Jusqu’ici, les chroniques que j’avais publiées étaient des traductions, dans la mesure où je considère en général que je n’ai pas les connaissances et la légitimité pour traiter certains sujets avec le niveau d’exigence qu’ils me semblent requérir. Mais étant donné le gros travail de dépouillement de la presse de jeux vidéo que j’ai réalisé dans le cadre de la préparation de Game Story, il me semble pertinent de vous faire partager le fruit de certaines de mes recherches, quitte à volontairement opter pour un point de vue parfois lacunaire sur les informations. Relire les vieux magazines a quelque chose de fascinant. On est parfois consterné de découvrir l’avis de la presse sur certains jeux. Parmi les innombrables exemples, sachez que TILT trouvait le E.T. de la 2600 réussi, et que Player One n’a décerné que 40% à Soldier Blade, mais le double au Captain Planet que Le Joueur du Grenier a récemment démonté ! Mais le plus amusant est sans doute lorsque les journalistes se lancent dans des pronostics, ou évoquent avec gourmandise des machines qu’on sait déjà annulées ou à l’avenir peu radieux. C’est le cas du lecteur CD-ROM de la Super Nintendo, qui a fait couler beaucoup d’encre dans Player One. Le feuilleton de cette genèse ratée, dans le contexte de l’époque et avec le peu d’informations dont disposait la presse française, est absolument captivant. D’autant que cette histoire se passe durant un tournant décisif de l’histoire des jeux vidéo, en plein « âge d’or », à l’aube de mutations esthétiques (la 3D), techniques (le CD-ROM) et économiques (l’élargissement du public). Et cette course pour déterminer le champion de la génération 32-bit n’aura jamais eu autant de prétendants.
S’il est vrai que beaucoup de légendes de cette industrie se sont construites sur des rumeurs ou sur les suppositions d’une presse alors immature, je dois admettre que pour une fois, c’est la simple relecture de plusieurs numéros de Player One qui m’ont révélé des faits nouveaux. Non pas que ce qu’on nous dit aujourd’hui est nécessairement faux, mais on nous présente souvent les choses hors de leur contexte particulier. Si vous demandez à un joueur relativement renseigné, il vous dira sûrement avec fierté qu’il sait que la Playstation devait être le lecteur CD-ROM de la Super Nintendo. Ce qui est inexact, car il s’agit de deux projets différents, mais évidemment liés et complémentaires. On entend aussi souvent que la première console de Sony serait née de l’abandon du projet du lecteur CD-ROM, les ingénieurs ne souhaitant pas jeter les fruits de leur travail… Cette vision qui pose Sony en victime de l’affaire est pourtant mise à mal par quelques lignes dans le numéro estival de Player One de 1991 (!) puisque le projet « Play Station » existait bien avant l’annulation du lecteur. Mais la collaboration entre Sony et Nintendo était-elle cependant déjà tombée à l’eau ? N’anticipons pas trop. Nous allons découvrir ça ensemble, étape par étape, grâce au travail inestimable de nos amis d’Abandonware Magazines et de leurs utilisateurs. Je n’ai donc aucun mérite spécifique à écrire cet article, et s’il peut inciter chacun à se replonger dans ces revues pour remettre en question certaines idées reçues, ça sera déjà une belle victoire.
Player One n°5, page 7. Janvier 1991. Dans un dossier consacré à la Super Famicom, sortie à l’automne 1990 au Japon, l’auteur de l’article (soit Cyril Drevet soit Olivier Scamps) évoque un lecteur CD-ROM pour la console « qui, selon les rumeurs, devrait sortir rapidement, » justifiant l’existence d’un port d’extension sous la machine. Notons que le lecteur de la Mega Drive n’est annoncé que dans le numéro 10, en juin, laissant supposer que Sega fut peut-être le dernier à s’y mettre. Mais cela ne prouve rien. À cette époque, seule la PC-Engine est équipée d’un lecteur CD-ROM, et il est intéressant de se demander ce qui pousse alors toute l’industrie à s’y mettre. La pression vient très probablement des éditeurs-tiers, non pas pour offrir aux joueurs des jeux « toujours plus vastes », mais plutôt parce que cela revient bien moins cher à fabriquer.
Player One n°7, page 10. Mars 1991. « Nintendo en a rêvé, Sony l’a fait » C’est par cette référence à un fameux slogan de Sony que l’annonce de la collaboration « qui va en faire frissoner plus d’un » apparaît dans Player One. On y apprend que Sony est donc en charge de la fabrication d’un lecteur de CD-ROM surpuissant pour la Super Famicom. Par la même occasion, le journaliste rappelle les contributions précédentes de Sony aux machines de Nintendo, sur les composants électroniques des cartouches ou encore sur les capacités de sampling de la Super Famicom. On ne peut s’empêcher de penser à la politique de Nintendo qui tend à multiplier les partenariats (Sharp pour les Game & Watch, RICOH pour la Famicom, etc.) pour ne pas devenir dépendant d’un unique fournisseur. Un aspect de la société très bien retranscrit dans les différents volumes de l’Histoire de la firme. D’après Game Over de David Scheef, le partenariat entre Sony et Nintendo au sujet d’un lecteur CD-ROM remonterait en réalité à 1986 ! Mais précisons tout de suite que le souhait de Sony de se lancer sur ce marché prometteur est sans doute tout aussi ancien…
Player One n°11, page 12. Été 1991. Dans un numéro dédié au Summer CES de Chicago, dont l’un des évènements fut la présentation de la Super NES, le modèle américain, un petit encart vert au premier abord secondaire enchaîne les révélations fracassantes pour qui connaît l’avenir. Tout d’abord, Philips fait son apparition dans l’équation, ayant apparemment légué à Nintendo sa technologie (la société hollandaise se partageant avec Sony le brevet du green book détaillant le CD-i). En échange, les jeux seraient compatibles avec le futur CD-I. Au final, Philips ne fera qu’éditer des franchises Nintendosur sa machine (et quels jeux !). Mais déjà le flou commence, car on ne sait pas qui de Nintendo, Sony ou Philips va concevoir le lecteur de CD-ROM. En revanche, coup de tonnerre, on apprend que Sony a dans ses cartons une Play Station basée sur la technologie de la Super Famicom. La collaboration avait-elle alors déjà capoté ? On peut le penser quand on lit que « Les jeux de la Play Station Sony et du CD-ROM pour la Super NES de Nintendo seront incompatibles. » Pourtant, des articles ultérieurs diront le contraire… Mais si c’est vrai, on peut déjà trouver cavalier que Sony ait demandé, en échange de la conception d’un lecteur CD-ROM, la bénédiction de Nintendo de réaliser une console concurrente utilisant la même technologie que sa rivale ! D’après la revue britannique Edge, Nintendo aurait rompu le contrat de lendemain de l’annonce de la console en juin 91, n’ayant pas pu s’accorder avec Sony sur la répartition des gains. Ce qui expliquerait donc cette annonce fracassante de Sony, sous le coup de la colère. Mais une telle machine n’aurait pas pu être envisagée !
Player One n°17, page 23. Février 1992. Presque un an s’est écoulé depuis l’annonce de la fameuse collaboration. Une éternité à l’échelle d’une industrie qui, durant la première moitié des années 90, progresse à une vitesse fulgurante. Il faut dire que la Super Nintendo, et son arrivée en France, n’a pas eu besoin d’un lecteur CD-ROM pour faire parler d’elle. Entre les rumeurs qui la voient en 60 Hz en Europe (!), et les previews des Zelda, Mario et autre Castlevania, on comprend que le dossier n’était pas prioritaire. On notera tout de même, entre temps, un article sur les deux projets de la concurrence, qui dépeint comme bien souvent Nintendo dans une position attentiste, profitant des erreurs de ses rivaux. En tout cas, cet article consacré au Winter CES de Las Vegas 1992 confirme la compatibilité du CD-I de Philips avec le lecteur CD-ROM de la SNES, désormais attendu en janvier 1993. On pourrait sourire quand le CD-I est présenté potentiellement comme « LA console du futur, » mais l’article est tout à fait lucide en évoquant les enjeux d’une compétition entre Philips, Sega, JVC… et la Play Station de Sony.
Player One n°18, page 12 et page 13. Mars 1992. Le numéro suivant, pourtant enfin détaillé sur le sujet, ne fait que semer davantage de confusion. Cette double-page, qui montre côte-à-côte la Super Famicom trônant sur son lecteur et la Play Station, possède une valeur si symbolique que je souhaite la présenter au Grand Palais. À ma gauche, donc, nous avons le prototype du Super Famicom CD-ROM Adapter, qui doit être présenté à la presse japonaise en septembre. Proposant un excellent rapport qualité/prix, on se demande si Nintendo n’a pas eu à recourir à des procédés similaires à ceux de la Famicom pour proposer une machine aussi puissante et à un prix aussi compétitif. Par ailleurs, le lecteur peut lire non seulement les jeux et les CD audio, mais aussi des « CD-ROM XA » (à mi-chemin entre le CD-ROM de base et le CD-i). Et à ma droite, la Play Station de Sony. À ce stade, on peut supposer que la collaboration a effectivement échoué, que le CD-ROM Adapter a été conçu par Nintendo (sans doute avec l’aide de Philips), et que Sony s’est consolé avec sa propre machine. Mais dès qu’on lit l’article, les choses se compliquent. Présentée carrément comme « une Super Famicom top class, » la Play Station est cette fois décrite comme entièrement compatible avec la gamme Super Famicom. Elle possède même un port cartouche. Autrement dit, la machine de Sony rappelle énormément la Twin Famicom de Sharp, qui combinait la Famicom et son Disk System. Une affaire déjà bien mystérieuse et relatée dans L’Histoire de Nintendo vol.3, page 91.
Si les raisons du partenariat de Nintendo et de Sharp sont tout aussi troubles, il ne faut pas perdre de vue que Nintendo ne partageait dans ce cas précis que le marché du hardware, et non du software. Cette fois, la situation est bien plus épineuse. Qui touchera les royalties sur les jeux Play Station, surtout s’il s’agit de jeux Super Famicom ? C’est évidemment ce qui n’a pas plu à Nintendo. Et si on parle à présent de compatibilité, il n’y a probablement pas eu de revirement de Sony pour autant. En effet, selon Edge, les négociations entre les parties avaient toujours cours à cette époque. Après le coup de sang de Sony et son annonce de faire cavalier seul au CES de Chicago, Nintendo a tenté d’arranger les choses en proposant à Sony de se contenter de la partie hardware, ce qu’aurait refusé Ken Kutaragi, sous la pression de son patron Norio Ohga. Car ce dernier tenait Kutaragi responsable de l’échec de la firme de se lancer dans la course des consoles. Donc, si Nintendo a fait preuve d’un certain protectionnisme, il est clair que Sony voulait, de son côté, se servir du partenariat comme tremplin pour s’imposer sur le marché.
On comprend mieux que Nintendo n’ait pas apprécié que son partenaire lui fasse littéralement un enfant dans le dos. Cela revenait ni plus ni moins qu’à lui fournir, clé en main, une machine concurrente aux capacités équivalentes. On a beaucoup critiqué par la suite les décisions de Nintendo, et tout particulièrement son refus de coopérer avec Sony. Mais qu’aurait-on pensé s’ils avaient effectivement livré à Sony l’arme pour se faire battre ? Peut-être considèrerait-on alors aujourd’hui que ce fut la pire erreur de l’histoire de la firme ! Plus grave que de les avoir laissé faire leur propre machine dans leur coin, ce que Sony avait de toute façon l’intention de faire depuis longtemps. Car quand bien même les deux constructeurs auraient continué de travailler ensemble, combien de temps Sony se serait contenté d’un rôle secondaire ?
Player One n°19, page 10 et page 11. Avril 1992. Comme prévu, le numéro suivant détaille le CD-ROM Adapter, alors que la console débarque en Europe. Il y est surtout question de détailler les capacités du lecteur, notamment en terme de 3D. En effet, chaque constructeur a bien compris qu’un lecteur CD-ROM représente également l’occasion de booster les capacités de sa machine. Non seulement la lenteur de ce support nécessite l’ajout de mémoire, mais tant qu’à faire, le Mega CD par exemple ajoute des fonctions proches du mode 7 à la Mega Drive.
Player One n°20, page 9. Mai 1992. On enfonce le clou avec les caractéristiques détaillées, et la confirmation de l’arrivée du lecteur en Europe, six mois après les États-Unis et le Japon. On est donc loin de l’annulation du projet. Mais aucune nouvelle de la Play Station. Ce n’est pas étonnant, sachant que c’est probablement le moment où les négociations ont pris fin, Ken Kutaragi présentant en juin 92 à son patron un nouveau hardware, cette fois totalement différent de la console de Nintendo. Mais dans les numéros suivants, le CD-ROM Adapter plane comme une menace invisible sur Sega. Même au CES de Chicago, présenté dans le numéro de l’été 92, on apprend davantage du Mega-CD, et c’est plutôt la guerre des prix aux États-Unis qui occupe les esprits. Nintendo présente d’ailleurs le Super Scope, Mario Paint et Street Fighter 2 pour impressionner le public. On pourrait presque penser que le lecteur CD-ROM n’est pour Nintendo qu’un moyen de pression sur Sega, façon Guerre des Étoiles. Cela symbolise toute la bizarrerie de cette période. L’ère des 16-bit est encore aujourd’hui considérée comme l’âge d’or, du moins de la 2D. Elle s’est étirée de la fin des années 80 jusqu’à la seconde moitié des années 90, quand la génération 32-bit a encore bien du mal à percer (à cause du prix des consoles, ce qu’on retrouvera pour la génération HD), et que les jeux Super Nintendo continuent de cartonner. D’une certaine manière, les constructeurs s’épuisent dans une guerre technologique qui n’intéresse qu’eux, le public mettant beaucoup plus de temps à se convaincre de l’intérêt du CD-ROM et de la 3D. Ce sont les constructeurs qui créent les besoins, pas l’inverse !
Player One n°24, page 11. Octobre 1992. « CD-ROM : le rendez-vous manqué » C’est ce beau titre qui présente un double encart dédié aux lecteurs CD-ROM de Sega et de Nintendo. Coïncidence ou pas, cet article suit une interview de Shigeru Miyamoto (une première !)qui affirme que « le CD est, aujourd’hui, supérieur à tous les autres produits, » même s’il ne répond pas aux rumeurs de report du CD-ROM Adapter. Pour revenir à notre article, on apprend que Sega met fin au Mega-CD un an après sa commercialisation, pour lancer… le Mega-CD2. Côté Nintendo, on récapitule les informations juteuses du mois précédent, et on émet quelques inquiétudes ; la machine s’annonce surpuissante, et on n’a toujours pas vu la moindre photo ! Et la rumeur du jour veut que le lecteur soit repoussé pour passer à une technologie 32-bit qui ouvre « la voie à des jeux tout en 3D. » Mais bien qu’on attende une annonce du côté de Bandai France, il faudra encore patienter plusieurs mois…
Player One n°28, page 33. Février-Mars 1993. C’est en effet deux ans après l’annonce de la collaboration entre Nintendo et Sony qu’on apprend du nouveau, et encore. L’ouragan Zelda est passé, et Nintendo semble même avoir gagné du temps avec sa souris ou l’annonce de la puce Super FX. Cette dernière technologie est d’ailleurs l’un des évènements du CES de Las Vegas en janvier 93, aux côtés de la 3DO et du Mega-CD2. Les journalistes de Player One remarquent eux-même l’absence totale du CD-ROM Adapter, et épluchent le dossier de presse pour trouver un communiqué officiel, qui confirme les rumeurs de l’article précédent. Pour résumer, Nintendo a abandonné « en 1992 » la technologie 16-bit au profit du CD-ROM XA et du 32-bit. Faut-il y voir à demi-mot la confirmation du divorce entre Nintendo et Sony ? D’une certaine manière, c’est sans doute ce qui a poussé Ken Kutaragi à laisser tomber l’idée d’une machine basée sur le hardware de la Super Nintendo, et à explorer lui aussi la technologie 32-bit.
Player One n°29, page 16 et page 17. Mars-Avril 1993. Ce long article détaille les capacités théoriques (mais en grande partie confirmées par la suite) du lecteur CD-ROM de la Super Nintendo. Bien que ces données soient très techniques, elles sont extrêmement importantes pour comprendre les choix qui ont été faits par les différents constructeurs de l’époque, et les conséquences qu’elles ont engendrées. La première chose qui frappe, c’est que le lecteur est quasiment traité comme une nouvelle machine qui n’exploite la Super Nintendo que comme « un vulgaire co-processeur. » Les évolutions technologiques sont telles à l’époque que les constructeurs se sentent obligés d’écourter les cycles de vie des machines, ou plutôt de les prolonger par des extensions, ce qui ne s’avèrera pas une très bonne idée. L’autre point important, c’est le choix d’un processeur RISC 32-bit. L’auteur n’hésite pas à expliquer, c’est l’une des grandes qualités de Player One, qu’il présente l’inconvénient de rendre plus difficile la programmation de la 3D. Dans d’autres numéros, on expliquera qu’un processeur RISC utilise un jeu d’instructions réduit, ce qui lui permet d’être beaucoup plus rapide, mais il ne peut effectuer en contrepartie que des tâches assez basiques.
(la suite en page 2)
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