Ce choix technologique a beaucoup d’importance à l’époque, car Nintendo a bien compris que le CD-ROM n’est pas la seule révolution du moment. Ce n’est même qu’un outil à l’essor de la 3D, qui aura des conséquences bien plus profondes sur le médium. Si le cinéma a, lui aussi, connu le passage à la couleur en plus du « grand chambardement » de l’arrivée du son, ces deux évolutions ne se sont pas autant entremêlées que celles du CD-ROM et de la 3D pour le jeu vidéo. D’ailleurs, c’est au final la console qui a su négocier ce double virage qui s’est imposé : la Playstation. Comprenons-nous bien. Il s’agit d’une condition nécessaire, mais pas suffisante. En relisant les articles consacrés à la rivalité entre Sega et Sony, les atouts de ce dernier s’avèrent nombreux mais on peut les résumer en trois points : 1) Une forte puissance marketing, associée à une image de marque plus high-tech et adulte 2) Un excellent contact avec les éditeurs-tiers, lassés des excès de Sega et Nintendo en matière de royalties, mais aussi une meilleure coopération technique avec eux (d’autant que la machine est plus facile à programmer) 3) Une santé financière qui permettra à Sony de mener une guerre des prix sauvage avec Sega.
Avec le recul, c’est presque surréaliste et je me permets une parenthèse, je m’en excuse. Il ne faut pas oublier que la génération 32-bit a débuté avec des consoles extrêmement chères : la Saturn coûtait en France 3490F (525 €) à son lancement. La Playstation coûtait moins chère, et on peut largement se demander si elle était effectivement moins coûteuse à produire. Au départ, Sega a du mal à baisser ses prix, préférant proposer des bundles avec des jeux. Mais elle ne peut pas décemment rester à un tarif plus élevé que sa principale concurrente, quand bien même la console de Sony nécessite l’achat supplémentaire d’une carte mémoire voire d’un câble vidéo. Aux États-Unis, la guerre de prix a commencé bien plus vite et a pris une tournure assez violente. Le coup de grâce arrive lors de l’E3 de 1996. Alors que la Nintendo 64 vient d’être annoncée au prix très compétitif (mais habituel pour le constructeur) de 250$, Sony annonce une nouvelle baisse surprise de sa console à 200$. Sega, qui venait justement de baisser la Saturn à 250$, non sans sacrifice, est à genoux, et obligé de céder une seconde fois. Certes, Sega avait accumulé les dettes et souffert de ses rivalités internes entre branches américaines et japonaises, mais il est clair que la Playstation a été le catalyseur de cette descente aux enfers.
Fermons la parenthèse. La Playstation a donc su épouser les deux tendances du moment, là où les autres ont échoué sur l’un ou l’autre tableau. Le Mega-CD, la 3DO, le CD-I, l’Amiga CD-32, la PC-FX et la Saturn ont réussi le passage au CD-ROM, mais mal négocié l’arrivée de la 3D. Pour la Nintendo 64, c’est le contraire. Et la Jaguar, hélas pour elle, a cumulé tous les défauts. Pourtant, Sony a également fait le choix d’un RISC 32-bit pour sa Playstation. Et la Saturn en possède même deux, mais uniquement accompagnés d’un DSP comme dans les cartouches de Virtua Racing ou de Starfox. Résultat : la Saturn s’avère plus performante que sa concurrente pour la 2D, et sa grande puissance de calcul permet parfois des jeux extrêmement rapides. Et ce fut la première à proposer des jeux en haute-résolution. Mais la grande idée de Kutaragi est d’avoir associé au CPU de la Playstation un GPU, c’est-à-dire un processeur 32-bit entièrement dédié à l’affichage graphique. Un principe repris depuis par toutes les consoles de salon. D’où l’importance de cette considération technique pour Nintendo. Et en passant, on notera que Player One précise que les CD-ROM seront encadrés façon Minidisc ou UMD. Cela permet d’y inclure de la mémoire réinscriptible, un concept qui sera repris pour le lecteur de la… Nintendo 64 !
Player One n°32, page 32. Juin 1993. Nintendo annonce enfin un successeur à Super Mario World, mais il doit finalement sortir sur cartouche, et non sur CD-ROM. La société nous fera le même coup avec Zelda 64, initialement prévu sur le 64 DD. De toute façon, le nouveau Mario n’est pas prêt de débarquer, puisqu’il s’agit en réalité de Super Mario All Stars…
Player One n°33, page 113 et les suivantes. Été 1993. Alors que beaucoup de joueurs regrettent l’époque de la Super Nintendo, la plupart ont sans doute oublié que les années 93-94 ont été difficiles pour le constructeur, jusqu’à la sortie de Donkey Kong Country. Là où Sega fait preuve d’audace et de créativité, Nintendo recycle et se repose sur ses lauriers. En coulisses, Miyamoto et ses équipes doivent s’activer sur le lecteur CD-ROM ou plutôt le chip Super FX, mais de l’extérieur, ça fait mauvaise impression. Il faut dire que l’on se trouve dans le pays où Sega se vante d’avoir plus de parts de marché côté 16-bit (mais si on compte la NES et la Game Boy…). Bref, Nintendo ne convainc pas cette année là. Les nouveautés présentées (FX Trax et Yoshi’s Safari) n’ont d’ailleurs pas laissé un grand souvenir. Pourtant, si Sega a fait meilleure impression, ça n’empêche pas Cyril Drevet de montrer sa déception vis-à-vis des jeux Mega-CD. Entre les films interactifs et les jeux qui se contentent d’une jolie bande-son, on ne peut pas dire que le CD-ROM apporte grand chose. Est-ce parce qu’il manque la 3D ? Pas certain, puisque celle-ci prend moins de mémoire que la 2D. En fait, le support a bien eu une importance stratégique, mais ludique, pas vraiment. Notons enfin, page 23, la toute première mention de la Saturn ; on y parle de port cartouche et de prix maximum…
Player One n°34. Septembre 1993. Ce numéro annonce en couverture l’arrivée du CD-ROM en France, à travers le Mega CD II et l’Amiga CD32. Mais aussi la 64-bit de Nintendo ! C’est page 29 que l’on trouve ce scoop décrit comme exclusif. Et cet article montre déjà, involontairement, ce qui va poser problème pour la Nintendo 64. L’idée est de partir de la technologie Silicon Graphics, alors hors de prix, et de compter sur l’économie d’échelle mais aussi sur la baisse de prix régulière des composants pour proposer une machine à un tarif abordable. C’est hélas pour le constructeur le début d’une terrible course contre la montre. La console connaîtra tout de même un excellent démarrage, mais ne rattrapera jamais l’avance prise par la Playstation. Enfin, Player One ne connaît pas le support choisi pour la machine mais « il y a de fortes chances qu’il s’agisse de CD-ROM. » Et quelques pages plus loin, la branche américaine Sony, qui se lance alors activement dans l’édition, annonce à demi-mots son arrivée sur le marché hardware…
Player One n°39, page 17, page 26 et suivantes. Février 1994. Nintendo a toujours été très fort pour garder ses secrets, et ces derniers mois, c’est plutôt la Saturn (et un peu aussi la Jaguar) qui crée le buzz. Mais il demeure une certaine confusion sur l’architecture. Deux mois plus tôt, on parle d’un seul processeur 32-bit, et on ne sait pas vraiment s’il y aura un port cartouche. Le mois suivant, elle se transforme en 64-bit ! Mais les choses redeviennent un peu plus normales dans ce numéro 39, où le lecteur CD-ROM de la Super Nintendo fait un retour fracassant. Cela reste des rumeurs, mais il est clair que Nintendo réalise à cette époque que sa prochaine console ne sortira pas avant longtemps. Là où la rumeur se plante, c’est que le constructeur a choisi la 3D (via le processeur Super FX ajouté dans les cartouches) plutôt que le CD-ROM.
C’est ce que confirme le dossier consacré au CES hivernal de Las Vegas. Avec son titre-choc « La fin d’une époque, » Player One confirme encore l’hégémonie de Sega, même si le magazine est sans doute quelque peu aveuglé par l’impressionnant Virtua Racing. Et même si on parle de période de transition un peu morne, « Sony était sur toutes les lèvres avec sa Play Station. » Décrite comme « la machine de demain » en page 41, la console de Sony est bien entendue présentée dans un texte ampoulé de baratin marketing (« un programmeur ne rencontrerait aucune limitation » ), mais le magazine a vu juste sur ses chances considérées comme bien meilleures que celles de la 3DO et de la Jaguar. Il a surtout compris que la clé du succès réside dans la séduction des éditeurs-tiers. Côté Nintendo, c’est plutôt l’increvable Game Boy qui est à l’honneur, et dans un encart dédié au fumeux Project Reality – la future Nintendo 64, Player One évoque les problèmes de conception de la Super Nintendo… Aucune machine n’est parfaite !
Player One n°40. Mars 1994. Numéro qui voit l’arrivée de Marcus dans la rédaction de Player One, c’est aussi celui qui confirme la présence d’un port cartouche sur la Saturn d’une part et, d’autre part, la participation de Microsoft à la réalisation de l’OS de la machine (!). En tout cas, les spécifications techniques sont connues mais surtout, on considère encore la cartouche comme un support possible pour les jeux. D’ailleurs, c’est page 18 que surgit un autre problème avec le CD-ROM ; traduire les textes ne suffit plus, il faut doubler les dialogues en Français.
Player One n°41, page 18 et page 19. Avril 1994. « Sega et Nintendo : 1994, année de transition » Ça a le mérite d’être clair. L’auteur précise même qu’il ne s’agit pas d’un poisson d’avril lorsqu’il présente le Super Game Boy et la future 32X. Les deux constructeurs en sont réduits à gagner du temps. Il faut dire que contrairement à Sony, ils ont une ribambelle de consoles à alimenter. À l’époque, il est courant qu’un jeu sorte sur une demi-douzaine de supports différents : Master System, Mega Drive, Game Gear, NES, Game Boy, Super Nintendo, Mega CD, Lynx, PC-Engine, etc. Pendant ce temps-là, NEC se lance lui aussi dans les 32-bit mais choisit, grossière erreur, de privilégier le CD-ROM au détriment de la 3D.
Player One n°42. Mai 1994. La tendance se poursuit et se généralise : Sega lance son combo Mega Drive/Mega CD (à comparer avec le concept de la Play Station présenté dans le numéro 18 !), Nintendo se lance dans un projet de réalité virtuelle 32-bit (évidemment la Virtual Boy !) mais qui ne remet pas en cause le Project Reality, et Sony lui-même repousse la sortie de sa console, pour de bonnes raisons nous dit-on.
Player One n°44, page 16 et page 17. Été 1994. Vous l’aurez sans doute compris, à ce stade, on n’entendra plus parler du lecteur CD-ROM de la Super Nintendo, mais ça n’empêche pas de trouver des choses intéressantes sur le sujet, parfois indirectement. Et particulièrement dans ce numéro, qui en dévoile plus sur la Playstation, sur la Neo·Geo CD et son fameux lecteur simple vitesse, mais encore et surtout sur le Project Reality. Car c’est durant l’été 1994 qu’on apprend pour la première fois que la prochaine console de Nintendo utilisera le support cartouche, ce qui enterre assez définitivement l’idée d’un CD-ROM pour son aînée ! La raison de ce choix, selon Ken Weng, c’est « à cause du coût et du temps d’accès. » Pour ce qui est du coût, il s’agit du prix d’un lecteur, prohibitif à l’époque, et non des galettes en elles-mêmes. Et on évoque la course contre la montre pour sortir la machine le plus tôt possible mais sous la barre des 250$.
Si aujourd’hui la décision de rester sur cartouche est bien souvent considérée comme une grosse erreur stratégique de Nintendo, il faut bien comprendre qu’à l’époque, ce n’est pas une évidence. D’ailleurs, bien que les prédictions de Player One se soient souvent avérées exactes, on trouve quelques fausses notes. « Selon moi, la Mega Drive 32X risque bien de devenir le best-seller des systèmes 32 bits dans les pays occidentaux, devant la Playstation, la 3DO… et la Saturn. » Aujourd’hui, cette double–page fait sourire, mais l’argumentation du journaliste se tient. La Mega Drive a un parc installé conséquent et l’add-on coûte moins cher qu’une nouvelle console (et encore, à l’époque on ignore encore le prix exorbitant de la Saturn). Dans le numéro suivant, « les programmeurs » estiment qu’elle pourrait marcher si elle coûtait moins de 1000 F (ça ne sera pas le cas). Le périphérique a aussi souffert d’un line-up entaché de jeux bâclés, commandés dans l’urgence par Sega of America. On peut estimer que Nintendo a fait un meilleur choix en continuant de pucer ses jeux plutôt que de proposer une extension, mais Player One se pose sincèrement la question au sujet de Wild Trax, dont la lenteur trahit ce qui commence à devenir un défaut de conception de la Super Nintendo.
Pourtant, dans le bilan du CES de Chicago (à partir de la page 43), « le dormeur » Nintendo s’est réveillé selon eux, grâce à Donkey Kong Country. C’est le début d’une période assez étrange, où Nintendo continue de faire miroiter des tas de choses avec son Project Reality, mais les concrétise principalement avec de grands hits… sur Super Nintendo (suivront Yoshi’s Island, Killer Instinct). Et ce n’est pas bien grave finalement, quand le magazine soupçonne la 32X d’être à la bourre, et que la Playstation n’est même pas présente sur le salon !
Player One n°45. Septembre 1994. Le numéro suivant dresse un bilan à partir de la page 118 de tous les prétendants de la génération 32-bit, et on y retrouve les grands principes que j’ai exposés jusqu’ici, à savoir que la plupart des machines se sont focalisées sur la nouveauté du CD-ROM, sans penser à la révolution suivante, celle de la 3D. Ce n’est pas étonnant que 3DO songe déjà à un nouveau standard 64-bit… L’avenir (ou la page 61 du numéro 65 !) montrera d’ailleurs que le territoire où la 3D a le moins « pris » (le Japon) est celui où la Saturn a le mieux résisté à Sony. L’article consacré à celle qu’on appelle désormais Ultra 64 reprend la problématique du prix de la machine. Les spécifications de la console seront au final bien diminuées pour obtenir un prix abordable, même si les journalistes trouveront longtemps que la Nintendo 64 semble nettement plus puissante que ses concurrentes. Mais le petit encart dédié à l’avis des programmeurs confirme que le support cartouche n’est pas nécessairement mal vu.
Pire que ça, le CD-ROM va acquérir une réputation assez discutable, du moins lorsqu’il est couplé à une machine 16-bit. On en revient donc à l’idée que le CD-ROM ne se justifie que sur une machine capable de 3D, bien que le premier n’apporte techniquement rien à l’autre. Durant cette période, les jeux CD sont de deux types ; il y a les films interactifs qu’on trouve sur Mega CD et 3DO, et qui ne plaisent guère aux journalistes d’alors, et les jeux plus traditionnels (typiquement sur PC-Engine), qui n’exploitent le support que pour de bonnes musiques et une intro en image de synthèse. C’est-à-dire pas grand chose. D’autant que certaines musiques japonaises sur CD sont parfois très synthétiques ! D’ailleurs, dans le numéro 48, Player One considère comme « révoltant » que Guillemot puisse stopper l’importation des jeux Neo·Geo au format cartouche. Plus incroyable encore, dans le numéro 55, consacré au duel Saturn/ Playstation, les rédacteurs font l’amère découverte que les jeux sur CD ne coûtent finalement pas beaucoup moins chers que les jeux cartouches. Robby va même jusqu’à dire qu’il n’achètera pas de jeux CD ! Ont-ils réellement conscience à ce stade que le port cartouche de la Saturn n’accueillera aucun jeu ? En outre, un autre inconvénient du support CD a souvent été de rendre obligatoire l’achat d’une carte mémoire pour sauvegarder ses données…
Lorsque l’on demande l’avis des développeurs sur la Nintendo 64, dans le numéro 60, notre membre d’honneur Frédérick Raynal défend notamment le choix du support cartouche, estimant qu’il mettra l’accent sur le gameplay plutôt que les graphismes. Il ne développera hélas pas de jeu sur la machine comme il le promet, car son studio sera racheté par Sega, comme on l’apprend dans le numéro consacré à la sortie très tardive de la Nintendo 64 en France. En page 70, en comparant la console à la Playstation sur la question du support, les rédacteurs de Player One concluent que « les inconvénients de la cartouche se ressentent dans les musiques et dans les scènes cinématiques. » Et malheureusement on était en pleine mode des cutscenes en image de synthèse… Certes, on peut légitimement penser que Nintendo s’en est tenu aux cartouches pour imposer des royalties plus élevées. C’est discutable, mais il est vrai que la société a fait paradoxalement beaucoup de bénéfices sur cette période. Cependant, il ne faut pas croire pour autant que les éditeurs-tiers aient davantage pensé au bien-être des joueurs en réclamant le CD-ROM, moins cher à fabriquer pour eux.
Si le choix de la cartouche s’est avéré une erreur pour Nintendo, c’est surtout parce que c’est précisément ce qui a causé le clash entre eux et Squaresoft, qui est parti faire son Final Fantasy VII sur Playstation, et sur plusieurs CDs. D’ailleurs, la Nintendo 64 a bien mieux marché aux États-Unis où le RPG a connu un grand succès, mais sans commune mesure avec son impact au Japon. Un peu tardivement, Nintendo aura conçu un lecteur pour la Nintendo 64, le 64 DD. Son histoire est terriblement similaire à celle du lecteur CD-ROM de la Super Nintendo. Il est annoncé très tôt, sous forme de lecteur CD, en janvier 1995. Il est lui aussi sans cesse repoussé, et des jeux annoncés sur le support (Mario 64 2, Ocarina of Time) seront annulés ou sortiront finalement sur cartouche. La seule différence, c’est que le 64 DD sortira, lui. Comme si Nintendo tenait à s’excuser de n’avoir jamais livré le CD-ROM Adapter. Et c’est peut-être là la plus grosse erreur stratégique de la firme. Plus que d’avoir rompu son contrat avec Sony. Plus que d’avoir choisi le support cartouche pour la Nintendo 64. Les lecteurs externes ont rarement réussi à une console de jeu. Et la Super Nintendo en tout cas, elle, n’a jamais eu besoin de CD-ROM.
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