ÉDITO : La Dreamcast 2 et la folie des unreleased

La Dreamcast II vue par Kireek

La Dreamcast II vue avec beaucoup d’imagination par Kireek

Cela faisait longtemps que je voulais écrire un billet d’humeur concernant le goût immodéré de certains joueurs pour les unreleased, et j’avais d’ailleurs exprimé mes doutes sur l’intérêt de rendre jouable des démos techniques par le passé. Mais j’avais sans doute besoin d’un fil conducteur pour réunir dans un seul article ces réflexions, et c’est une édition du concours hebdomadaire de Photoshop sur Kotaku qui m’a fourni le parfait prétexte – le site m’avait déjà procuré de quoi créer le visuel de mon édito précédent. Alors que les participants étaient invités à créer la console de leurs rêves, au moins deux d’entre eux ont signé une « Dreamcast 2 » dont l’exemple ci-dessus qui est probablement (à dessein) le montage le plus fainéant de l’Histoire. Bien entendu, j’avais déjà pleinement conscience de la popularité de la dernière console de SEGA, pour l’avoir encore vérifiée via une chronique, mais la vision de ces consoles fictives, fruits des fantasmes pas totalement sérieux de joueurs, m’a fait réaliser qu’une telle console n’aurait, en l’état, absolument aucun intérêt. Ne vous énervez pas, je vais vous expliquer pourquoi mais pas tout de suite. Évoquons déjà ce phénomène bien particulier des unreleased

La folie des unreleased

Ces derniers mois, j’ai encore souvent eu l’occasion de constater des pics de trafic sur le Mag chaque fois que j’abordais un jeu ou un accessoire jamais sorti, voire même la version antérieure du niveau d’un jeu avec le prototype de la zone Windy Valley de Sonic Adventure. Depuis, on a aussi eu une simple démo non jouable de Sonic 2 sur Game Gear, et la tablette graphique de la Master System, est déjà dans le top 10 des articles les plus populaires de l’Histoire du Mag en deux mois ! Citons aussi le prototype de Sound Factory et le jeu d’arcade Hammer Away le même jour et enfin, plus récemment, le fameux Targa sur Super Nintendo. Ce qui est intrigant, c’est qu’en dehors de ces deux derniers jeux – même si les qualités ludiques de Targa ont été pas mal remises en question par certains – il y a un écart étonnant entre la popularité de ces trouvailles et leur intérêt réel. En effet, assez objectivement, la plupart d’entre elles resteront inaccessibles. Quant à ceux qui pourront dénicher l’un des rares exemplaires de la tablette graphique Master System, que feront-ils avec ? Quasiment aucun logiciel ou jeu n’a été produit pour l’accessoire annulé ! Et pourtant, cet intérêt pour les unreleased est largement répandu.

Metroid Dread

Metroid Dread a droit à de fausses jaquettes sur toutes les consoles Nintendo !

En effet, beaucoup de joueurs et en particulier les retrogamers semblent vouer un culte à ce qui n’est jamais sorti, au point que le statut d’unreleased fait de n’importe quel jeu un chef d’œuvre perdu. Étrangement, il ne leur semble pas possible qu’un titre soit annulé pour de bonnes raisons. Certes, cela semble parfaitement compréhensible dans le cas de portages annulés à la dernière minute pour des raisons purement commerciales, comme les versions Master System et Game Gear de Lemmings 2: The Tribes ou l’adaptation Mega Drive de Bill’s Tomato Game. Mais il se trouve justement, et Google Analytics est là pour en témoigner, que ce ne sont pas les plus populaires… Il faut dire que, et c’est quelque chose que j’ai eu l’occasion de déplorer maintes fois, les gens manquent de curiosité et se passionnent avant tout pour les épisodes annulés de séries très populaires, ou pour les quelques grosses franchises qui n’ont jamais quitté le Japon. Les deux exemples les plus récurrents sur les forums de jeux vidéo, ce sont probablement Metroid Dread et Star Fox 2. Concernant le premier, Yoshio Sakamoto a eu l’occasion en 2009 de s’exprimer à son sujet, sur lequel on le harcelait alors sans arrêt.

Depuis 2005 environ, la rumeur courait d’un épisode 2D des aventures de Samus Aran sur DS, et après avoir démenti plusieurs fois, il a expliqué qu’en effet, comme c’est souvent le cas chez Nintendo, le projet avait été en développement à une époque, puis finalement laissé de côté. Néanmoins, il se disait très gêné parce que si le titre sortait aujourd’hui, les fans de la série seraient extrêmement déçus du résultat, d’autant que leurs attentes ont pris des proportions déraisonnables au cours des années. Sans rien savoir du jeu – à part le fait qu’il devait être en 2D – certains joueurs ont continué de dénigrer tous les épisodes de la série sortis depuis, sur la seule base qu’ils n’étaient pas Metroid Dread. Et pourtant, il est fort possible que des éléments en aient été repris pour les volets qu’ils ont justement décrié. C’est ce qui est arrivé d’ailleurs avec Star Fox 2, dont le cas est encore plus ironique. Terminé ou presque, le jeu Super Nintendo, faisant usage d’une nouvelle version du Super FX, devait sortir durant l’été 1995. Mais à l’époque, le constructeur pensait que la Nintendo 64 était imminente et a préféré annuler le titre au profit d’un épisode dédié à sa nouvelle machine, autrement plus performante en matière de 3D.

Star Fox 2 (Super Nintendo)

Et justement, selon Shigeru Miyamoto, 30% du contenu de Lylat Wars sur Nintendo 64 proviendrait du jeu annulé mais surtout, Star Fox Command sur DS en est quasiment un remake. On en retrouve le principe de la phase de stratégie sur la carte en semi-temps réel, les phases de shoot ’em up entièrement libres alors qu’elles ne constituaient que quelques niveaux de Star Fox 64, et enfin la possibilité de jouer un grand nombre de personnages, d’ailleurs revu à la hausse en dix ans. Or, pendant tout ce temps, les fans de la première heure ont pesté sur les « errements » de la série sur GameCube, réclamant à cor et à cri Star Fox 2. Et quand le jeu DS est sorti, ils l’ont vivement critiqué, et pas uniquement pour ses contrôles tactiles ; ils n’ont pas aimé non plus ses choix de design qui l’éloignaient certes de l’original entièrement sur rails, mais qui correspondaient précisément au titre qu’ils demandaient depuis plus de dix ans… Et dans le même esprit, je me souviens d’un podcast d’IGN où les journalistes s’inquiétaient de la ferveur avec laquelle les fans réclamaient Mother 3. Ayant joué à EarthBound, ils savaient que cette étrange série ne serait pas du goût de tous, y compris de ceux qui voulaient y jouer !… Comme on dit là-bas, « fais attention à ce que tu souhaites, car tu pourrais bien l’obtenir ! »

La PC Engine ou ma propre expérience d’une réalité alternative

Il est tentant de se demander ce qui se serait passé si ces jeux étaient sortis ; le monde en aurait-il été bouleversé ? Il aurait en tout cas été différent, et les gens aiment se rattacher à cette certitude. Moi-même, ma vie de joueur a longtemps été hantée par l’une de mes premières décisions dans ce domaine. Si j’avais un Atari ST à la maison depuis l’âge de sept ans via mon grand frère, j’étais surtout attiré par les jeux d’arcade auxquels je n’avais pas le droit de jouer. En particulier, la borne de Shinobi me faisait de l’œil, étant comme beaucoup d’enfants de l’époque obsédé par les ninjas, avec ou sans carapace. À cause de lui, je voulais avoir une Master System pour mes dix ans. Mais en allant se renseigner chez Auchan avec mes parents, le vendeur m’avait fait la démonstration de la PC Engine, fraîchement distribuée en France. J’avais joué quelques instants à ce que je crois être, avec le recul, Galaga ’88, et il ne m’avait pas follement convaincu. Mon père m’avait demandé si j’étais bien sûr de moi d’autant que le vendeur nous avait sorti le classique « j’ai la même à la maison et j’en suis très content. » Mais j’étais déjà décidé, même si par la suite il m’est arrivé de baver sur les publicités de Ninja Spirit.

Ninja Spirit (PC Engine)

Ninja Spirit me faisait baver enfant, maintenant j’en bave en jouant…

Je pense avoir fait le bon choix au moins pour des questions de budget mais ironiquement, quand j’ai eu enfin Shinobi, j’ai eu du mal à l’apprécier du fait de sa difficulté… Et je me suis souvent demandé ce qu’aurait été ma vie si j’avais opté pour la PC Engine. Dès la sortie de la Wii, fin 2006, je me suis donc jeté sur les premiers titres de la Console Virtuelle, et moins d’un an plus tard, quand j’ai rejoint MO5.COM, j’ai fait appel à ce cher Douglas pour acquérir une CoreGrafX afin d’explorer enfin cette dimension parallèle. J’aime beaucoup cette console et je compte bien me constituer une petite collection, mais cet achat m’a surtout confirmé que je n’avais rien à regretter. On a parfois l’impression que l’herbe est plus verte ailleurs, et comme on est rarement satisfait de sa situation, il est difficile de ne pas se dire que les choses auraient pu être meilleures autrement. Mais comme on n’aura jamais la réponse, autant se convaincre que ça aurait pu être pire ! Réfléchir à ce qui aurait pu advenir rend fou, surtout dans le domaine des jeux vidéo. Quant on pense qu’Atari a failli acheter la technologie de l’Amiga avant Commodore, ou que Silicon Graphics a présenté son projet de console à SEGA avant de devenir le partenaire de Nintendo… Cela relative aussi énormément les allégeances de certains à une marque…

De la Dreamcast à la Dreamcast II

Et puisque l’on parle de préférence pour un constructeur, revenons à la Dreamcast. Je fais naturellement partie de ceux qui ont eu et aimé cette console, même si ma mentalité de défenseur de la minorité opprimée me fera toujours préférer la Saturn, qui a connu une rivalité bien plus soutenue avec la PlayStation. De plus, même si je possède une quarantaine de jeux Dreamcast (ma quatrième plus grosse collection sans compter le PC), sa ludothèque a pour moi moins de charme que celle de la Saturn en l’absence d’un Panzer Dragoon et parce que les suites de Die Hard Arcade et Sega Rally y sont clairement inférieures, sans compter ce logo Windows CE qui fait un peu tache dans le design de la console. Et de manière encore plus subjective, c’est paradoxalement sa popularité qui m’agace parfois, la rapprochant du coup de ses rivales qui ont toujours eu la préférence de la majorité. D’autant qu’il y a une énorme hypocrisie derrière ; quasiment tout le monde dit l’adorer aujourd’hui, mais où étaient tous ces gens à l’époque, quand il était important de la soutenir ? À se piétiner au Virgin pour le lancement de la PlayStation 2 ? À pirater tous les jeux qui coûtaient moins chers que chez la concurrence ?

Le lancement de la PlayStation 2 au Virgin Mega Store

Les futurs inconditionnels de la Dreamcast ?

Bien entendu, le sort de SEGA était probablement scellé quoi qu’il arrive et d’ailleurs, quand je dis que « tout le monde » prétend l’adorer, il s’agit bien entendu de la majorité des retrogamers, qui ne constitue qu’une petite partie de la masse des joueurs qui font et défont le destin d’une machine. D’ailleurs, la console a connu un lancement tonitruant aux États-Unis et quand le constructeur a annoncé la fin de sa production, elle ne se portait pas si mal mais les dettes s’étaient accumulées depuis dix ans. Néanmoins, ce n’est sans doute pas un hasard si ceux qui réclament des jeux unreleased, et décrètent que ce sont des chefs d’œuvre sans y avoir jamais joué, sont souvent ceux qui adorent les consoles une fois qu’elles se sont plantées. On reste dans la même logique de fuir la réalité pour faire des comparaisons impossibles et aimer des choses qui n’existent pas dans notre dimension. Quinze ans plus tard, il est aisé de décréter que la Dreamcast enterrait la concurrence, et encore plus facile de dire qu’un nouveau modèle serait la console la plus puissante du marché, et dotée des meilleurs jeux – ça va sans dire !

Mais en voyant ces montages photoshop, je me suis dit : « si j’avais cette console entre les mains, qu’est-ce que j’en ferais ? » Parce qu’aussi joli soit son design, une machine seule ne sert à rien. Rêver d’une Dreamcast II, c’est aussi rêver du catalogue de jeux qui va avec et là, ça devient tout de suite plus compliqué. Le SEGA d’aujourd’hui n’est clairement pas celui de l’époque, quand ses studios AM étaient si libres qu’ils pouvaient même sortir leurs jeux sur PlayStation 2 ! La plupart des grands créateurs de la marque ont quitté le navire, et il ne reste guère plus que Toshihiro Nagoshi, désormais focalisé presque entièrement sur la série des Yakuza – qui a le mérite de descendre en ligne droite de Shenmue – et l’inégale Sonic Team, qui signe de temps en temps des aventures pas trop mal du hérisson bleu. L’éditeur a toutefois d’excellentes licences dans son escarcelle, comme les Total War ou Football Manager, mais gageons que ce ne sont pas celles qui parlent les plus aux nostalgiques des dernières heures du constructeur… Et ce sont surtout des jeux PC que l’on imagine mal exclusifs à une nouvelle console !

Napoleon Total War (Windows)

Adolescent, j’aurais trouvé plus choquant que SEGA édite un jour des RTS sur PC, plutôt que de voir Mario et Sonic réunis dans un même jeu…

Autrement dit, une éventuelle Dreamcast II n’aurait a priori pas de grosses exclus à faire valoir à moins que l’éditeur redevenu constructeur n’acquiert de nouveaux studios – on me souffle Platinum Games… Sinon, on se retrouverait au final avec une machine proche de la PlayStation 4 et de la Xbox One, probablement dotée des mêmes jeux multiplateforme, et elle aurait bien du mal à faire sa place dans cette rivalité ultra concurrentielle. Le modem de la Dreamcast était clairement très en avance sur son temps, mais à l’heure du cloud gaming, du partage de vidéos de jeu, de la généralisation du dématérialisé et des mises à jour et autres DLC, il faudrait offrir bien plus pour se retrouver au même niveau que les autres. Après, si c’est juste pour avoir une machine Sony ou Microsoft recarrossée aux couleurs de SEGA, obtenir la console de ses rêves ne semble pas vraiment hors de portée… Et en tant que fanboy de la marque, de la Master System à la Dreamcast en passant par la 32X, je ne pourrais pas me contenter de ça. Mais je sais d’un autre côté que je n’aurai sans doute rien de plus, à une époque où le multiplateforme se généralise et où le principe même de la console « propriétaire » est remis en question.

Le paradoxe du fanboy

Cette obsession pour tout ce qui n’est pas sorti ou ne sortira jamais est le fruit d’une contradiction. D’un côté, il y a le comportement que j’évoquais au sujet de la PC Engine, qui consiste à penser que l’herbe est plus verte ailleurs. On le retrouve d’ailleurs dans tous les domaines, l’exemple récent le plus flagrant étant la folie autour du retour de Burger King. Ça a donné un peu de « fraîcheur » aux habitués du Quick et du McDo, mais pas longtemps. Et ça n’a meilleur goût dans la tête des gens que parce qu’ils n’y avaient plus accès ! Mais d’un autre côté, dans le jeu vidéo, il y a aussi le phénomène du fanboyisme, qui s’explique par notre besoin de se rassurer sur nos choix d’allégeance en critiquant ceux des autres. De ce fait, l’herbe n’est pas plus verte chez le concurrent, mais encore ailleurs, dans une réalité alternative. Et c’est bien commode parce que personne ne pourra le vérifier… Mais si la Dreamcast II sortait, on réaliserait peut-être, une fois l’excitation du retour passée, que c’est une console ni meilleure ni moins bonne que les autres, comme Burger King n’est ni meilleur ni moins bon que ses rivaux… Mais avec des « si » on pourrait mettre Paris en bouteille, et fabriquer des consoles SEGA !

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