximum. Mais au-delà des excès (hors sujet) liés à ce type de pratique, avec des DLC déjà prêts à la sortie du jeu mais volontairement retardés pour augmenter artificiellement son prix de vente, ne vaut-il mieux pas garder tous ces éléments et ces nouvelles idées pour une suite, par exemple ? Du point de vue du créateur, prolonger la durée de vie d’un jeu, c’est aussi cannibaliser le temps que les joueurs pourraient passer sur d’autres jeux, y compris les autres créations du même développeur ! La seconde raison est évidemment la mise à jour visant à corriger des bugs ou revoir l’équilibrage du titre. Il est évidemment normal de vouloir arranger les choses si le jeu est injouable à sa sortie, problème qu’on ne trouve pas au cinéma où un film est toujours « regardable » – même si l’on y prend plus ou moins de plaisir bien entendu… Mais il est clair que cette pratique est intimement liée aux impératifs commerciaux de date de sortie.

Assassin’s Creed Unity

Assassin’s Creed Unity restera sans doute dans l’Histoire comme l’un des blockbusters les plus bogués à sa sortie

Si on en laissait le temps aux développeurs, ils pourraient livrer un jeu conforme à leur vision et il n’y aurait théoriquement plus besoin de patch. Il reste toutefois le cas particulier des titres multijoueur reposant fortement sur l’équilibrage, puisqu’il est difficile de tout régler sans un test « grandeur nature » avec des milliers de joueurs. Mais cette particularité vient de la nature compétitive du jeu vidéo, qui tient autant du sport que de l’art. C’est avant tout pour les compétitions d’esport que l’on a besoin d’un équilibrage irréprochable. Mais il est clair que ce type de mise à jour peut avoir un effet radical sur le gameplay et donc sur le ressenti du joueur, ce qui en complique donc l’évaluation pour les journalistes, histoire de revenir à notre sujet ! Pour ma part, j’ai toujours préféré les critiques aux tests et je n’aime pas l’idée de noter et de classer les œuvres. Il n’y avait à l’origine pas de notes dans les tests du Mag, et ce n’est que fin 2012 que j’en ajouté rétroactivement, croyant (sans doute en vain) que cela inciterait davantage les lecteurs à les lire. J’ai toutefois opté pour une notation volontairement cryptique, car pour moi, tous les jeux testés sont plutôt bons et la note (en ♥bpm) ne sert en réalité qu’à les départager.

L’écart peut sembler énorme entre 60 et 110 ♥bpm, mais il est pour moi équivalent à celui que l’on trouverait entre 13 et 18/20 dans une notation traditionnelle. Cette note me permet également de préciser mon sentiment car j’ai bien conscience d’être parfois exagérément nuancé, et de multiplier les « même si » et « bien que »… Pour caricaturer, j’ai souvent l’impression de faire des conclusions de Normand façon « en dépit de défauts rédhibitoires, c’est un chef d’œuvre » ou « bien qu’il soit bourré de qualités géniales, c’est une daube ». Mais j’estime que la critique est un exercice on-ne-peut-plus subjectif, et que la seule chose qui importe est de décrire le mieux possible un jeu afin que les lecteurs identifient, non pas les qualités et les défauts, mais les partis pris qui vont les séduire, ceux qui vont les agacer ou les laisser indifférents. Ainsi, ils pourront rapidement se faire une idée, surtout s’ils ont une grande expérience de joueur, si le titre est susceptible de leur plaire. Je ne sais toutefois pas si j’y parviens mais c’est en tout cas ce que j’essaie de faire… Mais comment décrire un jeu avec le plus de précision possible, si celui-ci change régulièrement au gré des mises à jour ? C’est bien là que réside mon embarras…

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