Puisque Frédéric Raynal nous a rejoint dernièrement en tant que membre d’honneur, c’est l’occasion idéale de revenir sur un genre dont Alone in the Dark a été le pionnier : le Survival Horror. Un genre plus ancien qu’on ne le croit, et pas si simple à définir. Et comme pour L’Histoire d’Atari et celle de Super Mario Bros., nous vous proposons une traduction d’un long et passionnant article d’IGN.
Par Travis Fahs (IGN)
Traduit de l’américain par Guillaume Verdin
Remonter aux origines de la peur…
A cette période de l’année (NdT : Halloween 2009), nous aimons tous nous faire notre slasher préféré ou un jeu flippant dans l’esprit de Halloween, mais c’est aussi le bon moment pour prendre le temps de réfléchir à l’un des genres les plus uniques du jeu vidéo. Le Survival Horror est l’un des rares genres qui ne se définit pas par ses mécaniques de gameplay, mais par son thème, son atmosphère, son sujet et sa philosophie de conception. Il a aussi la particularité d’aller à contre-courant du bon sens en game design. Si ces expériences ne s’avéraient pas aussi effrayantes, leur gameplay pourrait sembler mal fichu, mais couplés avec la bonne atmosphère, ces mêmes choix permettent d’amplifier la peur. Les Survival Horror sont parmi les premiers à approcher le game design sous l’angle de l’émotion, et ainsi, ils font partie des jeux les plus pertinents pour rapprocher l’art et les jeux vidéo.
L’Âge des Ténèbres
Les premiers jeux qui essaient d’effrayer les joueurs sont en général des jeux d’aventure. Le premier jeu de Roberta Williams, Mystery House, est un polar macabre dans la veine d’Agatha Christie, et l’un des tout premiers jeux d’aventure graphiques. L’année suivante sort The Count, et Transylvania arrive en 1982 sur un thème similaire, et se prévaut de graphismes en couleurs. Les jeux d’aventure ont toujours été directement inspirés par les genres littéraires, et aucun d’entre eux n’a donc eu besoin de modifier les codes du genre pour fonctionner. Ils ont beau être réellement effrayants, ils n’exploitent pas le médium pour faire peur d’une manière nouvelle.
Haunted House d’Atari change la donne. Contrairement aux tentatives précédentes, il est entièrement conçu dans le but de faire peur. L’Atari 2600 fournit un matériau plutôt brut, peu compétent en matière d’image et de son. Intelligemment, James Andreasen met l’accent sur ce que le joueur ne peut voir, plutôt que le contraire. Seuls les yeux du personnage apparaissent à l’écran, et il ne peut percer l’obscurité qu’à la lumière d’une allumette, qui peut s’éteindre avec le vent où l’arrivée d’un monstre dans la pièce.
Conformément à la philosophie des Survival Horrors ultérieurs, l’avatar du joueur est faible et doit fuir les monstres. D’ailleurs, il ne peut pas se battre. A la place, il doit trouver des objets et de nouveaux passages entre les étages de la maison, tout en évitant « ces choses qui nous font peur la nuit tombée » (NdT : expression traditionnelle : things that go bump in the night). Cela suscite suffisamment de pression et de doute dans l’esprit du joueur pour créer un jeu stressant qui peut réellement faire sursauter, malgré les formes primitives qui composent les graphismes. Ce pouvait être un début prometteur pour Andreasen, mais hélas, il devient l’une des victimes du crash du jeu vidéo qui s’abat peu après, et sa carrière s’arrête net.
Durant l’âge sombre de l’Atari 2600, le marché est notoirement inondé de jeux basés sur des séries TV ou des films du moment, y compris quelques unes des premières tentatives pour adapter la formule classique des films d’horreur des années 70-80 en jeux vidéo. L’adaptation de Massacre à la Tronçonneuse par Wizard Video met le joueur dans la peau du tueur Leatherface, mais leur interprétation de Halloween est bien plus intéressante.
Mike Myers est le seul méchant, et le jeu ne comporte aucun affrontement alors que les joueurs luttent simplement pour leur survie. Les morts violentes par décapitation sont étonnamment choquantes pour l’époque, et le gameplay sans cesse imprévisible avec un Myers qui peut jaillir de derrière les portes. Malheureusement, Halloween arrive au pire moment possible sur le marché de l’Atari, et Wizard Video est au bord de la faillite. Bientôt, ils en sont réduits à livrer les cartouches sans étiquette, avec « Halloween » écrit dessus à la main. Le programmeur du jeu, Tim Martin, n’a peut-être pas eu droit à son moment de gloire pour cette contribution au genre, mais il est bientôt vengé quand il sort le séminal Spelunker, l’un des premiers jeux de plateformes à scrolling en 1983.
Alors que la génération suivante prend son envol, les jeux développent une panoplie plus large pour générer des images et des sons effrayants. Exidy, qui a déjà créé la première controverse sur la violence avec le Death Race de 1976, tente à nouveau sa chance en 1986. Chiller est un jeu de tir au lightgun plutôt classique, mais sa manière de montrer la torture et la violence est sans précédent dans le jeu vidéo, de même que les cris à vous glacer le sang des victimes en train d’être dépecées vivantes. Ce Chiller ne créera jamais de grosse controverse, principalement parce qu’il n’est pas assez populaire (et présentable) pour s’imposer en arcade.
Par la suite apparaissent d’autres jeux qui tentent de mêler des thèmes horrifiques avec un gameplay plus traditionnel. Castlevania, Kenseiden et Splatterhouse sortent tous dans la seconde moitié des années 80. Malgré une imagerie macabre, ils ne se différencient guère de leurs cousins plus colorés. Ghost House de Sega est un des jeux les plus intéressants de cette période, car son gameplay s’articule autour de son thème. Même s’il s’agit au premier abord d’un jeu de plateformes, les maisons hantées qui constituent les niveaux sont remplies de pièges et de secrets, et les ennemis sont rapides, puissants et intimidants, forçant le joueur à connaître les dédales de cette maison et à compter sur son astuce.
Vers la fin de la décennie, Capcom sort Sweet Home pour accompagner le film d’horreur japonais du même nom (NdT : le premier film de Kiyoshi Kurosawa). Bien qu’il s’agisse encore, comme les jeux précédents, d’un jeu au genre déterminé (en l’occurrence un RPG) avec un thème horrifique greffé dessus, il fait l’effort de faire davantage que coller à son homonyme cinématographique. Les personnages qui meurent ne peuvent être ressuscités, et il n’y a pas de zone de tranquillité comme les villages d’un RPG habituel. Bien que ça ne soit pas un vrai Survival Horror, c’est un pas décisif dans la bonne direction, et une influence notoire sur Shinki Mikami lorsqu’il créera Resident Evil.
L’aube des Survival Horror
Tous ces titres primitifs que nous avons cités essaient d’amener l’horreur dans le jeu vidéo, et certains d’entre eux ont été très proches de traiter les thèmes de l’isolement et de la vulnérabilité qui définissent le genre, mais aucun d’entre eux ne parvient à cette forme aboutie qu’est le Survival Horror que nous connaissons aujourd’hui. Du moins jusqu’en 1986 où Jeff Tunnell commence un périple qui va faire de lui, à son insu, le père du Survival Horror moderne – un honneur qui a été largement oublié depuis. En tant que co-fondateur de Dynamix, Tunnel est mieux connu pour des classiques comme The Incredible Machine ou The Adventures of Willy Beamish, mais c’est Project Firestart sur le Commodore 64 qui s’avèrera la plus difficile et la plus importante de ses réussites.
Si l’art est une œuvre qui communique des émotions, alors le Survival Horror est peut-être le premier mouvement à effectivement tisser des liens entre l’art et les jeux vidéo, d’une manière interactive et inédite. En fait, c’est ce défi qui a abouti à la naissance du genre. « Chez Dynamix, on travaillait avec Electronic Arts, » se souvient Tunnell, « et si vous vous souvenez, à l’époque, Trip Hawkins a demandé « Est-ce qu’un ordinateur peut faire pleurer ? » Nous nous sommes dit, « Eh bien, ça doit être assez difficile, mais peut-être qu’il pourrait faire peur. »
C’est un sacré challenge sur le Commodore 64 vieillissant, qui fait déjà dépassé à côté des ordinateurs plus récents comme l’Atari ST et l’Amiga. Les graphismes sont limités, donc Dynamix est obligé de les exploiter au mieux, et de chercher d’autres moyens pour susciter la peur. « C’est amusant, on croit qu’on part de l’histoire et qu’on essaie d’en faire un jeu, » précise Tunnell, « mais plus on réfléchit à l’expérience qu’on souhaite obtenir en terme de gameplay, plus on doit construire son récit autour. »
L’inspiration derrière Project Firestart est plutôt évidente. « On a juste repris quelques idées du film Aliens, » avoue Jeff. « C’est pas comme si on était de bons auteurs, on a juste essayé de faire un jeu de science-fiction effrayant. » C’est l’histoire d’un homme qui a pour mission d’enquêter dans une station spatiale qui ne répond plus, de trouver d’éventuels survivants et de comprendre ce qu’il s’est passé. Il découvre bientôt que des expériences pour modifier génétiquement une créature docile, afin de la faire travailler dans l’espace, ont eu des conséquences horribles, et que les redoutables monstres se reproduisent à toute vitesse et deviennent de plus en plus dangereux.
Ce point de départ est totalement similaire à ceux de Survival Horror plus tardifs comme Alone in the Dark et Resident Evil. Dans le dialogue d’ouverture, on nous explique que les armes volumineuses sont prohibées dans la station exigüe, ne laissant au joueur qu’un un faible pistolet et des munitions très limitées. Les ennemis sont des monstres puissants et imposants, certes lents et prévisibles, mais qui continuent de ramper irrémédiablement en dépit des balles qu’on leur colle dans le buffet. La pression de devoir tuer ces ennemis avant qu’ils ne soient trop près est paralysante. La musique, qui se déclenche dès qu’un monstre approche, suffit au bout d’un moment à faire paniquer avant même qu’il n’apparaisse à l’écran.
Ce n’est pas un jeu de tir comme les autres titres inspirés par Aliens à l’époque. Project Firestart est un jeu lent, méthodique, misant sur l’exploration libre et une progression non linéaire, et de nombreux éléments d’aventure. Les ennemis n’apparaissent même pas avant un quart d’heure dans le jeu. « Je ne voulais pas tellement que ça soit un jeu d’action, » explique Tunnell. « Si on avait donné plein d’armes au type, ce serait devenu un jeu de plateformes, et ce n’est pas ce qu’on voulait obtenir. »
On ne pouvait pas suivre un modèle. Même si des jeux plus anciens avaient essayé de faire peur, Tunnell n’avait pas prêté attention au genre horrifique. « On est parti de rien, » affirme-t-il. « Je n’ai regardé aucun autre jeu. » Certaines de ses méthodes semblent évidentes, d’autres moins. Dynamix pousse la machine primitive dans ses derniers retranchements, avec de grandes cinématiques animées qui montrent des carnages sanglants et un bref aperçu des vilains monstres. « Beaucoup de choses faisaient un peu gadget, juste pour faire peur aux gens, » avoue Tunnell modestement. « Il faut utiliser des trucs un peu faciles d’abord pour pouvoir faire plus subtil ensuite. »
D’autres techniques sont moins évidentes. Plutôt que de reposer entièrement sur le dialogue et de gâcher ainsi la sensation de solitude, il y a des terminaux informatiques disséminés dans la station avec des compte-rendus de l’équipage. Couplés aux images désagréables de leurs dépouilles, ces textes permettent de détailler progressivement l’histoire par des moyens indirects, un procédé employé plus tard de la même manière dans Alone in the Dark, Resident Evil, et même des jeux plus récents comme Doom 3.
C’est un projet difficile et de longue haleine pour une petite société. A ce jour, Tunnell en parle rarement, et néglige de le mentionner dans sa biographie de Great Games Experiment. « C’était, sans aucun doute, le jeu le plus difficile sur lequel j’ai travaillé, » se lamente-t-il. L’épuisant développement traîne sur deux ans et demi jusqu’à la fin 1988, alors que l’équipe galère pour tirer ce qu’elle peut d’une machine si limitée. « On n’aurait pas dû essayer de faire ce jeu sur le Commodore 64, » regrette Tunnell, « C’était bien trop ambitieux pour le support. »
Ce développement long et ardu met en péril la sortie du projet. Le temps qu’il soit fini, Dynamix a déjà signé un nouveau contrat avec Activision et démarre de nouveaux projets. Ni Electronic Arts ni Dynamix ne s’investissent plus dans Project Firestart. Le jeu sort avec le minimum de buzz et de pub, et ne fait pas grand bruit. En Europe, où le marché des micro-ordinateurs est plus développé, le jeu est très bien accueilli par la critique, puisque Zzap ! 64 lui décerne un 91, et The Games Machine un 87, mais le jeu ne rencontre pas de gros succès public.
Jee Tunnell et Dynamix ne revisiteront jamais le genre qu’ils ont créé. « Je n’aime même pas le genre horrifique, » admet-il en riant. « Honnêtement, ce projet était si difficile que quand je suis passé à autre chose après l’avoir fini, je n’ai pas prêté attention au genre par la suite. » Alors que le contrat les liant à EA prend fin, il n’est pas envisagé d’adapter Project Firestart sur un autre support, ou de faire une suite.
C’est la triste réalité ; il ne suffit pas qu’un jeu soit innovant et réussi pour être influent et populaire. Project Firestart a peut-être été le pionnier du Survival Horror, il n’a pas fait d’émules, et ce n’est que bien plus tard que ce jeu à part gagne son appartenance au genre, et d’autres feront les mêmes découvertes que Dynamix. Alone in the Dark est à jamais considéré comme le jeu qui a démocratisé le genre et inspiré beaucoup d’imitations, et Project Firestart n’est qu’un exemple des nombreux jeux qui étaient beaucoup trop en avance sur leur temps.