L’explosion du Survival Horror
Avec le succès surprise de Resident Evil, une brèche s’est ouverte, et les conventions du genre se consolident. Ce qui était une expérience a désormais un nom et un terreau. Tout le monde veut une part du gâteau, et les mastodontes japonais de l’édition planchent tous sur leur propre version. S’ensuit un véritable raz-de-marée de Survival Horror au Japon, de 1997 jusqu’à la fin de cette génération.
L’un des premiers jeux à bénéficier de l’engouement pour ce genre nouveau n’était en fait pas du tout une tentative de suivre Resident Evil. Clock Tower 2 (simplement Clock Tower aux États-Unis) est la suite 32-bit d’un jeu Super Famicom sorti un an auparavant au Japon, et demeure fidèle au gameplay de l’original. Les deux jeux sont des point & click avec une différence de taille : un rôdeur criminel connu sous le nom de Scissorman (NdT : l’homme aux ciseaux – les jeux puisent leur inspiration dans les films d’horreur de Dario Argento, notamment Phenomena), qui poursuit le joueur tout au long du jeu. Ce petit élément de véritable Survival Horror est suffisant pour permettre à ASCII Entertainment de positionner leur titre afin de profiter de la demande du public d’avoir plus de Resident Evil, et le jeu s’avère un hit.
Capcom n’a pas non plus l’intention de jeter l’éponge, et une suite est en chantier quasiment dès la sortie en rayons du premier. Resident Evil 2 n’est pas une sinécure pour autant. Mikami souhaite aborder une notion classique de l’horreur, « quand l’ordinaire devient étrange, » et ainsi, plutôt que de situer son jeu dans un manoir sordide dans lequel personne n’entrerait, il préfère opter pour un décor urbain, transformé en chaos par l’épidémie du Virus T. Malheureusement, l’idée marche mieux sur le papier qu’en pratique. Frustré par des environnements quelconques et des problèmes scénaristiques qui handicapent le projet, il prend la difficile décision de reporter le jeu et de recommencer presque depuis le début.
Si le jeu s’était planté au final, une telle décision aurait mis fin à la carrière de Mikami comme producteur. Heureusement, le temps de développement supplémentaire bénéficie grandement au projet, et l’atmosphère sombre et sordide fonctionne mieux que le réalisme strict. Le scénario est considérablement retouché, et le passé des personnages réécrit. Sortie en janvier 1998, la version Playstation ne s’en sort pas plus mal malgré le report, dépassant au final les cinq millions d’exemplaires. Le succès de l’original n’était donc pas un coup de chance, et le Survival Horror a de l’avenir. Un troisième Resident Evil débarque l’année suivante.
Entre les deux premiers Resident Evil, un autre jeu marque l’évolution de la génération 32-bit : Final Fantasy VII. Squaresoft est passé d’éditeur confidentiel à l’un des plus gros noms de l’industrie, et ils décident de développer un jeu qui bénéficie des succès de Final Fantasy et Resident Evil combinés.
S’il sortait aujourd’hui, il n’est pas dit que Parasite Eve serait vu comme un Survival Horror. Le gameplay est un mélange particulier de RPG et de Survival Horror, avec des combats aléatoires, mais une atmosphère sombre et des environnements réalistes rendus effrayants par les monstres qui les occupent. Son timing est parfait et il récupère une bonne part de chacun des deux publics, et donne lieu à une suite peu après.
L’âge d’or du Survival Horror arrive à son point culminant en 1999, lorsque Konami propose son incursion tant attendue dans le genre, Silent Hill. Mêlant l’horreur choquante et viscérale de Resident Evil à une atmosphère blafarde, funeste et mystérieuse qui évoque l’œuvre de Stephen King (en particulier The Mist/Brume), il élève le niveau d’écriture à de nouveaux sommets, et crée quelque chose de franchement dérangeant au-delà des vulgaires astuces pour faire peur.
L’histoire emmène davantage le genre vers l’humain, en outre. Si les Survival Horror ont toujours évité les super soldats typiques des jeux d’action, la plupart d’entre eux mettent tout de même en scène un policier, un détective, un militaire, ou un autre personnage envoyé pour une mission périlleuse. Le Harry Mason de Silent Hill est différent ; un monsieur tout-le-monde sans entraînement particulier. Harry découvre que sa fille a disparu après un accident de voiture et erre dans une ville de banlieue apparemment déserte tandis qu’un épais brouillard et des tempêtes de neige sont de la partie. Il découvre bientôt que Silent Hill n’est pas ce qu’elle paraît être au fur et à mesure qu’elle devient horrible et surréelle. L’histoire évite plusieurs clichés du genre, et la crainte de perdre un enfant constitue une motivation idéale pour qu’un homme ordinaire puisse surmonter l’extraordinaire.
Il marque aussi un progrès en termes de présentation. A l’époque, la plupart des jeux du genre continuent d’utiliser des décors pré-calculés comme Resident Evil. Si quelques-uns comme The Note ou Hellnight utilisent des graphismes en temps réel en vue subjective, Silent Hill conserve la vue classique de Resident Evil, mais avec des graphismes en temps réel pour susciter la peur. Des angles de caméra étranges et mouvants confèrent un aspect malsain à l’atmosphère déjà blafarde. Le brouillard oppressant et l’obscurité permettent peut-être de masquer les limitations de la console, mais encore une fois, les règles sont différentes avec le Survival Horror. Ne pas bien voir serait considéré comme une grave erreur de conception dans un autre contexte, mais la peur de l’inconnu est un puissant moyen de terreur.
Silent Hill est la coqueluche de la critique dès sa sortie, car le jeu réussit à surmonter les comparaisons évidentes avec Resident Evil, comme peu ont su le faire. Il est aujourd’hui considéré comme l’une des étapes-clés du genre et l’un des meilleurs jeux de la Playstation. Malgré cela, il n’atteint jamais le succès commercial de la série de Capcom. Néanmoins, il se vend suffisamment pour donner naissance à une saga qui existe toujours à l’heure actuelle, et qui reste considérée comme le rival principal de Resident Evil.
Capcom réplique rapidement avec Dino Crisis. Revenant au contexte de science-fiction futuriste où le genre à fait ses débuts avant de l’oublier aussitôt, Dino Crisis combine les enseignements de Resident Evil avec Jurassic Park. Quand les zombis font des ennemis bien lents et maladroits, les Velociraptors sont des machines à tuer rapides et intelligentes. Comme Silent Hill, le jeu affiche des graphismes en 3D temps réel avec des angles de caméra fixes, mais reprend la plupart des principes de gameplay en les emmenant un peu plus du côté de l’action.
Dino Crisis est un succès et a droit à une suite sur Playstation, mais son moment de gloire touche à sa fin. La génération suivante pose un nouveau challenge au genre relativement nouveau, et pour survivre, il se doit de changer et d’évoluer.
Le Déclin du Survival Horror
Resident Evil est le jeu ideal pour son époque. Il est novateur, excitant et démontre parfaitement les capacités du hardware. Au début, les jeux qui lui succèdent forment un tout cohérent, avec des idées de gameplay, de conception et de contrôle similaires, et certains de ces aspects se sont même répandus en dehors du domaine de l’horreur, comme Time Gate : Knight’s Chase ou Time Commando (NdT : un jeu signé Frédérick Raynal d’ailleurs). Mais au terme de l’ère 32-bit, certaines de ces conventions commencent à disparaître. Aussitôt que Mario 64 montre qu’une caméra dynamique et « intelligente » peut fonctionner avec des contrôles analogiques et absolus (NdT : c’est-à-dire relatifs à l’écran et non au personnage) dans un monde en 3D, le reste de l’industrie en prend note, et bien vite, les choix du contrôle façon tank et des caméras fixes font démodés.
Cela porte un sérieux coup au Survival Horror une fois que la nouvelle génération de consoles émerge, mais en absence de nouvelle alternative, le Survival Horror se complaît dans son archaïsme. On peut tout à fait objecter que ces conventions fonctionnent au sein du genre, et que les angles de caméra étranges et les contrôles rigides contribuent parfaitement à susciter la peur, mais cette école théorique mène une bataille bien difficile qu’elle finira par perdre.
Resident Evil se poursuit sur la nouvelle génération avec Code Veronica pour la Sega Dreamcast. Il parvient à combiner un impressionnant style cinématographique avec des graphismes en temps réel détaillés et sans doute plus efficaces que les versions pré-calculées qui l’ont précédé. Le scénario plus complexe et profond, et un réalisme plus poussé aident à faire passer le gemaplay vieillissant, et le jeu est accueilli chaleureusement par la critique et les fans. Les ventes sont faibles comparées à ses prédécesseurs, mais élevées en comparaison avec les autres jeux de cette console en difficulté. Même si d’autres Survival Horror sur Dreamcast comme Carrier, D2 et Illbleed n’ont pas cette chance, l’avenir semble encore brillant.
Quand la Playstation 2 arrive, Capcom a hâte de voir si cette nouvelle technologie peut également profiter à un jeu basé sur des décors pré-calculés. Ils font migrer Onimusha, leur dernier jeu basé sur le moteur de Resident Evil, sur Playstation 2 et montrent ainsi que des éclairages complexes et un plus grand nombre de polygones peuvent offrir un rendu plus cohérent. Le jeu lui-même, en revanche, se détourne du Survival Horror, penchant plutôt vers l’action/aventure.
Cette idée attire l’attention rapidement avec le revival tant attendu d’un ténor du genre. Alone in the Dark: The New Nightmare reprend la série depuis le début, la situe à notre époque, et met en scène un Edward Carnby plus jeune et aux cheveux longs. Le jeu repompe les idées de gameplay de Resident Evil sans vergogne, étant donné que Resident Evil avait largement dépouillé la série, et atténue l’influence de Lovecraft tout en conservant les démons extra-dimensionnels. Bien qu’il sorte aussi sur la première Playstation (parmi d’autres supports), il comporte d’incroyables effets de lumière, et l’utilisation d’une lampe-torche en inspirera plus d’un. Malgré cela, The New Nightmare ne parvient pas à remettre en selle la série.
Fatal Frame, d’un autre côté, donne un coup pied dans la fourmilière, celui dont le genre stagnant a bien besoin. Empruntant son atmosphère à la mode naissante des films d’horreur japonais, il délaisse les zombis et les monstres pour les apparitions irréelles de fantômes. Revenant à Clock Tower, il place le joueur dans le rôle d’une jeune fille vulnérable, et ne l’arme que d’un appareil photo qui peut capturer les esprits. Même si le gameplay reste globalement classique, l’ambiance glaçante de film d’horreur japonais relève du jamais-vu pour le public. Lorsque The Ring sort aux États-Unis plus tard cette année-là, cela ne génère que plus d’intérêt pour Fatal Frame et ses suites.
Silent Hill 2 marque aussi un court renouveau pour les jeux horrifiques. L’imagerie sale et granuleuse est l’une des plus efficaces à ce jour dans un Survival Horror, et Konami parvient à le sortir un mois avant Halloween 2002. Bien qu’il conserve la plupart des conventions de son prédécesseur, il offre des environnements plus grands et plus complexes, et met en place un « poursuivant » dans le même esprit que Clock Tower et Resident Evil 3. A ce jour, Pyramid Head est considéré comme l’un des ennemis les plus terrifiants du jeu vidéo.
Le chant du cygne de l’ère du Survival Horror classique vient peut-être de là où on l’attend le moins : Nintendo. Le studio qu’ils viennent d’acquérir, Silicon Knights, veut réaliser un vrai jeu horrifique pour attirer un public plus mûr qui a toujours échappé au constructeur à l’image enfantine. Combinant des éléments de Resident Evil, Alone in the Dark, et de nouveaux concepts sur l’horreur psychologique, Eternal Darkness effraie de manière tantôt traditionnelle, tantôt plus novatrice.
Son apport le plus mémorable demeure la « barre de santé mentale ». Lorsque cette jauge se vide, le jeu provoque des hallucinations chez le joueur de manière aléatoire. Cela va de flashes d’images dérangeantes aux astuces de perspective à la M.C. Escher, en passant par des changements de niveau sonore et d’image pour donner l’impression au joueur qu’il devient vraiment fou. Ça peut paraître un peu gadget, mais ça fonctionne et le jeu demeure un classique pour les fans d’horreur.
Hélas, arrivé en 2003, le genre commence à s’essouffler de manière voyante. Les ventes de Resident Evil Zero sont décevantes à sa sortie fin 2002, et ses notes parmi les plus basses de la série. La plupart des critiques pointent du doigt les contrôles, la caméra, et la plupart des conventions propres à la franchise. Dino Crisis 3 sort peu après avec une presse et des ventes encore plus mauvaises. Les jours semblent comptés pour le Survival Horror.
A la recherche d’une nouvelle voie
Le Survival Horror n’a jamais reposé sur des choix spécifiques de gameplay. Il y a des jeux qui n’appartiennent pas au genre mais se jouent de la même manière, et des jeux du genre qui se jouent complètement différemment. Malgré cela, le Survival Horror s’est terré dans une impasse, et n’est plus que l’ombre de lui-même en 2003. Il faut moderniser la manière dont on joue à ses jeux tout en conservant la philosophie qui les rend avant tout effrayants.
L’un des premiers jeux et l’un des plus importants à faire table rase, arrive avant même que le genre ne connaisse sa crise. En fait, System Shock 2 n’est même pas du tout considéré comme un Survival Horror à sa sortie. Ce brillant hybride réussit à totalement éviter le type de gameplay déjà vu dans tellement de jeux Playstation, tout en abordant les mêmes principes qui les rendent si flippants.
System Shock 2 est à la base un jeu difficile à étiqueter. Il ressemble à un FPS et se joue comme tel, mais son protagoniste évolue et peut être personnalisé comme dans un RPG dont il reprend le complexe système d’inventaire. Derrière tous ces éléments transpire constamment une touche d’horreur et de tragédie. Comme beaucoup de jeux avant lui, les récits de catastrophes et de décès sont dévoilés via des comptes-rendus et des journaux laissés par leurs victimes.
L’équipe d’Irrational Games ne s’inspire pas de Resident Evil ou Alone in the Dark, mais quand ils s’attellent au même défi de réaliser un jeu vraiment effrayant, ils parviennent aux mêmes conclusions. Ils identifient deux éléments principaux, l’isolement et la vulnérabilité, comme les concepts-clés de leur histoire et de leur gameplay pour susciter la peur. Coincé dans une station spatiale et entouré de cadavres, le joueur se trouve irrémédiablement seul, et avec peu de ressources et de moyens, la mort n’est jamais loin. Une utilisation immersive et parfois trompeuse du son et de la lumière contribue à amplifier la sensation de terreur grâce à une solide réalisation graphique et sonore.
System Shock 2 ne rencontre qu’un succès modéré et ne fait pas vraiment d’émules à l’époque. Le Survival Horror n’a pas encore besoin d’évoluer, et les sociétés font suffisamment d’argent avec des clones de Resident Evil. Alors que le temps passe, les ventes des jeux horrifiques diminuent, et les joueurs ne réagissent plus aux mêmes astuces. C’est alors que les jeux les plus originaux ont une chance de donner une nouvelle direction au genre.