Théoriquement, notre président lui-même devait publier un édito mais, étant donnée la nature changeante et complexe de son sujet, et les nombreux chantiers en cours au sein de l’association, j’ai décidé de m’y coller de nouveau après mon apologie des consoles portables. Et j’ai choisi un thème sacrément d’actualité. Il y a eu, très récemment, des remous autour de la possibilité d’introduire un mode facile dans un jeu justement réputé pour son côté impitoyable, Dark Souls. La nouvelle est tombée quelques heures après un article controversé de Kotaku sur le sujet. Et enfin, à titre personnel, j’ai été très déçu par Mutant Mudds qui pousse un peu trop loin à mon avis le concept du jeu old-school à s’arracher les cheveux. La notion de difficulté dans le jeu vidéo est complexe, déjà parce qu’elle est sujette à la subjectivité, mais aussi parce qu’elle questionne la nature même du médium. Le mot « jeu » implique en principe un challenge, la possibilité de gagner et de perdre. Mais à l’heure où certains emploient plutôt le mot « expérience » pour décrire certaines œuvres, le concept de difficulté est-il encore pertinent ?
Qu’est-ce qu’un jeu vidéo ? Vaste question, qui a d’ailleurs fait dériver quelque peu les Rencontres Vidéoludiques au mois de juillet. Mon tout premier article en ligne, publié sur un blog mort-né, parlait justement de cela. C’était l’époque où certains joueurs avaient trouvé un terme encore plus agressif que casual pour qualifier certains titres : des « non-jeux ». J’y expliquais, notamment, que Nintendogs était tout autant un jeu que World of Warcraft : pas d’objectif final, mais des « missions » à accomplir pour faire progresser son rang. Or Julien Chièze, durant le débat précité, se demandait si effectivement le terme « jeux vidéo » ne devenait pas trop restrictif. De même que 99% des films sont narratifs uniquement par tradition, les jeux ont tendance à suivre des règles qui se sont établies au cours du temps. Pour les autres, des œuvres numériques et interactives mais qu’on ne peut pas qualifier de jeu (un jeu est un loisir « organisé », contrairement à un jouet, donc soumis à des règles, même si la notion même de règle est assez vague), il faudrait peut-être trouver un terme plus général.

Un exemple parlant, le choix de la difficulté dans Deus Ex: Human Revolution
De ce point de vue, l’article de Kotaku que je mentionnais ci-dessus est révélateur. Luke Plunkett y explique en substance qu’il joue toujours en mode facile, car il est plus intéressé par l’histoire et par l’expérience que par le challenge. Il n’hésite d’ailleurs pas à qualifier les jeux de « longs films » ou de « bandes dessinées bruyantes ». On peut évidemment se demander s’il ne ferait pas mieux de voir des films, mais il est clair que l’aspect interactif du jeu, qui permet une immersion absente des autres médias, l’intéresse vraiment, mais pas le fait de rester bloqué à cause d’une épreuve ardue. Cela me rappelle une de mes théories personnelles. Il y a pour moi deux courants dans le jeu vidéo ; le courant immersif est hérité des jeux de rôle et de la littérature de fantasy, le courant ludique du sport et des jeux de société. Attention, chaque jeu appartient aux deux courants à la fois, mais selon des proportions différentes.
Si certains jeux comme Tetris sont purement ludiques, rares sont les jeux purement immersifs, même si un titre comme Dear Esther par exemple, dans lequel il n’y a aucun challenge, mais qui est pourtant bel et bien interactif, en est très proche. Je n’ai pas le temps de détailler cette théorie ici, ou plutôt ce modèle (au sens mathématique), mais il est intéressant pour étudier, par exemple, la différence entre les jeux japonais et occidentaux. Même si je reconnais l’intérêt des jeux qui misent sur l’immersion, et que j’en aime certains, je me méfie toujours de cette « tendance ». En effet, pousser sans cesse l’immersion conduit à atteindre une sorte de réalité virtuelle, dans laquelle le jeu n’a plus sa place. J’ai sans doute tort d’en avoir peur, mais étant attaché au jeu sous toutes ses formes, je ne voudrais pas le voir disparaître.

Avec ses contrôles de FPS, Dear Esther est parfaitement interactif, mais ne présente (volontairement) aucun challenge !
D’autant que la disparition de l’aspect ludique remet en cause la notion de challenge. Et même si certains créateurs parviennent en effet à imaginer des expériences nouvelles, il faut bien avouer que la course à l’immersion, parce qu’elle vise en fait plus le cinéma que la réalité, a tendance à formater les jeux. Alors que les développeurs n’ont jamais eu autant d’outils à leur disposition, pourquoi de plus en plus de jeux deviennent des GTA-like, des FPS ou des TPS ? Ces genres se caractérisent de plus par un gameplay « émergeant » dont il devient problématique de contrôler la difficulté. Bien que je ne joue pas du tout pour les mêmes raisons que Plunkett, j’ai tendance à jouer en facile dans les jeux occidentaux, mais même dans ce cas, on peut parfois mourir instantanément quand le hasard fait que tous les ennemis se focalisent sur nous simultanément, ou si la voiture d’un PNJ a décidé de croiser notre chemin au pire moment possible.
Autrefois, ce n’était pas comme ça, c’est certain. La 2D rendait fini le nombre de possibilités. L’IA des ennemis était basique, et les plus intelligents d’entre eux suivaient tout de même des patterns prédéfinies. La 2D autorisait une certaine abstraction ; les ennemis de Shinobi ne pouvaient tirer que horizontalement, et il suffisait de marcher accroupi vers eux pour ne pas se faire toucher. Ce n’était pas réaliste mais on s’en fichait. C’est une mécanique de gameplay, et elle n’a pas besoin d’être réaliste, ni même logique, pour être intéressante. La vraisemblance peut la rendre plus intuitive cependant ; le fait que l’eau batte le feu est plus facile à mémoriser, et donc à utiliser, que le fait que les haches battent les lances. Et que dire de Disgaea, et son système de cases colorées riche et très intéressant mais très compliqué à appréhender.

Dans Shinobi (à gauche), la caisse ne sert qu’à obliger le joueur à se relever pour tirer. Mais il ne craint rien accroupi, même sans la caisse !
Les retrogamers reprochent souvent aux jeux d’aujourd’hui d’être trop courts et trop faciles. Mais les jeux d’antan étaient-ils si difficiles ? Ça dépend. Les jeux les plus difficiles se trouvaient sans aucun doute en arcade, où ils étaient difficiles pour des raisons commerciales (faire dépenser le maximum d’argent au joueur). Ils étaient d’ailleurs excessivement courts. Un jeu comme Golden Axe se traverse en un quart d’heure environ. Mais surtout, à part quelques exceptions comme Ghouls’n Ghosts, chaque partie se déroulait toujours de la même manière. Un jeu comme R·Type est assez emblématique de la philosophie de l’époque. Il est jugé difficile parce qu’au moindre choc, on revient au dernier checkpoint. Et pourtant, la marge de progression est incroyable. Une fois le level design connu par cœur, le jeu ne présente plus tellement de difficulté.
Ce type de difficulté est basé sur l’apprentissage, le fameux trial and error parfois abusif dans des jeux comme Prince of Persia, parce que certains pièges sont presque impossibles à éviter la première fois. Mais la difficulté peut être basée sur l’habileté même du joueur, comme dans les jeux de course, les jeux de baston ou les manic shooters. Même s’il y a une part d’apprentissage dans ces derniers (l’héritage des shoot ’em up), ces jeux nécessitent une concentration permanente. Ainsi, bien que j’aie la persévérance de finir les jeux de la catégorie précédente, j’ai bien plus de mal avec ceux-là. Ayant une approche culturelle du médium, j’essaie de jouer à un maximum de jeux. Je mets un point d’honneur à les finir, mais il est rare que j’y revienne, et que je prenne le temps d’en maîtriser tous les aspects et d’acquérir ainsi les skills associés.

Contra apparaît régulièrement dans les classements des jeux les plus difficiles
Bien entendu, beaucoup de jeux mêlent les deux types de difficulté. Et d’autres aspects sont à prendre en compte. Ayant grandi avec les jeux Sega, j’ai tendance à trouver les jeux d’arcade paradoxalement plus faciles, parce qu’au moins, lorsque l’on meurt, on réapparaît au même endroit. Je trouve ainsi un Contra bien plus difficile qu’un Metal Slug parce que, même avec les vies infinies, on peut rester indéfiniment coincé dans le jeu de Konami si un obstacle s’avère trop difficile pour nous. D’ailleurs, être riche ne sert à rien dans les vieux jeux d’arcade de l’éditeur ; lorsque l’on n’a plus de vies dans le premier Contra ou dans Green Beret, un crédit supplémentaire donne juste le droit de recommencer le jeu depuis le début…
Tout cela a bien changé avec la 3D, du moins dans les jeux au gameplay 3D. Même si les ennemis peuvent suivre des patterns ou avoir des comportement prévisibles, le nombre quasiment infini d’endroits où peut se trouver le protagoniste à un moment donné complique les choses. Halo a parfaitement incarné ce basculement en misant sur le gameplay dit émergeant, c’est-à-dire que le moteur physique du jeu et l’intelligence artificielle de ses ennemis, tous deux très évolués, prennent en charge la diversité des situations, au détriment du level design. Un concept qui montre ses limites face aux floods idiots, qui soulignent d’un coup la répétitivité du jeu. Par un souci de réalisme souvent absurde, les FPS d’aujourd’hui ne contiennent ni boss, ni énigme, et se contentent d’alterner les vagues d’ennemis à plus soif et les interrupteurs.

La bibliothèque dans Halo : quatre étages identiques et des vagues d’ennemis identiques… (le tout accompagné d’un horripilant robot)
Et comme je le disais précédemment, il est très délicat de doser la difficulté dans ce type de jeux. Cela se joue en général sur la force des ennemis et la résistance du joueur. Régler l’intelligence d’un ennemi est en effet très complexe, vu qu’il est déjà peu évident de créer des ennemis un tant soit peu malins. On se retrouve ainsi souvent dans des situations absurdes ; encore récemment dans Crysis 2, un soldat ennemi m’a aperçu à deux-cents mètres à travers la fenêtre (de biais !) d’une caravane, parce que j’ai eu le malheur de désactiver mon camouflage un instant, laissant apparaître quelques centimètres carrés de ma combinaison, apparemment identifiable de très loin… Mais pour avoir étudié la programmation, je sais que réaliser une intelligence artificielle cohérente constitue une mission impossible. Vous comprendrez ainsi que je n’aime pas les jeux d’infiltration où l’on ne sait jamais précisément ce qui peut nous faire repérer.
Et je ne suis sans doute pas le seul, ce qui incite pas mal d’entre nous à se tourner vers les jeux à caractère rétro. Et là, si la difficulté est davantage maitrisée, elle n’en est pas moins élevée ! Sur 21 jeux testés sur le Mag, près de la moitié ont pour principal défaut un challenge trop relevé. En effet, la nostalgie ne s’arrête pas aux gros pixels et à la chiptune, et certains semblent éprouver du bonheur à jeter leurs pads par la fenêtre. Là où ça devient étrange, c’est que ce n’est pas toujours justifié par le côté rétro. Super Meat Boy tient plus du jeu de rythme à la BIT.TRIP RUNNER (appuyer sur le bouton de saut au bon moment) que du jeu de plateformes, et la difficulté de jeux comme Dark Void Zero ou Mutant Mudds est tout simplement injuste (ennemis qui respawnent sans arrêt ou qui tirent sur vous alors qu’ils sont en dehors de l’écran).

Si cela vous rappelle un jeu de votre enfance, je veux bien savoir lequel…
Beaucoup ont tendance à oublier que la difficulté doit être gratifiante. Certes, réussir à passer une épreuve difficile a forcément quelque chose de satisfaisant, mais il faut que le joueur ait l’impression d’être le seul responsable lorsqu’il perd. Comme je le répète souvent, il n’y a aucun mérite à concevoir un jeu trop difficile, comme il n’y en a aucun à en faire un trop facile. L’exploit réside dans le fait de bien doser. Certains jeux comme Dark Souls ne sont pas si ardus en réalité, mais exigent surtout du joueur une forte implication car il doit passer des heures à faire du farming. D’autres, comme les New Super Mario Bros., parviennent à combiner plusieurs niveaux de challenge dans un même niveau, sans avoir à recourir à des modes de difficulté. Et je me faisais la remarque en jouant à Mario Galaxy que les étoiles sont si agréables à ramasser qu’il n’y a pas besoin de me faire débloquer quelque chose pour que j’aie envie de toutes les avoir.
Mais tout cela est, j’en conviens, assez subjectif. Je connais des pros des jeux de course qui ne font pas un mètre dans un jeu de plateformes sans tomber dans un trou, et inversement. Il ne faut pas oublier que beaucoup d’entre nous étions petits durant l’ère 16-bit. Avec une poignée de jeux par an, il était normal de passer du temps sur chacun d’eux et de persévérer. Mais une fois adulte, avec une profession et une vie de famille, il est parfois bien difficile de trouver le temps de jouer, et donc encore plus d’avoir la patience de perdre plusieurs fois au même endroit. Cela étant, même si le médium s’étend à des œuvres interactives où le challenge n’a pas forcément sa place, l’expérience d’un jeu se construit sur les épreuves qu’il met en travers de notre route et sur la manière dont on les franchit. Voir le générique de fin est gratifiant, mais ne se suffit pas à lui-même. Quand TigerSuplex trouvait que peu de fins de jeux l’avaient marqué récemment, je lui ai répondu que c’est peut-être parce que trop de jeux misent sur la cinématique finale plutôt que sur l’affrontement qui la précède. Comme le rappelait récemment un membre de l’association philosophe à ses heures (ahem), ce n’est pas la destination qui compte, mais le voyage.