CHRONIQUE : L’Histoire d’Ocean

Ocean - The HistoryComme nous l’avions laissé entendre dans notre dernière chronique, nous allons cette fois aborder l’éditeur Ocean, symbole d’un jeu vidéo anglais au sommet, du début des années 80 au milieu des années 90. Notre historique de Sensible Software donnait déjà un aperçu éloquent de cette époque révolue, et là encore, nous allons nous baser sur un livre, Ocean – The History, lui aussi financé par crowdfunding et désormais disponible, en dématérialisé (£5.99) ou en physique (£25), sur ce site. L’ouvrage de Revival Retro Events m’a d’ailleurs tout autant surpris dans sa facture ; tandis que celui de Read-Only Memory était en grande partie imprimé sur un papier type livre de poche, le livre de Chris Wilkins et Roger M. Kean ressemble plus à un (très) épais magazine en papier glacé, même si les photos, nombreuses et grandes, ne sont pas d’aussi bonne qualité. Et comme je l’avais indiqué précédemment, il fait 264 pages dont environ 90 d’historique, suivis d’une trentaine de portraits et témoignages. Il me semble donc naturel de vous proposer cette fois un résumé de la première partie uniquement, en espérant susciter votre intérêt pour l’ensemble de l’ouvrage…

L’Histoire d’Ocean

Pendant plus de quinze ans, Ocean a été le plus grand studio de développement et surtout le plus grand éditeur en Europe, créé sous le nom de Spectrum Games par Jon Woods, un homme d’affaire brut de décoffrage surnommé « l’ingénieur » et par David Ward, le créatif visionnaire, « le cerveau ». Cette complémentarité leur a permis de rencontrer le succès dans une industrie balbutiante où tout restait à inventer, et où l’on pouvait encore obtenir la majorité des licences sans batailler. Mais Ocean a aussi été marqué par quatre autres personnalités : David Ward et Jon WoodsPaul Finnegan, l’un des premiers associés, a été directeur des ventes jusqu’en 1987. Gary Bracey (NdT : cité dans notre chronique sur Sensible Software) et Paul Patterson ont débuté respectivement comme chef de projet et manager des ventes. Et enfin Steve Blower les a rejoints comme directeur créatif. Et si Woods et Ward n’ont pas travaillé ensemble depuis la fin d’Ocean, racheté par Infogrames, ils sont encore enclins à raconter comment tout a commencé… Ils se sont connus à 17 ans, alors que leurs parents habitaient la même rue. Dans les années 70, alors que Gary Bracey travaille lui-même dans l’habillement, il fait la rencontre du duo qui importe alors des manteaux afghans ! Leur boutique mixte est en avance sur son temps, mais bientôt les grosses chaînes se mettent à la page et la concurrence devient rude… David Ward déménage à Los Angeles pour ouvrir une boîte de nuit, et la mafia locale lui « propose » alors de mettre des bornes d’arcade dans son établissement, qui occupent bientôt davantage les clients que la musique ! Ward, qui touche la moitié des recettes, découvre ainsi le monde du jeu vidéo, et la société Atari qui commence à s’implanter dans les foyers. De retour en Angleterre en 1981, il constate que le phénomène gagne l’Europe mais plutôt par le biais des micro-ordinateurs. Il se souvient encore dire à Jon, début 1982, qu’adapter les jeux d’arcade sur ces machines qui fonctionnent encore aux cassettes constituerait un chouette business ! Et un rapide état des lieux éveille leur intérêt pour deux sociétés, Bug-Byte et Imagine.

Jon et David constatent qu’il n’existe pas encore de distribution pour ces jeux ; les développeurs font eux-mêmes le tour des boutiques pour écouler leur stock. Et les cassettes de Bug-Byte sont visiblement copiées une par une ou presque – la légende veut qu’ils aient même conçu un système pour synchroniser cinq ou six magnétophones en tirant sur une ficelle !… Et c’est un certain Paul Finnegan, qui travaille alors dans l’imprimerie avec son associé, qui réalise leurs jaquettes. Mais les deux Tony, à 22 ans, n’ont clairement pas conscience de la manne qu’ils ont entre les mains et laissent notamment filer trois programmeurs qui forment ainsi Imagine en 1982. Ces derniers sont alors rejoints par Finnegan qui quitte son job pour gérer les ventes de la nouvelle société ; il confirme qu’à l’époque l’argent coule à flot, même s’il est bien souvent aussitôt dépensé pour de belles voitures… Cette éclosion soudaine de studios à Liverpool est d’ailleurs un phénomène digne des Beatles pour la presse ! Jon Woods et David Ward en prennent bonne note et s’installent dans la grande ville voisine, Manchester.

Le magazine anglais Your ComputerAprès recherches, le duo constate que le magazine le plus influent dans le domaine est Your Computer, et il décide d’en réserver la quatrième de couverture pour six mois afin de promouvoir quatre jeux, des clones de jeux d’arcade célèbres comme Missile Command ou Frogger. Le seul problème, c’est que le développement de ces titres n’a alors pas commencé ! Le but de la manœuvre est de réaliser une étude de marché en prenant des réservations pour voir quels jeux intéressent les lecteurs et surtout quelles machines ils possèdent… Et les deux associés, naïfs, sont persuadés que les jeux pourront être produits en 28 jours pour respecter la charte de la vente par correspondance ! En réalité, ils comptent sur les programmeurs amateurs qui se sont déjà amusés à recréer ces classiques sans en attendre de retombées financières. Le business de Spectrum Games est ainsi créé, mais les ventes par correspondance ne suffisent plus et le duo embauche Paul Finnegan qui vient de quitter Imagine après six ou sept mois…

Ce dernier accepte, même si la camionnette Peugeot, qui tombe en panne plusieurs fois par semaine, l’oblige à prendre le train pour travailler. À la fin du mois, la petite société qui ne compte que quatre employés avec Mike Barnes, associé et directeur financier, peine à trouver de quoi payer Finnegan. Ce dernier propose alors plutôt d’acquérir 10% des parts de la société. C’est aussi lui qui, quelques mois plus tard, leur explique que s’appeler Spectrum Games est problématique quand la moitié des ventes se font sur VIC-20 ! Et il aura suffi qu’un camion « Ocean Transport » passe dans la rue pour régler la question… Mais évidemment, le nom Ocean séduit aussi les associés par son côté universel et l’impression de grandeur qu’il suscite. L’autre souci est qu’il n’ont qu’un programmeur, Paul Owens, et ils doivent donc publier des annonces pour trouver des amateurs, qui répondent en masse. Mais hélas Jon Woods, qui n’y connaît rien, a beaucoup de mal à gérer ces autodidactes souvent tout juste majeurs.

Le premier logo d'Ocean

Finnegan se souvient comment un gamin les a arnaqués en leur vendant les droits d’un jeu pour £5000, jusqu’à ce que la société découvre, lors d’un des premiers salons du jeu vidéo à Londres, qu’il en avait fait autant avec quatre autres éditeurs ! De plus, à l’époque, ces développeurs en herbe ne se connaissent pas et ont chacun leurs méthodes de travail très personnelles, et il est donc impossible de les remplacer au besoin. Heureusement, ils leur livrent quand même de très bons clones : Caterpilla, Cosmic Intruders, Galaxy Invaders, Road Frog, Hopper, Missile Attack, Monster Muncher, Rocket Command… Mais fin 83, c’est toujours Imagine qui domine le milieu, en partie grâce à leurs jaquettes signées Steve Blower, que David Ward finit par débaucher à sa seconde tentative. L’illustrateur apprécie l’ambition de Jon et David, qui l’aident en plus à acheter sa maison. Bizarrement, Blower affirme qu’à son arrivée, le fameux logo de la société avait déjà été créé sous sa forme initiale épurée (voir ci-dessus), même si Bob Wakelin, l’autre dessinateur d’Ocean, nie également l’avoir réalisé ! Mystère…

Le sens des affaires

Occupant alors quelques bureaux du rez-de-chaussée du Ralli Building, un vieil entrepôt au bord de la rivière Irwell, la société réfléchit déjà à l’étape suivante. Créer des clones de jeux d’arcade, c’est bien, mais détenir la licence officielle, c’est mieux. Et le premier titre vers lequel Ocean se tourne est Hunchback, qui met en scène Quasimodo (au lieu de Robin des Bois initialement !) et conçu par une société de la banlieue de Manchester, Century Electronics. Sans être génial, il est suffisamment bon pour rencontrer le succès en arcade à une époque où, de toute façon, les jeux sur consoles sont bien trop chers pour les petits Anglais. Pour seulement £3000, les droits sont acquis pour tous les supports hormis le BBC Micro et le MSX. La société lance même une campagne de pub sur la chaîne locale Granada, ignorant encore que filmer un écran cathodique demande quelques précautions… Ocean impressionne surtout sur les salons avec son stand très professionnel pour l’époque (1983), mais qu’ils ont fabriqué eux-mêmes dans leurs locaux.

Leurs expérimentations ne fonctionnent pas toujours, lorsqu’ils recrutent par exemple des jongleurs pour promouvoir Chinese Juggler, et que le couple, sans doute âgé de 70 ans et pas plus chinois qu’eux, déclenche plus l’hilarité qu’autre chose. Mais peu de sociétés peuvent rivaliser avec eux, hormis Imagine qui dispose des meilleurs artworks, d’où la nécessité de leur piquer Steve Blower ! De plus, le succès de leurs premiers jeux coïncide avec la prise de conscience par la grande distribution de l’intérêt du jeu vidéo, et ce milieu apprécie sans doute le professionnalisme et la maturité de Jon Woods et David Ward, comparativement au reste de cette industrie encore jeune. C’est un véritable choc pour eux lorsqu’ils reçoivent des chèques à cinq chiffres ! Reste encore à trouver un moyen de gérer leurs programmeurs en culottes courtes, et Gary Bracey (développement) et Colin Stokes (exploitation) que Paul Finnegan connaît déjà bien sont ainsi embauchés. Ayant eu une boutique d’informatique à Liverpool, Bracey sait quels jeux sont populaires et est aussi un familier de Microdealer, le distributeur d’Ocean.

Hunchback (1983)Il avait même déjà eu affaire au défilé d’employés d’Ocean venant dans sa boutique lui proposer des cassettes à bon prix, alors quand la concurrence avec la grande distribution est devenue plus rude en 1986, il n’a pas hésité longtemps à accepter la proposition de Stokes. Admiratif de l’implication de ses patrons, Bracey leur est d’autant plus utile que ni Woods ni Ward n’ont jamais touché à un jeu vidéo… Et lui-même ne comprend rien à la technique, ce qui le rend encore plus respectueux des développeurs. La plupart de ceux qu’il connaît sont alors chez Software Projects, Bug-Byte ou encore Odin, et il n’a donc pas conscience du niveau que va atteindre Ocean dans les années à venir… D’ailleurs, si Steve Blower est dépaysé à son arrivée dans la société, en comparaison avec le « défilé de Porsche » de chez Imagine, la situation évolue vite lorsque l’éditeur quitte le Ralli Building pour des bureaux sur Central Street, dans le centre-ville de Manchester.

Ce changement s’accompagne de l’embauche de programmeurs internes et de commerciaux, dont Paul Patterson de Software Projects, laissant ainsi aux deux patrons le soin de superviser, Woods aux finances et à la logistique, Ward au marketing et aux relations presse. L’ambiance est particulière dans le bâtiment, un lieu de réunion de Quakers et dont le parking a été construit sur un cimetière ! Mais ce n’est pas parce qu’il est convaincu de la présence d’un fantôme que Paul Finnegan décide de quitter la société en 1986, à la suite de Mike Barnes. Lui aussi revend ses parts, laissant l’intégralité, divisée équitablement, à Jon Woods et David Ward. En dépit des rumeurs, le départ de Finnegan s’est bien passé mais le fait qu’il souhaite créer son propre studio, Special FX, inquiète le duo vu ses relations privilégiées avec les développeurs. Un accord est toutefois trouvé et Ocean éditera les jeux de la société. David tente bien de baisser le montant de l’accord de £5000, mais Paul parvient à régler le litige – en sa faveur – à pile ou face !

Knight Rider et Street Hawk

Knight Rider et Street Hawk, deux jeux à licence emblématiques des difficultés à gérer des développeurs

C’est donc en septembre 1987 que Special FX démarre ses activités, portant pour le compte d’Ocean des jeux comme Cabal, Midnight Resistance ou encore Rambo III, que l’éditeur ne peut pas prendre en charge en interne, notamment sur PC. Quelques années plus tard, Woods et Ward proposent logiquement de racheter le studio, mais finissent par couper les vivres de la société qu’ils jugent trop coûteuse. Paul Finnegan ne baisse cependant pas les bras et fondera Rage en 1991. Patterson lui succède ainsi aux ventes, à l’étage du bâtiment avec le reste de la direction, tandis que les jeux sont programmés dans le sous-sol – le « donjon » – et Gary Bracey est en quelque sorte le majordome des lieux, faisant la jonction entre les étages ! Son rôle est ainsi primordial, puisqu’il se retrouve à faire communiquer le pôle marketing, qui n’a jamais touché à un jeu vidéo, et le pôle développement, peu enclin à promouvoir les jeux dans la presse, et pas toujours conscient du retard accumulé et de la nécessité de finir dans les temps.

Quand Gary Bracey fait son arrivée chez Ocean, la production est encore beaucoup sous-traitée et peu de programmeurs officient sur place. Mais les adaptations de séries TV Knight Rider (K2000) et Street Hawk (Tonnerre Mécanique) sont en cours et déjà à la traîne. À l’époque de la vente par correspondance, bien avant Internet, les catalogues sont imprimés longtemps à l’avance et l’éditeur doit payer des pénalités de retard si les jeux ne sont pas livrés en temps et en heure. Et quand Bracey part à la rencontre des jeunes développeurs, payés en amont pour fournir le jeu au bout de trois mois, ils exigent une rallonge pour finir le boulot ! Or l’éditeur est bien obligé de céder au chantage pour obtenir son jeu coûte que coûte, même s’il est mauvais, comme le sont les deux titres mentionnés. Le cas Street Hawk est toutefois très particulier ; repris en interne, le jeu a été développé deux fois, la première pour éviter l’amende, et la seconde pour livrer un résultat plus soigné, compte tenu de l’importance de la licence à l’époque…

Médaille d’or et conquête du Japon

Daley Thompson's Decathlon (1984)Améliorer le processus de développement devient prioritaire ; il faut constituer un réseau fiable de partenaires externes, comme Denton Designs, et embaucher des gens d’expérience comme Mike Lamb et Jon Ritman, tous deux des anciens d’Artic. Ce dernier n’arrive pas les mains vides chez Ocean ; il amène avec son CV le jeu Match Day. Il est certes limité graphiquement, mais il est très jouable et l’éditeur achète même les droits de la musique de l’émission de la BBC Match of the Day pour l’occasion. Mais le véritable tournant pour la société est le jeu Daley Thompson’s Decathlon, un portage de Track & Field de Konami (NdT : écouter notre podcast), mais rebaptisé d’après un athlète britannique. Véritable coup de poker pour l’éditeur, il a été développé par Paul Owens (Spectrum) et Dave Collier (C64) en amont des J.O. de 1984 à Los Angeles. Et ce « tueur de joystick » n’aurait pas connu le même succès si Daley Thompson n’avait pas remporté la médaille d’or ! Mais à l’époque, pour conserver son statut d’amateur et ainsi avoir le droit de concourir aux J.O., c’est l’AAA (Amateur Athletics Assocation) qui doit garder l’argent du contrat en attendant la retraite du sportif… Il est donc peu probable qu’il ait touché quoi que ce soit, l’institution ayant fait faillite par la suite !

L’éditeur, lui, a en revanche bien profité de cette opération risquée, encore rare à l’époque : le jeu est très loin devant les autres dans les charts, même si ce succès reste local, l’athlète n’étant populaire qu’au Royaume-Uni. C’est ce qui va pousser Ocean à développer de manière plus internationale sa stratégie, mais l’éditeur apprend au jour le jour, personne ne sachant à l’époque quel pourcentage de royalties est le bon pour une licence ! Il parvient toutefois à entretenir de bonnes relations avec Konami, rassurant le Japonais en offrant à ses jeux un label dédié : Imagine ! En effet, le rival dépensier de Liverpool a fait faillite le 9 juillet 1984, et Ocean s’est empressé d’acquérir la prestigieuse marque – et uniquement la marque. Ainsi entre 1985 et 1989, les portages de seize jeux d’arcade japonais (dont neuf de Konami) seront publiés sous ce label. Mais adapter ces titres se révèle compliqué ; malgré l’achat coûteux d’une borne ou du moins de la PCB, il est impossible d’en extraire le code source et les développeurs doivent ainsi observer les jeux tourner pendant des heures entières pour retranscrire leur comportement !

Frankie Goes to Hollywood (1985)Mais l’une des forces de l’entreprise est que chaque employé, quel que soit son domaine, participe activement à la promotion des jeux vis-à-vis de la presse, des distributeurs ou même des constructeurs dans le cadre de bundles. Ce genre d’opérations est facilité par l’exploitation de licences et selon Paul Patterson, l’éditeur a été le premier (NdT : sur micros je suppose) à obtenir les droits d’une personnalité (Daley Thompson), d’un film (L’Histoire sans fin, en 1985) ou d’un jeu d’arcade. Son coup le plus audacieux est sans doute le jeu basé sur le groupe Frankie Goes to Hollywood (1985), développé par Denton Designs et proposant en face B une version alternative et inédite du tube Relax, ce qui évite à l’éditeur d’avoir à payer des droits spécifiques dessus… Mais l’accent est mis sur le Japon, ce qui occasionne à Woods et Ward plusieurs séjours épuisants.

Les deux hommes évoquent notamment des souvenirs de dîners éprouvants – d’autant que c’est une véritable question d’honneur pour les Japonais – lorsqu’ils manquent de s’assoupir à table ou se font pincer par un homard mangé vivant. Ces « sacrifices » s’avèrent toutefois payants, et une fois un éditeur convaincu, il est plus facile d’amadouer les autres et l’éditeur signe ainsi avec Konami, Taito, Capcom et Data East. Et l’accord fonctionne aussi parfois dans l’autre sens, comme ça a été le cas avec Platoon (1987). En effet, au départ, Ocean attendait de vérifier que les films marchent en salles avant d’en acquérir les droits, espérant ainsi boucler le jeu pour la sortie en vidéo. Mais l’éditeur est le seul à percevoir très tôt le potentiel du film d’Oliver Stone (Ndt : le film devait être jugé trop sérieux aux États-Unis), et obtient facilement la licence pour tous les supports et pour le monde entier ! Ainsi, Ocean peut vendre les droits à Sunsoft pour un portage NES, ce qui leur donne de la crédibilité et surtout ouvre les yeux d’Hollywood. En effet, désormais, ce sont les majors qui leur envoient les scénarios avant même de tourner le film !

RoboCop et Batman cassent la baraque

Cela permet de synchroniser les sorties des jeux et des films – ce qui n’est pas sans risque si le long-métrage fait un flop, mais dans le cas contraire… Le cinéphage Gary Bracey part ainsi à Los Angeles toutes les six semaines, et flashe notamment sur le scénario de RoboCop. Il conseille donc à Jon Woods d’acquérir les droits auprès d’Orion Pictures, ce qu’il fait pour une bouchée de pain ! Ocean peut ensuite vendre la licence à Data East pour un flipper et un jeu d’arcade, et se baser sur ce dernier pour leur adaptation micro ! Celle-ci arbore en plus une publicité pour la VHS extrêmement populaire du film, tandis que cette dernière contient un spot pour le jeu vidéo. Cette synergie parfaite entre le long-métrage et le jeu, tous deux réussis, permettent à RoboCop de devenir le premier million seller de l’éditeur. Ce succès lui ouvre en outre de nouvelles portes au Japon, mais aussi aux États-Unis où les micros sont moins populaires et où Ocean ne distribue pas lui-même ses jeux. L’idée d’un Ocean of America commence à germer…

Ocean détient tous les grandes licences de Hollywood ! (tiré du magazine Zzap!64)

Le contact avec les ayants-droits est d’autant plus crucial qu’il faut bien choisir quelle version du jeu montrer – la plus jolie évidemment, même si les moutures 8-bit n’ont en général pas l’impact négatif que craignent les détenteurs des licences. Du coup, les ordinateurs 16-bit, l’Atari ST et l’Amiga, arrivent à point nommé pour décrocher la nouvelle timbale, Batman. À vrai dire, Ocean a déjà publié un jeu en 1986, puis Batman: The Caped Crusader en 1988 (NdT : écouter notre podcast). Et c’est par hasard que l’éditeur mentionne l’envie d’en faire un troisième lors d’un rendez-vous avec la division londonienne de Warner, rencontrée à l’occasion du jeu L’Histoire sans fin. Celle-ci propose alors : « Un troisième jeu Batman ? Pourquoi pas Batman the Movie ? » On imagine sans mal la réponse et l’éditeur décroche les droits pour tous les supports, Amiga compris. Cette version sert non seulement de vitrine, mais fait même l’objet d’un bundle avec l’ordi de Commodore : une superbe boîte avec un gros logo « Ocean » dessus…

Fort du succès de RoboCop, le studio a les coudées franches pour Batman et Gary Bracey a même accès au tournage du film à Pinewood. Le jeu reprend l’idée innovante de Platoon de mêler plusieurs types de gameplay et ainsi intégrer la Batmobile et le Batplane. La grosse licence suivante est The Shadow, le nouveau film du réalisateur d’Highlander, lui aussi adapté. Mais Gary n’est cette fois pas tant attiré par le scénario que par la compagne d’Alec Baldwin, à l’époque Kim Basinger (NdT : qui joue aussi dans Batman), et parvient presque à inviter le couple à dîner chez lui ! Mais à la fin 1987, la presse commence à reprocher à Ocean de trop miser sur les licences au détriment de jeux originaux comme Head Over Heels ou Wizball. Paul Patterson estime toutefois que les licences leur donnaient avant tout un avantage initial niveau marketing, mais qu’il leur revenait de créer de bons jeux derrière, licence ou pas d’ailleurs ; et c’est une simple coïncidence si deux de leurs meilleurs titres originaux sont sortis en même temps.

Hollywood a un coût, et les cartouches aussi !

Jurassic Park (1993)Les seules licences porteuses qui échappent à Ocean sont celles de Disney, la major se montrant intraitable pour l’éditeur. Soucieuse jusqu’à la paranoïa du respect de ses univers, elle ne voit le jeu vidéo que comme un produit dérivé de plus et considère qu’elle doit en tirer tous les bénéfices, laissant une marge minimale au développeur. Mais peu importe, Gary Bracey a déjà fort à faire sur les plateaux à côtoyer le gratin hollywoodien pour les adaptations de Hook  ou de la La Famille Addams. Mais tout ne se passe pas toujours comme dans un rêve et l’homme regrette évidemment d’avoir acquis les droits de Hudson Hawk en 1991… Et pourtant, le scénario original de Shane Black, scénariste alors très en vogue (NdT : et auteur/réalisateur d’Iron Man 3) était excellent et le jeu correct, mais l’ego de Bruce Willis a eu raison du film qui a fait un four, entraînant l’adaptation dans sa chute. La difficulté pour Bracey est donc d’accorder au mieux le soin apporté aux jeux au succès potentiel des films. Il reconnaît que leurs productions avaient tendance à suivre la même formule, sans être mauvaises pour autant. Mais c’est aussi cela qui a encouragé le studio à publier des jeux originaux comme ceux de Jon Ritman, de Sensible Software, de Shadow Development (Lost Patrol) ou encore les jeux d’aventure innovants de Level 9 Computing.

Mais si Bracey reste fier de la plupart de ses licences de film (Top Gun, RoboCop, Platoon, Les Incorruptibles, Batman et La Famille Addams – sa préférée), certaines lui ont laissé un souvenir amer comme Jurassic Park, la plus chère (trois millions de dollars !), mais aussi la dernière de l’éditeur. Steven Spielberg fait alors montre d’un enthousiasme juvénile mais fonde des espoirs immenses dans le jeu, à la hauteur de la révolution technologique du film et ses stations Silicon Graphics. Bracey rentre ainsi au Royaume-Uni avec la bénédiction du cinéaste mais aussi une pression énorme – et Doom vient juste de sortir ! Or développer un jeu en 3D en seulement six mois s’avère juste impossible… En outre, cette explosion du coût des licences coïncide avec l’arrivée des consoles 16-bit à la toute fin des années 80. En un sens, un géant comme Ocean est avantagé avec des reins assez solides pour précommander plusieurs mois à l’avance les cartouches comme l’exige alors Nintendo, mais prévoir en amont le stock – sans savoir si le jeu sera un succès ou pas – n’est pas donné à tous et de nombreuses petites sociétés périclitent.

Mario Bros. (1987)Bien entendu, cette situation va changer avec l’arrivée du CD-ROM puis des jeux dématérialisés, mais en attendant, certains éditeurs sont contraints de redevenir de petits studios de développement, sans retomber pour autant à l’ère du garage… Tandis que les bonnes relations entre Ocean et les éditeurs japonais facilitent un accord avec Nintendo. Suite au succès de Kong sur Spectrum, l’éditeur peut ainsi récupérer la licence du vrai Donkey Kong puis de Mario Bros., mais pas de Super Mario Bros. bien entendu… Il faut dire que Nintendo, qui s’apprête alors à lancer sa Famicom sur le Nouveau Continent, a été envoyé balader par Warner alors que le Japonais était même prêt à utiliser la marque Atari. Ils sont donc obligés de s’installer à Seattle – la ville la plus proche de Tokyo ! – pour distribuer leurs consoles et leurs jeux eux-mêmes, quitte à débaucher des employés d’Atari… Heureusement, Ocean a le nez creux et profite du succès de la NES, du moins jusqu’à l’implantation de Nintendo en Europe. Si l’éditeur sort quelques titres sur Master System, il favorise clairement les machines Nintendo sur lesquelles les ventes sont meilleures. Il sort en particulier un certain nombre de jeux Game Boy, mais « (soupir) malheureusement pas Tetris ».

Ocean à la conquête du monde

Si la conquête du Japon trouve ici ses limites, l’éditeur compte bien s’implanter en Europe et notamment en France où une succursale semble nécessaire afin de s’adapter à ce marché spécifique. Non seulement il faut pouvoir tout traduire en français et avoir de bonnes relations avec la presse et les intermédiaires locaux, mais jusque-là, leur distributeur français, lié à une chaîne de magasins, ne vendait les jeux que dans son réseau. Ocean Software France est donc créé en 1986 avec Marc Djan à sa tête. De même, une filiale américaine se révèle indispensable à la fin des années 80 ; c’est en effet aux États-Unis que les licences sont le plus souvent négociées, et à l’échelle mondiale – Europe comprise. Et c’est une nouvelle fois grâce à ses relations avec Data East et ses bureaux américains que l’éditeur peut s’installer à San Jose – dans le même fuseau horaire que Nintendo ! Mais Paul Patterson relativise l’apport des deux filiales ; la branche américaine est très utile pour l’acquisition de franchises mais ne distribue en réalité pas grand chose, tandis que la française se montre surtout très dépensière…

Toki (1991)

Initialement, Ocean Software France est créé pour porter les jeux Ocean sur micros 16-bit, comme Pang, Operation Wolf ou encore Toki ci-dessus

Outre Tetris, la licence la plus cruciale qui passe sous le nez de l’éditeur est Les Tortues Ninja, également exploitée par Mirrorsoft sur micros. C’est d’autant plus rageant que le rival n’aura jamais eu très bonne réputation via son label Image Works, et mettra surtout la clé sous la porte un an plus tard, au décès du propriétaire du groupe (NdT : voir le chapitre consacré à Mega lo Mania dans cette chronique). Et l’affaire est encore plus humiliante pour Paul Patterson qui, sûr de son coup, avait déjà contacté Commodore pour préparer un nouveau bundle Amiga… À la même époque, la concurrence devient rude entre les gros éditeurs qui se partagent toutes les licences les plus juteuses – mais aussi les plus coûteuses – et les petits éditeurs comme Mastertronic ou Codemasters qui se spécialisent en réaction dans les jeux low cost à £1.99. Ocean contrattaque avec des compilations Greatest Hits et une gamme The Hit Squad composée de leurs gloires passées, et déjà rentabilisées. Et pour cibler ce nouveau public de joueurs qui empruntent le Spectrum de leurs grands frères, l’éditeur a volontairement gardé sous le coude quelques licences de classiques Activision et autres, parfaitement viables à £2.99.

Mr. Nutz (1994)Ce nouveau marché des jeux à petit budget tombe à point nommé avec l’essor des consoles japonaises, rentables mais au développement plus délicat. Aucun bug n’est toléré sur cartouche et il peut s’écouler neuf mois entre la remise du jeu final et sa sortie effective ! Côté micros, le ZX Spectrum et le Commodore 64 commencent à sérieusement accuser leur âge, tandis que les Oric, Dragon, MSX, Amstrad et BBC Micro sont déjà partis. Et lorsque Commodore tente de concurrencer les consoles avec l’Amiga CD32, cela ne fait que précipiter sa faillite en avril 1994. Le marché se divise donc entre le PC et les consoles japonaises, et même là, il est préférable de choisir entre Nintendo et Sega. Car favoriser un constructeur permet d’obtenir davantage de coopération de sa part, une aide précieuse quand il faut commander ses cartouches dès septembre pour les vendre à Noël, et qu’il faut souvent en réclamer bien plus que nécessaire, les quantités demandées n’étant pas toujours fournies.

Ocean Software s’éteint en France

À la fin des années 80, Ocean est sans aucun doute le plus gros éditeur occidental, mais un rival fourbit ses armes de l’autre côté de l’Atlantique. Car si Electronic Arts se concentre sur les jeux originaux sous le règne de son fondateur Trip Hawkins, la politique de l’éditeur change du tout au tout à son départ en 1991, probablement influencée par le succès de la société britannique. En effet, leur approche des licences est la même, mais appliquée au sport et sur un marché bien plus important. La fusion d’Ocean avec Infogrames en 1996 semble pouvoir lui permettre de jouer à armes égales dans une industrie en pleine évolution, car la société française est cotée en bourse et fonder une SA aux États-Unis aurait demandé trop de ressources. La création de Ocean Software France dix ans plus tôt et l’affinité de David Ward pour la France facilite en outre l’opération. Mais pour Paul Patterson, cette fusion est plutôt justifiée par l’erreur d’axer le développement en interne sur le PC, faisant exploser les budgets. Lorsqu’ils acceptent de vendre près du quart de la société au groupe français Chargeurs en 1994, l’argent est surtout utilisé pour éponger les dettes de la filiale américaine ; dès l’automne 95, ces fonds s’avèrent insuffisants.

Le troisième logo d'Infogrames, utilisé de 1996 à 2001

Le troisième logo d’Infogrames, utilisé de 1996 à 2001

Et bien qu’Ocean rencontre du succès dans les charts, sa croissance trop rapide contraint à opter pour la fusion, ou plutôt le rachat par Infogrames, qui voit dans l’éditeur l’occasion d’élargir son horizon, « l’évènement le plus important de la décennie sur le marché européen » pour reprendre la formule de Bruno Bonnell, alors président d’Infogrames. Ocean n’a ainsi plus besoin de lutter pour sa survie même si jusque-là, il y a parfois eu des coups de chance, comme lorsqu’un contrat de dix millions de dollars est décroché avec un distributeur australien – avec une avance de 20% –  juste parce qu’un fax est parvenu au mauvais numéro… Mais les difficultés financières se font tout de même ressentir, en particulier en termes de pression sur les équipes de développement, et les réunions peuvent s’avérer houleuses quand les jeux ne sont pas prêts en temps et en heure. Et pour illustrer les proportions qu’avait prises la société, il faut savoir que lors du discours qu’a tenu David Ward pour annoncer le rachat à la cafétéria des bureaux de Castlefield (où l’éditeur s’est installé l’été 1992), certains programmeurs, impressionnés par la prestation de leur patron, ont pourtant avoué le rencontrer pour la première fois !

Lucky Luke (1998)Le rachat a donc lieu pour la somme de cent millions de dollars, mais Ward parle plutôt d’une fusion car Ocean possède initialement des parts d’Infogrames. Le géant va toutefois lui-même connaître beaucoup d’évolutions par la suite… Jon Woods quitte d’ailleurs la société l’année suivante conformément à l’accord. Et si la fusion permet en effet au groupe d’égaler en poids Electronic Arts avec le rachat de GT Interactive en vue, elle ne séduit pas tout le monde, en particulier Gary Bracey qui ne travaille alors plus pour Ocean, et qui déplore le fait que l’éditeur se soit offert une marque prestigieuse, sans doute plus connue des joueurs que son acquéreur, sans en faire quoi que ce soit. Woods acquiesce, estimant que le Français ne doit alors sa position qu’à sa cotation en bourse, et la fièvre acheteuse va d’ailleurs se poursuivre avec un autre grand nom transformé en coquille vide : Atari. De plus, Infogrames n’a pas tenu ses promesses, selon Paul Patterson qui part trois ans après le rachat, de perpétuer l’esprit d’Ocean, démantelé puis transformé en succursale (NdT : en 1998) sous le nom Infogrames UK.

Infogrames a beaucoup d’argent mais un catalogue faible et il ne tire pas parti de celui d’Ocean, plus conséquent. Malgré les annonces de licenciements, certains employés du studio restent optimistes à l’idée d’intégrer un grand groupe, mais déchantent vite en constatant qu’il envisage sa filiale à Londres plutôt qu’à Manchester… Et même si Infogrames garde des développeurs, il est clair que la force d’Ocean a toujours plutôt résidé dans l’édition. Steve Blower commence aussi à perdre sa motivation, et demande à David Ward de lui ménager une sortie. Ce dernier quitte le groupe en 1999, refusant de suivre le déménagement de GT Interactive à Londres. Le monde du jeu vidéo a bien changé et Gary Bracey regrette cette époque où les titres n’étaient créés que par un programmeur et un graphiste ; ils étaient souvent livrés en retard, mais si l’un d’eux se plantait, il y en avait d’autres pour se rattraper alors qu’aujourd’hui, les risques sont si élevés que cela tend à formater la production. Et il est pour lui trop tard pour raviver la flamme du studio ; acquérir la marque aujourd’hui serait compliqué sur le plan légal et l’éventuel détenteur ne bénéficierait de toute façon plus des licences – une part non négligeable de son catalogue !

Friends Meeting House sur Central Street à Manchester

Ocean occupait le premier étage et le sous-sol de la Friends Meeting House sur Central Street à Manchester

Certes, Ocean Software n’a pas signé que des bons jeux, mais comme n’importe quelle société prolifique dans cette industrie. Gary Bracey demeure toutefois très fier des adaptations de jeux d’arcade publiées par l’éditeur. L’ancien manager se montre infiniment redevable de Jon Woods et David Ward qui lui ont toujours fait confiance, et l’ont laissé réclamer toutes les licences et les budgets qu’il souhaitait. Son seul regret concerne Wizkid, pour lequel il a dû batailler du fait que Wizball n’avait été qu’un succès critique (NdT : lire notre chronique sur Sensible Software). À son meilleur, Ocean était sans conteste l’un des plus gros studios au monde, mais « le passé est le passé » et Jon Woods estime que malgré sa connaissance de l’industrie, il ne serait plus à la hauteur aujourd’hui. Pour lui son succès tenait à son expérience dans les affaires à une époque où les autres sortaient de la fac et programmaient dans leurs garages. Cette période a sans doute été la meilleure dans la vie de ceux qui ont la chance de l’avoir vécue, mais chacun d’eux semble parfaitement se contenter de ces souvenirs pour sereinement aller de l’avant…

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