Avant-propos du responsable éditorial : Comme je l’expliquais dans mon dernier édito, notre président Philippe Dubois travaille depuis de nombreux mois à un article sur le dématérialisé. Un phénomène qui nous touche particulièrement dans notre mission de sauvegarde du patrimoine et qui s’avère complexe, vaste, et en perpétuel changement. L’objectif de ce texte n’est d’ailleurs pas, comme l’explique son auteur, de trouver une réponse définitive au problème, mais bien de lancer un certain nombre de pistes de réflexion ; ce questionnement a d’ailleurs fait l’objet d’un débat collectif auquel plusieurs membres et amis de l’association MO5.COM ont participé. Sans plus attendre, je vous laisse découvrir ce long dossier, dont voici le sommaire :
Introduction
POUR
1. Une évolution compréhensible des supports ?
2. Un intérêt écologique et économique évident
3. Un gain de place conséquent
4. Des services au consommateur innovants
5. Du contenu original et abordable
6. L’accès facilité au retrogaming
7. Replay value et allongement de la durée de nos jeux grâce aux DLCs
8. Jouez n’importe quand et n’importe où !
9. Les Browser Games, l’accès au jeu vidéo facilité pour tous
CONTRE
1. Le problème de ceux qui préservent l’Histoire du jeu vidéo
2. La fin de la collection et des collectionneurs de jeux vidéo
3. La disparition des points de vente physiques
4. Et donc la mort annoncée du marché de l’occasion
5. Quel avenir pour la mémoire des créateurs de jeux vidéo ?
6. Le nivellement pas le bas de la qualité des jeux vidéo ?
7. Le jeu vidéo, le futur parent pauvre des biens culturels à transmettre ?
8. Le cas « Oscar »
9. Le DRM, ennemi public numéro un du joueur légal ?
10. Le cas de Steam et interfaces similaires en ligne
11. Le cas du PlayStation Network piraté
12. Le cas de Mortal Kombat
13. Le tactile n’est pas réservé qu’aux tablettes et smartphones !
14. Et en fin de compte, toujours une limite physique
15. Que penser en conclusion ?
Introduction
Tout d’abord, nous tenons à clarifier le fait que nous, les auteurs multiples de cet article, n’avons pas l’audace d’affirmer avoir cerné absolument tous les abords, toutes les problématiques qu’implique la dématérialisation, et nous vous prions de nous en excuser. Le fait est que cette question «pour ou contre la dématérialisation» trouve tous les jours des échos dans l’actualité mondiale, ce qui fera sans nul doute avancer le débat. Aussi, nous arrêterons nos connaissances sur le sujet à aujourd’hui le 10 décembre 2012, date à laquelle nous validons ensemble cet article.
Notons également que nous nous efforçons de ne porter aucun jugement de valeur sur les produits, services et marques citées ou ciblées dans cet article : nous ne faisons que relater des faits d’actualité et pratiques analysées au cours de ces dernières années, et nous sommes nous-mêmes bien souvent consommateurs de ces mêmes produits ou services.
Alors, commençons sans attendre et immédiatement, brisons le mythe ! La dématérialisation n’existe pas. Il existera toujours un support pour vos données, personnelles ou celles des codes informatiques d’un programme comme un jeu vidéo, que ce soit dans le meilleur des cas une carte mémoire séparée du système (carte SD, etc.) que l’utilisateur peut stocker et éventuellement dupliquer, dans les nuages (cloud) ou au pire peut-être, la mémoire interne et inchangeable de votre appareil numérique, quel qu’il soit, sachant que celui-ci a pour principale et malencontreuse particularité de pouvoir tomber en panne d’une seconde à l’autre, sans crier gare, d’être volé (physiquement ou virtuellement, hacking), de sorte que vos données personnelles ont en fait une durée de vie qui part de zéro à on ne sait pas trop combien. Ce qui est certain par contre, c’est que celles-ci sont certainement de moins en moins pérennes (voir l’excellent article du professeur Franck Laloë sur le sujet).
Et nous ne parlerons même pas de l’obsolescence programmée du dispositif physique qui stocke ou lit vos données, qui sera de plus en plus susceptible de s’arrêter de fonctionner une fois la garantie du matériel expirée, de sorte à vous obliger à le changer, quel qu’en soit le prix…
POUR
1. Une évolution compréhensible des supports ?
En termes de supports informatiques grand public, nous sommes passés en finalement peu de temps – par rapport à l’échelle de l’humanité – de la cassette audio à la disquette, de la cartouche de jeu au CD-ROM, puis au DVD, et maintenant au BluRay. Nos consoles portables, elles, à part l’UMD de Sony, sont restées au modèle de la cartouche ou de la carte mémoire, prenant moins de place et surtout étant beaucoup moins fragiles. Les capacités de stockage ont ainsi été démultipliées de quelques kilo-octets à peine en 1980 à plus de 25 giga-octets (plus de 26 millions de kilo-octets) de nos jours. Mais le code informatique de nos jeux vidéo, le code binaire, a pour lui d’être finalement stockable partout et à moindre frais. Ce qui coûtait cher à l’époque des cassettes, puis disquettes, était notamment la transformation nécessaire en signaux analogiques compatibles, qui eux-mêmes prenaient beaucoup de place sur un support magnétique de densité relativement faible (même si nos disques durs fonctionnent toujours de la même manière).
Avec l’avènement et surtout les améliorations des supports de mémoire dite flash (les ROMs de nos cartouches, puis EEPROMs, et maintenant flash), la taille physique et les coûts de fabrication associés pour stocker des données ont considérablement diminué, au point que nos supports de stockage deviennent notamment si minuscules (cartes MicroSD par exemple) que l’on peut les perdre très facilement !
Mais nous n’avons parlé pour l’instant que du stockage ; finalement, sur quelques millimètres carrés nous pouvons, si les constructeurs ou éditeurs nous en laissent la liberté, stocker plusieurs dizaines de jeux récents et milliers de jeux anciens. Maintenant, l’autre attrait du tout-numérique est que, équipé d’une connexion internet à haut-débit, il ne vous faudra que quelques secondes à peine pour télécharger un jeu sur console portable ou smartphone, et quelques minutes à deux-trois heures pour un « gros » jeu sur ordinateur ou console de salon. Cette manipulation permet alors de faire ce qui était parfois très compliqué avant : jongler avec les contenus. En effet, vous allez peut-être ainsi pouvoir organiser comme vous le souhaitez la mémoire de stockage de vos jeux à loisir et à votre convenance, car même si vous effacez un jeu, vous aurez sûrement (sauf cas extrême, nous verrons plus loin) la possibilité de le retélécharger plus tard, sans encombre et à l’identique. Ainsi l’on peut dire que vos jeux vidéo dématérialisés sont en fait omnipotents : ils existent en copie locale sur votre console ou votre ordinateur, mais également et au même moment sur un ou plusieurs serveurs distants, potentiellement situés eux-mêmes aux quatre coins du monde (souvent en mode cloud, ce qui fait que toutes les données qui composent votre jeu sont en fait disséminées entre plusieurs serveurs, souvent eux-mêmes virtuels !) et finalement sur vos dispositifs numériques personnels, souvent multiples (smartphone et tablette de même système par exemple).
C’est cela, le dématérialisé, un concept qui poussé à l’extrême fait en sorte qu’on ne sait pas très bien où est le code source de votre jeu vidéo à l’instant t, mais peu importe à ce stade, le tout étant qu’il existe, qu’il continue à exister et surtout que vous puissiez y avoir accès quand et autant de fois que vous le souhaitez.
2. Un intérêt écologique et économique évident
Outre la question de la construction et de l’alimentation électrique des centres d’hébergement mutualisés, les fameux data centers, qui stockent donc les jeux vidéo dématérialisés en attente de téléchargement, pouvoir se passer de boites, de transporteurs (les jeux n’ont plus à être fabriqués quelque part et livrés partout dans le monde), de placement sur des étals mis en valeur par des éclairages, etc. permettra d’économiser énormément d’énergie et de matières premières. En effet, vous disposez déjà de toute façon de la console de jeu, tablette ou de l’ordinateur nécessaire, du lien internet, du dispositif d’affichage et de stockage qui va bien. Vous n’aurez normalement rien d’autre à dépenser matériellement pour pouvoir télécharger des jeux dématérialisés. Finalement, la trace écologique ou énergétique d’un jeu dématérialisé est certainement quasi-nulle. À noter également que des études en cours visent à rendre ces fameux data centers autonomes énergétiquement parlant, en les équipant notamment de cellules photovoltaïques ou autres dispositifs de transformation d’énergie dits écologiques, et que la chaleur qu’ils dégagent peut même être réutilisée pour alimenter des appartements privés ou des centres sociaux (écoles, hôpitaux, etc.).
À l’heure du réchauffement climatique et des catastrophes écologiques diverses (climat, nucléaire, etc.) que cela génère, et alors que Gaia cherche peut-être à se débarrasser enfin de nous, il va sans dire que cela reste un argument de choix en faveur de la dématérialisation.
Et bien entendu, sans boite, sans support, sans frais d’impression et de transport, de stockage et sans personnel payé pour mettre en avant la boite du jeu et le vendre, le prix devrait s’en ressentir fortement. Nous mettons bien le conditionnel exprès, mais cela semble tout de même acquis dans la grande majorité des cas (NdR : dans la pratique, les jeux disponibles à la fois en boîte et au format dématérialisé sont vendus au même prix…). Ainsi, l’adage de jouer plus en payant moins est finalement possible pour le commun des joueurs, le jeu vidéo s’ouvrant dès lors à toutes les bourses ou presque, faisant de ce bien culturel un des plus accessibles au milieu de ses confrères, notamment grâce à la nouvelle mode du free-to-play (voir le projet de la console Ouya par exemple) ou bien encore du freemium.
3. Un gain de place conséquent
Du temps même de la sacro-sainte boite de jeu vidéo, nombre de joueurs et collectionneurs eurent majoritairement deux réflexes pour tenter de gagner de la place dans leurs appartements : le premier fut de jeter (sic) la boite et presque tout son contenu à la poubelle, ne gardant que le précieux support de données pour pouvoir jouer, et le second à peine plus raisonnable fut d’aplatir la boite lorsque cela était possible, et finalement de stocker séparément le support de jeu et tous les autres éléments, en attendant qu’une inondation ou qu’un cambrioleur vienne faire le ménage dans ce capharnaüm.
Avec le dématérialisé, on ne s’ennuie plus vraiment à se poser cette question : « Au nom du Ciel, où vais-je bien pouvoir ranger ce jeu ? ». La boite est-elle carrée, ronde, circulaire, triangulaire, en quatre dimensions ? Vous n’aurez même pas à vous poser cette question, puisque de toute façon vous n’aurez certainement pas le choix. Le jeu téléchargé sera placé automatiquement par votre dispositif numérique sur un support souvent propriétaire, et ce, de manière souvent invisible pour vous ; même si vous branchiez par je-ne-sais-quel artifice ce support sur votre ordinateur personnel, vous ne pourrez probablement pas accéder à son contenu. Vu la taille des mémoires de masse actuelles, et malgré le fait que les jeux vidéo peuvent de nos jours occuper plusieurs giga-octets (mais ne soyons pas dupes, c’est bien souvent pour limiter la copie en obligeant les pirates à utiliser des supports vierges surtaxés et difficiles à trouver dans le commerce), nous pouvons encore placer plusieurs jeux même très imposants sur un seul et même support, et comme nous l’avons déjà dit, qui peut être physiquement minuscule (MicroSD) voir virtuel (cloud).
4. Des services au consommateur innovants
Grâce aux portails en ligne d’accès aux contenus dématérialisés, les fameux markets, bien souvent calqués en termes de fonctionnalités sur des sites d’achats en ligne généralistes biens connus, terminée la fastidieuse opération d’acquisition d’un jeu ! Voici l’acte d’achat classique ou historique de manière relativement développée : le joueur sort de chez lui et prend le transport en commun ou sa voiture, va au centre commercial ou le magasin spécialisé à proximité, discute avec le vendeur, fait son choix, essaie le jeu si cela est possible sur place, patiente un peu à la caisse, procède au paiement par carte bleue si celle-ci fonctionne, rentre chez lui, déballe le jeu, allume la console ou l’ordinateur, introduit le jeu, le lance et… à moins d’une mise à jour intempestive, peut enfin y jouer ! Avec le dématérialisé, console ou ordinateur déjà allumé, vous vous connectez au marché en ligne (iTunes, PlayStation Store, WiiWare, Xbox Live, Google Play, etc.) qui d’ailleurs ne vous demande souvent un identifiant qu’à la première connexion, vous parcourez le catalogue en ligne, et pour peu que vous ayez déjà renseigné vos coordonnées bancaires dans le cadre d’un premier contenu payant acheté, il ne vous reste plus qu’à appuyer sur le bouton « acheter » et votre jeu se télécharge. Terminé. Quelques minutes montre en main, selon la taille du jeu. De plus, lors du parcours des articles du marché en ligne, vous pourrez à loisir admirer la prose des acheteurs précédents, jugeant avec verbe du produit avant vous [et dont les critiques ont souvent moins à voir avec la qualité du jeu qu’avec sa compatibilité avec leur machine]. À vous de juger.
Et bien entendu cela ne se limite pas qu’aux jeux vidéo : applications en tout genre, musiques, livres, films, etc. sont également de plus en plus disponibles immédiatement selon les plateformes, en quelques clics et quelques euros, parfois gratuitement. Il peut parfois en coexister jusqu’à 600.000 simultanément – bon courage pour y trouver ce que vous cherchez vraiment. Et c’est ce que permet entre autres avantages le dématérialisé : rester dans son canapé comme un feignant, prendre du kilo à force de ne plus bouger, et surtout ne pas faire de sport (puisque cela oblige éventuellement à se déconnecter) sauf sur WiiFit ou sur Kinect.
Elle n’est pas plus belle la vie ?
5. Du contenu original et abordable
Les « petits » studios (moins de 15 salariés par exemple, bien que cela reste subjectif) peuvent grâce au dématérialisé ne pas subir tous les coûts de la logistique classique, et donc se concentrer sur le développement et le marketing en ligne de leurs jeux vidéo. Le consommateur va donc pouvoir avoir accès à un florilège de ce que l’on appelle communément « des petits jeux » dans lequel on trouve de tout, du pire au meilleur, et ce quelle que soit la plateforme. Certaines productions peuvent sembler d’un premier abord relativement inutiles, mais sont au moins amusantes, comme par exemple Techno Kitten Adventures sur le Xbox Live Arcade, mais d’autres jeux se veulent plus complets comme Flying Hamster disponible sur le PlayStation Store, qui est en fait un shoot néorétro, ou bien encore des productions plus soignées mais toujours à budget limité comme Trials Evolution. Ce ne sont bien sûr que quelques exemples parmi les centaines de milliers qui coexistent sur le marché du dématérialisé.
Ces jeux vidéo ne seraient certainement jamais sortis sur le marché matérialisé classique, en boite et du coup vraisemblablement chers. Sur le lot et vu la quantité de jeux disponibles en téléchargement, c’est surtout le bouche à oreille voire quelques tests sur des sites spécialisés qui va aider le joueur à s’y retrouver, voire une mise en avant souvent payante sur la devanture du market correspondant. Au pire, en cas d’achat impulsif ou malheureux et si le jeu se trouve être finalement mauvais ou inadéquat, le joueur n’aura perdu que quelques euros, bien que certains markets comme celui de Google permettent à l’acheteur de revenir sur sa décision durant dix minutes après l’achat, mais ce n’est pas encore la règle générale.
Ce contexte, aux contraintes économiques moindres, a notamment permis à la notion « de jeu d’auteur » de fleurir ces dernières années, avec des œuvres fortes aux ambitions artistiques très marquées et au succès commercial confirmé. Après les différents « bides » d’œuvres audacieuses de cette nouvelle donne (Rez, Jet Set Radio, Ico, Shenmue, Okami, Killer 7, Beyond Good & Evil et Psychonauts au tournant des années 2000), les joueurs sont aujourd’hui plus mûrs et prêts à débourser une somme modique pour une expérience de jeu rafraîchissante.
De même que la scène cinématographique indépendante nord-américaine a été phagocytée par le système hollywoodien pour donner une sorte de nouvel équilibre commercial et artistique dans les années 2000, les trois grands concurrents en lisse actuellement, à savoir Sony, Microsoft et Nintendo, se sont tous battus pour obtenir des exclusivités très connotées arty sur leur plateformes de téléchargement respectives. Les équivalents vidéoludiques à Sundance et autres configurations type Miramax, Fox Searchlight, et Sony Classics sont actuellement en train de se structurer au sein du jeu vidéo autour de cette nouvelle voie.
Le cas de thatgamecompany, petit studio intégré au sein de Sony pour le développement de trois jeux formant un triptyque écologique, Flow, Flower et Journey, le place à l’avant-poste d’une hybridation entre commerce et percée artistique, menée par une génération de trentenaires surdoués qui veulent définitivement créer des œuvres. Le temps où le créateur de The Longest Journey devait minimiser, en conférence de presse, le travail passé sur la recherche d’une émotion est désormais révolu et le succès avéré de Braid, Limbo, Twisted Planet ou Fez annonce de très profonds changements.
On voit comment chez Ubisoft se joue cette dualité entre gros projets pharaoniques pour [le grand public] et audaces formelles sur des titres relevant plutôt du dématérialisé, comme Child of Eden (qui lui a été commercialisé en boite), Outland ou From Dust.