Il y a près de trois ans, dans notre podcast sur les jeux néorétro, nous avions évoqué la popularité croissante du pixelart sur la scène indépendante. Et nous avions indiqué que ce choix n’était de plus en plus souvent pas tant artistique que pratique, motivé par le manque de temps pour réaliser les graphismes d’un jeu dans le cadre d’une game jam typiquement. Et pourtant, paradoxalement, faire du bon pixelart demande une excellente maîtrise du graphisme 2D. Quand il est raté, son côté opportuniste n’en est que plus flagrant et cela explique en partie, même chez les retrogamers parfois, un certain ras-le-bol fasse à ces styles visuels de plus en plus galvaudés. Certains avaient trouvé dommage, déjà en 2008, que Mega Man 9 opte pour un look NES plutôt que de rester dans la continuité des deux précédents épisodes sortis sur Super Nintendo et consoles 32-bit respectivement… Alors que diraient-ils maintenant que les jeux façon 8-bit se comptent par centaines ? Et si l’on ne peut pas faire le même procès à la scène homebrew, il est clair qu’il y a des excès côté néorétro, qui ont du coup un impact négatif sur l’ensemble de la production. Mais il serait grand temps de préciser de quel pixelart on parle !
Le pixelart orthodoxe
Parce qu’il y a dans l’absolu à peu près autant de pixelart qu’il y a de graphistes, même si on peut dégager plusieurs grandes familles suivant la « philosophie » qu’il y a derrière. Le premier est le plus rigoureux, celui qui imite plus ou moins les contraintes authentiques de l’époque. C’est celui que je préfère personnellement, mais pas uniquement par nostalgie ; j’en suis surtout admiratif car il est le plus difficile à maîtriser. Il faut déjà savoir travailler au pixel, ce que de moins en moins de graphistes sont formés à faire. Et même si l’on peut parfois s’aider en partant d’un dessin numérisé pour un décor ou une illustration de cinématique par exemple, il faudra forcément retoucher l’image littéralement point par point ! Cela demande aussi de savoir recréer certaines techniques d’antan, comme juxtaposer deux couleurs différentes pour en suggérer une troisième, ou prendre en compte les scanlines, c’est-à-dire les lignes sombres entre chaque ligne de pixels, dans le rendu des couleurs et des proportions… Et ce qui m’a toujours bluffé chez les graphistes qui maîtrisent cette discipline, c’est leur capacité à suggérer par exemple un visage avec quelques pixels. C’est surtout impressionnant quand on regarde ces mosaïques de très près…
En la matière, il y a des orfèvres comme Andrew Bado (Mystik Belle), Joakim Sandberg (Iconoclasts), Tribute Games (Wizorb) ou Nigoro (La-Mulana) qui font l’unanimité, mais il ne faut pas en oublier des artistes au talent plus discret parce que leur style est plus orthodoxe encore. Je pense bien évidemment à Locomalito (The Curse of Issyos), Joymasher (Odallus) ou encore Yacht Club Games (Shovel Knight), dont les créations sont peut-être en apparence moins impressionnantes parce qu’elles s’inspirent du rendu visuel de machines moins performantes, 8-bit le plus souvent, mais qui demandent d’autant plus une grande maîtrise du graphisme 2D. À noter que Nigoro appartient de toute façon à ces deux sous-catégories puisque La-Mulana était à l’origine un hommage au MSX, en seize couleurs donc, avant d’avoir subi une profonde refonte graphique pour sa version WiiWare, portée sur d’autres machines par la suite. Et s’il est toujours cruel de faire des comparaisons, en particulier avec le homebrew où des programmeurs font souvent eux-mêmes les graphismes, un jeu comme Shovel Knight témoigne d’une plus grande maîtrise qu’un Angry Video Game Nerd Adventures, par exemple, lui aussi dans un style NES.
Mais le jeu de FreakZone Games n’a pas à rougir pour autant, car il reste bien supérieur à de trop nombreux jeux qui se réclament de la mouvance old school, mais qui semblent réalisés par des gens qui pensent que le pixelart dispense d’avoir du talent. Afin d’éviter de me faire trop d’ennemis, je vais me contenter de citer ma tête de Turc habituelle, Fist Puncher, qui affiche pourtant bien plus de couleurs qu’une NES. Cela étant, à vrai dire, le jeu du studio Team2Bit relève plutôt de la famille suivante de pixelart… Mais évidemment, outre l’aspect quand même subjectif de cette appréciation, il n’est pas facile de comparer les titres de cette catégorie dans la mesure où ils respectent plus ou moins les contraintes de l’époque. Shovel Knight arbore un format 16/9 et affiche des sprites bien trop grands pour une console 8-bit, tandis que La-Mulana nécessiterait au moins une console 32-bit pour afficher tous ses effets… Mais on ne peut pas remettre en cause le talent de leurs graphistes. Ce que l’on peut regretter en revanche, c’est que c’est trop souvent sur la NES (et sa palette de couleurs si particulière il faut dire !) que les développeurs jettent leur dévolu quand il s’agit d’imiter les limitations d’une machine d’antan.
Le pixelart pirate
J’ai baptisé cette famille « pirate » car ce terme est parfois employé pour traduire le mot anglais rogue, qui désigne un genre lui aussi surexploité ces derniers temps… Mais je trouve qu’il décrit aussi plutôt bien le côté moins respectueux de ce pixelart qui utilise plus ce procédé pour se donner un mauvais genre plutôt que par esprit référentiel. Le rendu est parfois très proche de la famille précédente, et les développeurs n’hésitent d’ailleurs pas à citer « NES » ou « 8-bit » pour appâter le nostalgeek, mais les jeux de cette catégorie prennent trop de libertés et mélangent surtout allégrement les époques. Cela peut être des sprites très nombreux et des effets spéciaux anachroniques couplés à une palette de couleurs et une résolution franchement 8-bit. Pour prendre deux exemples illustrant cela mais au rendu visuel pourtant totalement différent, je citerai Cave Story et Nuclear Throne. Ces deux jeux ont d’ailleurs en commun une action intense et frénétique qui paraît tout simplement impossible à reproduire sur des machines d’autrefois, même à l’aise avec les sprites comme la PC Engine ou la Neo·Geo. Mais on peut aussi rattacher à cette catégorie des jeux plus calmes comme Undertale, pourtant orthodoxe au premier abord.
Ce n’est qu’en passant plus de temps dessus qu’on se rend compte que ce jeu, d’ailleurs pas si référentiel, ne recherche pas tant à reproduire l’esthétique de la NES que l’esprit minimaliste qui s’en dégage, et il ne se gêne d’ailleurs pas pour user de rotations et autres distorsions, quand il ne se lance pas carrément dans une séquence délirante en 3D. La frontière est toutefois bien mince parfois, et si j’ai cité Tribute Games dans la famille précédente, le studio québécois officie dans la pratique sur plusieurs registres. Ninja Senki et Wizorb sont assez orthodoxes, tandis que Curses ‘N Chaos se rapproche plutôt de Cave Story en terme d’intensité, et des jeux comme Scott Pilgrim vs. The World (du même graphiste) ou Mercenary Kings se rattachent clairement à cette seconde catégorie. On constate d’ailleurs que le point commun de ces jeux est qu’ils proposent aussi un gameplay relativement moderne, puisque ce dernier, dans le principe, est finalement plus proche d’un Monster Hunter que d’un Metal Slug… Et ce n’est pas un hasard ; c’est encore une fois l’esprit rétro qui est recherché, histoire de donner un feeling arcade à des jeux qui profitent d’évolutions actuelles comme les parties en ligne ou le gameplay à deux sticks.
Par conséquent, non seulement ces jeux n’auraient pas pu tourner sur de vieilles machines, aussi bien du fait de limitations graphiques que techniques, mais les développeurs de l’époque n’auraient probablement jamais eu l’idée de créer ces types de gameplay. En un sens, ils se rapprochent du concept de « demakes » (tels Halo sur Atari 2600) ; ce sont des jeux uchroniques, qui concrétisent en quelque sorte ce que les créateurs auraient voulu concevoir il y a trente ans s’ils en avaient eu les moyens… Et comme tous les jeux conceptuels, ils ont tendance à diviser et c’est la catégorie pour laquelle le choix du pixelart est le plus souvent remis en question. Car indépendamment de leur qualité, des jeux comme Undertale ou Crypt of the Necrodancer ne visent pas forcément un public nostalgique, et donc plus ou moins réceptif à ce style graphique. En un sens, opter pour le pixelart relève plus franchement d’une décision artistique, puisqu’elle n’est pas nécessairement dictée par le gameplay ou le concept. Mais c’est aussi, par conséquent, ce qui confère à ce choix un côté plus opportuniste, plus complaisant. Et les développeurs ne peuvent pas prouver qu’ils ne l’ont pas fait pour attirer le chaland…
Le pixelart post-moderne
J’aurais été tenté de baptiser cette famille « arty » si cela ne faisait pas une répétition… Là encore, la frontière est parfois mince avec la précédente, mais il est toutefois impossible de la confondre avec la première ! Cette fois, les développeurs ne se libèrent pas seulement des contraintes techniques, ils en font des confettis… C’est le cas des jeux carrément stylisés comme Sword & Sworcery EP, Hyper Light Drifter, la série BIT.TRIP ou Lone Survivor, pour citer encore une fois volontairement des jeux très différents dans leurs concepts, tantôt minimalistes, tantôt complexes et plus ou moins référentiels. Le rendu visuel est en tout cas totalement anachronique et surtout contradictoire, avec une résolution souvent très basse, parfois à peine digne d’une console 8-bit de troisième génération, mais avec un nombre de couleurs souvent illimité. Le choix du pixelart a quand même une valeur nostalgique, mais elle est encore plus ténue ; on parlait « d’esprit » pour la catégorie précédente et on est ici carrément dans le suggestif, dans l’inconscient. Le jeu de Capy Games, même si le studio est sans doute revenu à la seconde catégorie avec Super Time Force, est sans doute le plus emblématique de cette mouvance.
Sword & Sworcery EP s’inscrit dans effet dans la tradition des jeux d’action/aventure heroic fantasy comme The Legend of Zelda, et il fait d’ailleurs des références au classique de Nintendo en reprenant notamment le symbole de la Triforce, mais c’est assez subtil, parfois presque subliminal. On est clairement dans le cadre de l’œuvre post-moderne, qui recourt au « méta » en « cassant le quatrième mur » et dont le thème principal est bien souvent le jeu vidéo lui-même. Ainsi, même si l’aspect réflexif incite à imiter des mécaniques de classiques, le gameplay peut être assez moderne encore une fois, et d’ailleurs pensé avant tout pour les supports tactiles dans l’exemple qui nous intéresse. De la même manière, si j’aime Lone Survivor, ce n’est pas parce qu’il me rappelle des jeux 16-bit de l’âge d’or ; c’est parce que j’apprécie les survival horror et qu’il est un bon représentant du genre, tout simplement ! Et paradoxalement, le choix du pixelart semble moins gratuit dans cette famille de jeux. Cela tient en partie au fait que ceux qui exècrent ce style n’aiment en général pas non plus les trips arty des jeux indé, mais c’est aussi parce que ce style visuel minimaliste fait partie de l’ambiance, en renforce le côté abstrait et expérimental.
Tout devient un poison en grande quantité
Stuart Price, un producteur renommé de pop et musique électronique, est connu pour savoir jouer de presque tous les instruments, et il adore d’ailleurs « réhabiliter » les plus kitsch d’entre eux comme le saxophone qu’il glisse dans les arrangements des tubes qu’il produit… Or il a déclaré à ce sujet « [qu’]il n’y a pas de mauvais instruments, juste des mauvaises manières d’en jouer ». Eh bien cette affirmation peut facilement se généraliser à tous les outils et techniques de n’importe quelle forme d’expression ou de n’importe quelle profession, artistique ou pas. Pour faire une comparaison avec le cinéma comme dans quasiment chacun de mes éditos, je ne supporte pas quand certains prétendent que des procédés sont « interdits » ou devraient l’être, comme le zoom exemplairement. C’est d’autant plus ridicule qu’ils en apprécient souvent l’usage par ailleurs sans en avoir conscience, tout simplement parce que des cinéastes comme Bergman, Kubrick ou De Palma savent l’utiliser de manière subtile. Et puis il n’est pas interdit non plus d’apprécier aussi les zooms violents des films de Hong Kong ou des westerns spaghetti… On a bien droit à nos petits plaisirs coupables tant qu’ils ne blessent personne !
Dans le domaine de l’esthétique, tout est subjectif et si le critique de cinéma Jean Mitry estimait qu’on avait le droit de tout faire « tant que c’est justifié », il me semble qu’un créateur assez talentueux saura communiquer une cohérence à son œuvre, et surtout qu’un public suffisamment passionné saura démontrer que ses choix sont justifiés. Croyez-moi, quelle que soit l’œuvre, on trouve toujours une poignée d’irréductibles pour la défendre… Et il en est de même pour le pixelart. On a bien entendu tout à fait le droit de ne pas y être sensible – dans ce cas, que faites-vous sur un site de retrogaming ? – mais le condamner en bloc est d’autant plus réducteur qu’on vient de montrer qu’il en existait au moins trois types différents, réunissant eux-mêmes des jeux pas forcément similaires. En revanche, et c’est sans doute moins subjectif, certains maîtrisent mieux la technique que d’autres, et le vrai talent des graphistes ne réside peut-être pas tant dans le fait de créer « de belles images » que dans cette faculté, donc, à trouver le style visuel idéal à un jeu. Quand cet équilibre délicat est atteint, on ne se pose plus de questions parce que l’ensemble forme un tout cohérent ; on n’imaginerait même jamais ce jeu sans pixelart !…