CHRONIQUE : L’Histoire du Survival Horror

Au moment où Infogrames prépare son revival de la franchise Alone in the Dark, le créateur de la série Frédérick Raynal revient finalement au genre qu’il a aidé à créer avec un Survival Horror original appelé Agartha. En plus des environnements en 3D détaillés et d’impressionnants effets de lampe-torche, Raynal apporte de nouvelles idées pour décontenancer le joueur d’une manière que seul un jeu vidéo peut produire.

Le lien qui unit un joueur à son avatar virtuel est différent de celui qui unit un spectateur à un personnage de film. Le joueur prend les décisions pour son personnage, et c’est un outil puissant. Raynal et son équipe de No Cliché décident de jouer là-dessus en brodant plusieurs scénarios parallèles en fonction des choix moraux faits par le joueur. Il y a un récit central qui raconte une histoire très personnelle, et les intrigues positives et négatives se développent selon les décisions du joueur. Certaines de ces actions sont perturbantes, forçant le joueur à commettre des meurtres ou des trahisons. « Le but était de faire peur au joueur avec ce qu’il doit faire pour atteindre son but avant même qu’il n’ait à le faire, » explique Raynal.

Malheureusement, Agartha ne sortira jamais. Dès les premières difficultés de Sega avec la Dreamcast, ils mettent fin à No Cliché et annulent le développement bien avancé du projet. L’idée d’utiliser la morale comme procédé dans un jeu horrifique n’est pas totalement perdue, cependant. Bioshock fera plus tard de ce type de décision un thème permanent.

Les années suivantes, la frontière entre les jeux d’action et le Survival Horror se trouble graduellement, alors que les jeux horrifiques délaissent la lenteur et les contrôles rigides longtemps associés au genre. L’un des premiers à relever le défi est id Software. Connus de longue date pour leurs jeux d’action à la pointe, ils s’y connaissent en horreur. Même s’il ne rentre pas dans le canon du Survival Horror, le premier Doom et Quake sont des jeux d’action macabres à l’imagerie démoniaque, connus pour faire bondir plus d’un joueur. Quand il est temps de réimaginer Doom pour la prochaine génération, l’horreur prend le dessus et l’action fait de la figuration.

Doom 3 fait un réel effort pour être plus narratif et moins abstrait que ses prédécesseurs des années 90. Encore une fois, les concepteurs reviennent à la technique de Project Firestart de raconter l’histoire à travers des messages laissés par d’autres, mais il y a aussi quelques dialogues et d’autres procédés narratifs en vue subjective rappelant Half-Life. Les environnements reconstituent une station spatiale crédible, différente des niveaux labyrinthiques et sans queue ni tête du Doom original.

Le moteur graphique de pointe se prête parfaitement au changement de rythme. Avec des décors étriqués et clos, le moteur de Doom 3 est capable de réelles prouesses en matière de lumière dynamique. Chaque élément projette une ombre en temps réel et la lumière peut se balancer et clignoter. Par un choix similaire à celui d’Alone in the Dark 4, le joueur bénéficie d’une lampe-torche pour percer l’obscurité, l’obligeant à choisir entre la puissance de feu et une bonne perception de son environnement – à contre-pied de tout ce qu’a pu faire id Software auparavant.

Le passage au Survival Horror laisse certains fans de marbre, mais la plupart des critiques y voient la volonté de faire quelque chose de différent et applaudissent son efficacité. Indépendamment de la controverse, Doom 3 est un énorme succès, dépassant les 3,5 millions d’unités – suffisamment pour inciter les autres à repenser leur approche de l’horreur dans les jeux vidéo.

Tout au long de son développement, Resident Evil 4 incarne ce débat. Au début, Shinji Mikami expérimente l’idée d’un Leon Kennedy infecté et perdant progressivement son humanité, puis celle de s’inspirer de Silent Hill 2 et d’ajouter des visions cauchemardesques et un poursuivant surnaturel. Même avec des prototypes prometteurs et un gros buzz, Mikami réalise que la seule manière de remettre la série sur pied est de tout reprendre depuis le début.

Les zombis qui étaient la marque de fabrique de la série sont évacués, remplacés par des humains infectés qui peuvent courir, parler, et coopérer entre eux. La caméra passe à une vue par-dessus l’épaule, modifiant totalement la dynamique des phases de tir et permettant de viser avec plus de précision. Les intérieurs claustrophobes pour lesquels la série est connue sont échangés avec des zones plus vastes, plus ouvertes, et les ennemis sont plus nombreux en conséquence.

Il est indéniable que Resident Evil 4 marque une avancée majeure pour les jeux de tir à la troisième personne. Ce qui est moins évident, c’est si c’est la bonne direction pour le Survival Horror. A l’époque, Resident Evil 4 fait quasiment l’unanimité, et reste considéré comme l’un des tout meilleurs jeux de sa génération, mais quelque chose s’est perdu en chemin. « En se rapprochant d’un jeu d’action, » explique Frédérick Raynal, « vous donnez le pouvoir au joueur de sorte que, chaque fois qu’il voit un monstre il se dit « Viens, je vais te botter les fesses » plutôt que de s’enfuir. » Resident Evil 4 est parfait pour son époque, mais dans les années qui suivent, beaucoup de jeux de tir à la troisième personne exploitent les mêmes recettes, et Capcom réalise qu’il n’est plus à la tête du peloton. Pour essayer de rester au niveau de jeux comme Gears of War, ils font de Resident Evil 5 un jeu en coopération, et abandonnent ainsi l’élément d’isolement après avoir sacrifié le sentiment de vulnérabilité dans le jeu précédent. Ils sortent leur jeu dans un marché déjà inondé de jeux de tir à la troisième personne, et cette fois les médias se demandent où est passée l’horreur.

Monolith Software a commencé sa carrière avec le FPS horrifique Blood, et alors qu’une nouvelle génération de consoles arrive, ils veulent revenir en force. Peu avant Halloween 2005, ils sortent F.E.A.R., un FPS d’action/horreur qui doit beaucoup aux films d’horreur japonais. S’ensuit rapidement le plus expérimental Condemned : Criminal Origins, un FPS où les pistolets sont remplacés par des armes blanches (NdT : un « first-person bludgeoner ») et qui s’avère l’un des jeux les plus terrifiants jamais créés.

Condemned n’a pas besoin de zombis, ou même de monstres au sens propre. Inspiré par le film Se7en, il offre un aperçu sombre et dérangeant d’un monde de serial killers et de criminels violents, à travers les yeux d’un enquêteur de la brigade criminelle, Ethan Thomas. Au début, il échappe totalement au paranormal, et c’est seulement quand Ethan s’enfonce plus loin dans la démence que le jeu commence à rompre avec le réel.

Les ressources sont limitées dans un Survival Horror, mais Condemned ne comporte pas une seule munition, rendant chaque arme à feu inutilisable une fois qu’elle a servi. A la place, le joueur est forcé de se battre au corps-à-corps. Ce choix du contact rapproché en fait une expérience intense et viscérale à laquelle les armes à feu ne peuvent pas prétendre.

Contrairement à beaucoup de jeux horrifiques, Condemned n’est pas basé sur la fuite, ni sur l’enfermement dans un endroit exigu. C’est une spirale, lente et vertigineuse qui entraîne le joueur dans un monde où la survie implique la sauvagerie, alors qu’Ethan devient ce qu’il est en train de combattre. Ce voyage l’emmène aux travers de lieux familiers en pleine décomposition, comme un magasin, une librairie et un verger. Plus il s’y enfonce, plus ces endroits malsains reflètent le mental d’Ethan.

En tant que titre de lancement de la Xbox 360, Condemned donne le la des Survival Horror de la nouvelle génération, mais il ne faut pas attendre pour que d’autres suivent. Capcom répond avec Dead Rising, une toute nouvelle approche du genre qui crée sa propre identité, bien qu’elle reprenne le thème des zombis déjà usé jusqu’à la corde avec la série Resident Evil.

Tout comme Lost Planet, il fait partie d’une tentative de l’éditeur d’incorporer les tendances du jeu vidéo américain dans leurs concepts, dans l’espoir d’éviter le même déclin que les autres développeurs japonais. Dans le cas de Dead Rising, cela se traduit par une structure ouverte « bac-à-sable », qui met l’accent sur la survie à tout prix et les missions secondaires, plutôt que les énigmes et les éléments d’aventure. Les affrontements autorisent une grande part d’improvisation, puisque tout ce qui bouge peut y devenir une arme pour ainsi dire.

Dead Rising est une approche neuve et unique du genre qu’on ne peut pas confondre avec Resident Evil. Le nouveau hardware permet à Capcom de remplir l’écran de nuées de morts-vivants, et le décor du centre commercial (repris de manière flagrante au film Zombi) est vaste et fait pour l’exploration. Il n’est pas dit que toutes ces idées vont rester, mais Capcom a une suite en chantier (NdT : sortie en octobre 2010).

Si System Shock 2 ouvre la nouvelle ère du Survival Horror, alors son successeur spirituel Bioshock l’élève au rang d’art. Dans tous les médias, l’horreur est souvent considérée (à tort ou à raison) comme artistiquement pauvre, mais l’approche d’Irrational est intellectuelle et provocante, abordant autant la politique et la philosophie que la peur. Imaginé comme le contraire idéologique de La Révolte d’Atlas (NdT : roman de la philosophe et romancière Ayn Rand), le jeu raconte l’histoire de Rapture, une société élitiste ultra-capitaliste réservée aux esprits les plus brillants de la planète, bâtie au fond de l’océan, loin de la médiocrité handicapante des masses. Quand des scientifiques découvrent l’Adam, une ressource limitée qui leur permet de se modifier génétiquement, cette société fondée sur l’avidité implose, et ses habitants perdent peu à peu leur humanité alors qu’ils luttent pour contrôler cette monnaie génétique.

Cela fonctionne non seulement en tant que fable sur l’avidité incontrôlée et les idéaux démesurés, mais aussi en tant qu’univers réellement glaçant. Ce qui rend les habitants de Rapture si effrayants, ce n’est pas tant leur monstruosité que ce qui leur reste d’humanité. Jadis de grands artistes ou scientifiques, ils parlent, rient et pleurent comme des déments, continuant de se raccrocher à leur vie passée. Comme Rapture elle-même, leurs visages de cauchemar rappellent constamment leur beauté et leur idéalisme d’autrefois.

Ceci est accentué par le parcours du protagoniste sans nom de Bioshock. Pour survivre à cet écosystème perverti, il doit emprunter le même chemin que tous les autres, tuant et se modifiant génétiquement pour s’adapter à la vie dans Rapture. Lentement, il réalise qu’il est devenu exactement comme eux, même lorsqu’il lutte pour s’accrocher à ce qui lui reste de sens moral. Bioshock élève l’horreur à un nouveau niveau de réalisme et est accueilli comme l’une des plus grandes réussites artistiques du jeu vidéo.

Doté assurément de la plus grande longévité dans le genre, Alone in the Dark relève une nouvelle fois la tête en 2008 pour un jeu qui épouse l’orientation vers plus d’action, mais qui cherche encore à faire avancer le genre. Second « reboot » consécutif pour la série (même s’il incorpore des éléments scénaristiques de la trilogie originale), la vision d’Eden Games est ambitieuse et expérimentale pour le Survival Horror, s’essayant à une approche théorique de son gameplay, peut-être au détriment de son attrait pour le public.

Les développeurs remarquent que dans les films d’horreur, les passages les plus prenants sont ceux où un personnage galère avec une serrure ou essaie de démarrer une voiture alors qu’un tueur s’approche à toute vitesse. Ils se disent qu’ils pourraient reproduire cela et l’amplifier en forçant les joueurs à effectuer des tâches complexes sous pression. Les monstres ne peuvent être tués qu’avec du feu, et fabriquer des balles enflammées nécessite de constamment imbiber les munitions d’essence à briquet ou d’alcool chaque fois que l’on recharge. Beaucoup d’autres items, comme les cocktails Molotov, doivent être réalisés en combinant plusieurs objets de l’inventaire. Tout cela doit être fait sans interruption du jeu, et même dans le feu de l’action.

Il introduit également la présence rare dans le genre de véhicules. Situé dans le Central Park de New York, il offre aux joueurs un terrain vaste et idéal pour la conduite. Les voitures abandonnées peuvent être pilotées, mais la plupart doivent être démarrées avec les fils – encore une fois, sans mettre le jeu en pause. Ce type de situation peut en effet s’avérer intense, mais d’autres trouveront ça maladroit et frustrant.

Dès le début de cet article, nous avons souligné que le game design d’un bon Survival Horror peut être considéré comme mauvais dans un autre contexte. Les critiques sont très divisées pour dire à quel cas Alone in the Dark correspond. C’est un jeu innovant et ambitieux, avec des idées originales sur l’horreur, mais certaines de ces idées fonctionnent tandis que d’autres non. Un scénario médiocre atténue peut-être l’efficacité des moments de terreur, ne permettant pas à ces mécaniques de prouver leur potentiel.

L’échec commercial et critique d’Alone in the Dark est vécu comme un coup dur pour les puristes du Survival Horror. Depuis Resident Evil 4, l’action/horreur s’est peu à peu approprié le Survival Horror, et il semble que la notion de difficulté élevée et de personnages vulnérables n’est plus compatible avec le tour que prend l’industrie. Heureusement, le studio Redwood Shores d’EA relève le défi avec un vrai Survival Horror qui peut plaire aussi bien aux puristes qu’aux médias.

Dead Space retourne à l’ambiance froide et solitaire de l’espace, trop peu exploitée par le genre. Comme c’est la coutume pour l’horreur, un homme sans entraînement – en l’occurrence l’ingénieur Isaac Clarke – se retrouve abandonné à bord d’un vaisseau minier rempli de cadavres et de puissants aliens. Par bien des aspects, il évoque les débuts du genre avec Project Firestart, ainsi que leur inspiration mutuelle, Alien.

Ce contexte est exploité de bien meilleure manière qu’auparavant. Il reprend les éclairages sombres et glauques de Doom 3, mais y ajoute l’absence glaçante d’atmosphère et de gravité. Les passages sans air font monter la tension, comme elles le faisaient dans Deep Fear (NdT : un Survival Horror sous-marin sur Sega Saturn). Les zones sans gravité créent une ambiance figée et surnaturelle qui complète l’atmosphère à merveille ; c’est à se demander pourquoi ça n’avait pas été plus utilisé.

L’équipe de EA démontre qu’un brillant design de Survival Horror n’est pas incompatible avec des contrôles efficaces et intuitifs. Leurs idées sur l’horreur ne sont pas si différentes de celles des auteurs du récent Alone in the Dark, mais ils comprennent mieux comment créer l’empressement sans frustrer les joueurs. Accomplir des tâches minutieuses sous pression crée de la panique et de la tension, mais plutôt que de forcer les joueurs à farfouiller dans leur inventaire, il les oblige à estropier méthodiquement leurs ennemis. Ce système de « démembrement stratégique » rend les monstres plus puissants et menaçants, et le joueur plus désespéré sans pour autant le détourner de l’action.

Dead Space a une approche innovante du Survival Horror qui réussit là où beaucoup ont échoué. Les bonnes critiques qui accueillent sa sortie sont la preuve que le genre peut toujours fonctionner sans dériver vers le shooter. Malheureusement, les ventes ne sont pas aussi bonnes que ce qu’avait espéré EA, mais cela reste un succès modeste, dépassant le million d’exemplaires en une année (NdT : et Dead Space 2 est sorti début 2011).

Aucune de ces nouvelles approches du Survival Horror n’ont réussi à devenir les standards qu’ont été Resident Evil et Alone in the Dark en leur temps. Beaucoup ont cherché une nouvelle vision du genre, et aucune n’a finalement perduré. Au premier abord, on pourrait y voir un signe funeste, mais cela illustre avant tout à quel point le Survival Horror est un genre unique.

Le Survival Horror n’a pas besoin de modèle, d’un schéma rigide que les concepteurs doivent suivre. C’est une idée, une éthique, et un concept. C’est un jeu qui ne retient pas ses coups, et qui utilise tous les moyens à disposition – graphismes, effets sonores, musique, narration et gameplay – pour manipuler nos émotions et nous terrifier. Il n’a peut-être pas de règles clairement définies, mais cela prouve non seulement la richesse et la profondeur de ce genre, mais aussi la versatilité du jeu vidéo comme médium artistique. Et ça ne peut devenir que plus intéressant désormais…

NdT : L’article original date de l’automne 2009. Plusieurs jeux ont marqué les esprits dans le genre en 2010, notamment Silent Hill: Shattered Memories (Wii, PS2), remake du jeu original qui revient à une approche psychologique et mélancolique, Alan Wake (XBox 360), axé sur une narration très travaillée et où la lumière est la seule arme, et Amnesia (PC), jeu d’aventures lovecraftien en vue subjective particulièrement effrayant… Et il est intéressant de noter que Silent Hill et Amnesia, plus particulièrement, refusent l’action en bloc.

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