CHRONIQUE : SEGA a-t-il bien créé Periscope, ou est-ce Namco ?

SEGA Periscope

En attendant la prochaine traduction de sseb22 après celle consacrée à Wild Gunman ’74 l’été dernier, je vous propose à mon tour de nous replonger dans les vieux jeux d’arcade, à l’époque où les bornes étaient encore électromécaniques… Car c’est durant cette période hélas bien mal documentée que sont apparus plusieurs géants du jeu vidéo qui comptent encore aujourd’hui, en l’occurrence SEGA et Namco. Ceux qui connaissent un minimum l’industrie japonaise savent que, surtout à ses débuts, avant les phénomènes Space Invaders (1978) et Pac-Man (1980), elle s’est largement construite sur la copie de succès américains, comme dans d’autres domaines de l’industrie d’ailleurs. Mais même par la suite, elle n’a pas lésiné sur les « hommages » et s’est montrée en outre très secrète, faisant souvent appel à des sous-traitants pour programmer les jeux ou fabriquer les meubles, si bien que beaucoup de classiques sont encore auréolés de mystère… Et Periscope est de ceux-là. Pour la majorité des joueurs y compris moi-même avant d’avoir lu ce dossier, il s’agit d’une des premières bornes électromécaniques de SEGA – elle est d’ailleurs évoquée dans l’historique de la société en préambule de notre chronique sur la Mega Drive. Sauf que Namco a sorti à l’époque une machine du même nom, et peut-être même deux sociétés britanniques… Alors qui a créé Periscope ? Voici quelques éléments de réponse…


Qui a créé Periscope ? (Namco contre SEGA)

Par Ethan Johnson, publié sur Gaming Alexandria le 3 février 2019

Periscope (ペリスコープ) est un jeu électromécanique diffusé durant la seconde moitié des années 1960 sur plusieurs marchés internationaux. Le but du joueur y est d’aligner son viseur, ayant l’apparence d’un périscope de sous-marin, avec des navires à éliminer de l’autre côté de la mer de plexiglas. Lorsque l’on appuie sur un bouton du dispositif, cela envoie un obus représenté par un point lumineux traversant la zone de jeu de part en part. Quand ce dernier touche l’eau ou un bateau, un bruit d’explosion retentit, et dans le second cas s’y ajoute un effet visuel d’explosion au loin pour indiquer que la cible est coulée.

Ce jeu était révolutionnaire à plus d’un titre, à la fois en matière de présentation mais aussi parce qu’il a contribué à standardiser la partie à vingt-cinq cents aux États-Unis, mais il nous reste encore à élucider le mystère entourant l’identité de celui qui peut se prévaloir d’avoir créé le jeu.

Les deux principaux candidats à sa conception sont les sociétés japonaises du divertissement SEGA Enterprises Ltd. et Nakamura Seisakusho Co Ltd. (connue plus tard sous le nom de Namco). Les deux entreprises le listent en effet dans la chronologie de leurs productions, SEGA indiquant que Periscope est sorti en 1966 tandis que Namco annonce 1965. Aucune des deux compagnies n’ayant à ce jour reconnu officiellement la revendication de sa rivale, nous nous retrouvons avec deux versions contradictoires et très peu accréditées de la chronologie des faits et de la paternité du jeu.

Dans cet article, nous allons ainsi examiner les différentes déclarations et sources qui soutiennent chaque version de l’histoire. Aucune preuve irréfutable n’a encore été trouvée pour attribuer définitivement la paternité à l’une ou l’autre société. Bien que SEGA soit actuellement recensé dans les livres d’histoire avec sa propre version, il est important de mentionner chaque indice disponible afin de tirer des conclusions plus légitimes.

Nakamura Seisakusho Co. Ltd. (中村雅哉)

Deux photos en noir et blanc des attractions de Nakamura Seisakusho en 1963
Photos des attractions de Nakamura Seisakusho en 1963

Nakamura Seisakusho (traduit en Manufacture Nakamura), fondée par Masaya Nakamura, a débuté en 1955 en organisant des animations sur les toits [des grands magasins]. La formation d’ingénieur de son créateur leur a permis de créer leurs propres espaces de divertissement dès 1963, avec une attraction baptisée Roadway Ride pour un magasin Mitsukoshi. Étant passée à la conception d’attractions personnalisées pour plusieurs autres toits d’établissements Mitsukoshi, Nakamura Seisakusho décida de devenir un fabricant à grande échelle dans le divertissement, débutant par des manèges pour tout petits sous diverses licences comme Walt Disney (Baba 1993, pages 150-151 ; Smith). D’après la liste chronologique de jeux (NdT : le lien n’existe plus hélas) de Namco, ils ont commencé à fabriquer ces premières machines en 1965.

Photo de la borne Nakamura Seisakusho Periscope dans le magazine Cash Box, vers 1967
Photo de Nakamura Seisakusho Periscope dans Cash Box, en 1967

1965 serait aussi l’année durant laquelle la version Nakamura de Periscope aurait été fabriquée. Mais aucune preuve de cette époque n’a encore été trouvée pour accréditer cette date de sortie. Les publications commerciales sur les jeux d’arcade étaient sans doute  peu répandues à l’époque au Japon – s’il y en avait. La plus proche des années 1960 connue à ce jour est Yumio Machine Directory (« le répertoire Yumio des machines », NdT) de 1969 (qui liste les deux versions de Periscope, mais ne donne aucune indication quant à leurs années de sortie respectives).

La seule source à peu près contemporaine disponible en anglais est une photo et un petit article dans le numéro du 15 avril 1967 de Cash Box, qui constitue la première apparition en anglais connue de la version de Nakamura. La machine est désignée comme le modèle NP-3D et Masaya Nakamura affirme qu’il accordera une attention particulière à ceux qui souhaiteraient importer le jeu partout ailleurs dans le monde. Cela confirme au moins qu’une version de Periscope légèrement différente sur le plan cosmétique de celle de SEGA existait à l’époque. Cela suggère aussi fortement qu’aucune initiative d’exporter la machine en dehors du Japon n’avait alors eu lieu.

Après cette mention, on trouve dans le numéro de janvier 1977 de Play Meter une interview de Masaya Nakamura menée par le rédacteur en chef Ralph Lally. Voici la transcription du passage concernant Periscope :

Play Meter :  Quelle a été la première machine de jeu que vous avez fabriquée ?

Nakamura :  C’était un jeu de sous-marin, baptisé Periscope, jouable à trois avec trois périscopes placés en parallèle.

PM :  Et quel a été le suivant ?

N :  Ensuite nous avons créé un jeu de tank basé sur une grande bataille de chars entre les forces alliées et les Allemands durant la Seconde Guerre mondiale.

PM :  Quand vous avez commencé à les fabriquer, est-ce que vous avez vendu ces jeux à vos concurrents, aux sociétés à qui vous les avez distribuées ?

N :  Oui.

PM :  Le jeu de sous-marin que vous avez mentionné évoque Seawolf (1976, NdT), mais c’était pourtant il y a dix ans ; est-ce que serait le tout premier jeu de sous-marin ?

N :  Je ne crois pas, mais ce fut le premier jeu de sous-marin célèbre au Japon.  Je pense qu’il y a eu des titres similaires auparavant.  C’était toutefois le premier jeu de périscope célèbre. (Lally 1977)

L’historien du jeu vidéo Alex Smith auteur de They Create Worlds estime qu’être décrit comme le premier jeu de sous-marin « célèbre » fait référence au succès mondial du Periscope de SEGA, qui ne semble pas provenir directement de Namco. Comme déjà évoqué, aucun début de preuve d’un contrat liant Namco et SEGA autour de ce jeu n’a encore fait surface au-delà de la simple spéculation. Alex précise cependant que des membres de Kasco, un autre fabricant japonais de jeux d’arcade, ont affirmé lors d’un entretien rétrospectif (disponible en anglais sur le site Shmuplations) que SEGA constituait un intermédiaire majeur pour sortir les jeux à l’international. Kasco ne semble pas être passé par eux pour exporter leurs productions, mais ils n’en ont pas sorti beaucoup aux États-Unis de toute façon.

Flyer de la borne Nakamura Seisakusho Periscope portant le logo de la société
Flyer de Nakamura Seisakusho Periscope portant le logo de la société

L’indice suivant est un flyer qui peut être vu sur le blog Namconian et dans une version agrandie sur YouTube (NdT : le lien n’existe plus hélas). Le logo au bas du flyer, écrit en kanjis, signifie « Nakamura Seiaskusho Co. Ltd. » et figure aux côtés de leur mascotte de cheval de l’époque. L’affiche ne comporte toutefois aucune trace de date. La vidéo YouTube précise elle que dans le guide stratégique de Time Crisis 2, une chronologie des jeux de tir de Namco indique que Periscope est un jeu de 1965.

Plusieurs photos du Periscope de Namco ont refait surface au cours des années. La première à s’être largement répandue est apparue à l’origine dans le Yumio Machine Directory de 1969, puis a été réimprimée dans le livre promotionnel Namco Museum 1955 to 1982 (merci à @onionsoftware) de 1982, qui contient une photo en noir et blanc tirée du flyer de la machine de face, affublée de l’année 1965. Une photo en couleurs apparaît dans le livret suivant, Namco Museum 1955 to 1984: All the Namco Goods en 1984, mais cette fois avec la période plus ambiguë de 1965-1966. L’image figure dans le livre sans arrière-plan, qui a en revanche été conservé dans le livre sur l’histoire de l’arcade それは「ポン」から始まった-アーケードTVゲームの成り立ち (Au début, il y avait Pong) signé Masumi Akagi.

Photo de Masaya Nakamura à coté d'un inconnu devant la borne Periscope en 1965
Photo de Masaya Nakamura à coté d’un inconnu devant la borne Periscope en 1965

Une troisième photo apparaît dans le livre ギャラクシアン創世記 -澤野和則 (La Genèse de Galaxian – Kazunori Sawano) de Zeku (alias @Area51_zek sur Twitter). Elle montre Masaya Nakamura se tenant aux côtés d’un inconnu en face de la borne Periscope, et est datée de 1965. La source de cette photo est pour le moment inconnue.

Photo de la borne Nakamura Periscope réimprimée dans le livre d'Akagi en 2015
Photo de Nakamura Periscope réimprimée dans le livre d’Akagi en 2015

Dans un échange sur Twitter entre @onionsoftware et @area51_zek à propos de la deuxième photo, le second donne quelques informations sur cette machine, venant sans doute de ses recherches sur Namco pour le livre sur la genèse de Galaxian. Il explique que le produit était à l’origine connu en tant que 魚雷発射機, ce qui signifie « lanceur de torpilles » avant d’être appelé par la suite Periscope. Ceci est étayé par une photo du jeu reproduite dans [le livre d’]Akagi (2015, page 51) avec le même nom. Cependant, Zeku pointe une contradiction que suscite le livre. Au sujet du Periscope de Nakamura, l’auteur semble vouloir dire que son design a été modifié par rapport à celui de SEGA (décrit dans un chapitre précédent), et pourtant il liste le jeu de Nakamura à 1965 et celui de SEGA à 1966 (Akagi 2015, pages 43, 50).

Ces éléments de preuve ont mené Alex Smith à supposer que Periscope provient peut-être d’une attraction installée sur un toit à la manière du Roadway Ride de Nakamura Seisakusho. La société venait juste de se lancer dans la production en 1965 et n’a pas eu d’usine de fabrication à grande échelle à Tokyo avant février 1966 (Akagi 2015, page 50). Il serait cohérent que Nakamura ait créé le modèle initial en 1965 pour un lieu spécifique et qu’il n’ait pas pu le produire en quantité avant 1966 ou 1967, période à laquelle Cash Box l’a remarqué en premier.

Periscope est aussi mentionné en lien avec Masaya Nakamura dans le septième numéro du magazine de jeu baptisé AM Life en 1983, mais sans plus de détails.  Le site JAMMA (qui semble hélas fermé, NdT) affiche également la seconde image de Namco Museum avec la mention d’une sortie en 1965 tandis que la version de SEGA serait de 1966.

Voilà l’étendue actuelle de la documentation connue concernant Nakamura Seisakusho Co. Ltd. et Periscope. Le fait que le Periscope de Nakamura soit si peu mentionné pourrait autant à voir avec la taille de l’entreprise à l’époque qu’à son rapport au modèle de SEGA. Il est tout à fait logique de conclure que lorsque Masaya Nakamura considère Periscope comme le premier jeu de sous-marin japonais « célèbre », il ne faisait pas allusion à la borne initiale que sa société a créée. Cependant, il ne faudrait pas sous-estimer l’hypothèse que SEGA soit à l’origine du concept, d’autant que leur version des faits est mieux documentée, même si beaucoup d’éléments sont en contradiction…

Sega Enterprises Ltd. ( セガ・エンタープライゼス)

Le bâtiment Sega Enterprises Ltd. en 1965
Le bâtiment Sega Enterprises Ltd. en 1965

SEGA était une entreprise pleinement constituée en juillet 1965 suite à la fusion des sociétés Nihon Goraku Bussan et Rosen Enterprises Ltd, devenant rapidement (et demeurant) la plus grosse compagnie de jeu d’arcade du Japon. [Mais] à l’époque, aucune des deux entités réunies n’était un véritable fabricant de matériel de divertissement. La partie Nihon Goraku Bussan faisait des juke-boxes (comme le fameux SEGA 1000), des machines à sous, et a sans doute fait au moins un jeu auparavant mais les deux ont principalement importé des machines (surtout des jeux de tir sur cible) des États-Unis (Smith).

Sous l’impulsion de David Rosen, le nouveau président de SEGA, la société décide d’un nouveau cap, devenir un acteur majeur de la fabrication de jeux (tout en restant important dans le domaine des juke-boxes) (Smith). Ils avaient une usine et ont commencé à constituer des équipes techniques et de R&D à cette époque. Une source (Oshita 1992, page 104) affirme que le tout premier jeu issu de la R&D a été Basketball, mais ils se sont vite tournés vers des jeux électromécaniques plus sophistiqués.

La première mention du Periscope de SEGA découle d’un salon professionnel basé à Londres et baptisé ATE, qui a ouvert ses portes le 28 novembre 1966. Il est important de remarquer que Cash Box le décrit comme « la version SEGA du jeu de périscope Torpedo Shoot ». « Torpedo Shoot » est en fait un jeu différent que nous aborderons dans la troisième partie de cet article, et nous reviendrons également sur l’affirmation selon laquelle ce serait la [nouvelle] version d’un jeu déjà existant.

Article du magazine Coin Slot du 24 juin 1967 montrant le modèle trois joueurs du Periscope de SEGA en Europe
Article de Coin Slot du 24 juin 1967 montrant le modèle trois joueurs du Periscope de SEGA en Europe

La première photo connue du Periscope de SEGA apparaît dans le numéro du 24 juin 1967 de la publication européenne dédiée à l’arcade Coin Slot. L’article parle d’un jeu installé dans une salle d’arcade belge (une partie de l’information a été reprise de manière plus lisible dans le numéro du 27 juillet 1968 de Cash Box). Freddy Bailey, excellent historien de l’arcade en Europe qui a fourni cette information, affirme que Marty Bromley de Sega Enterprises Ltd.  était associé de cette salle particulière, et que son propriétaire Hank Grant lui a dit que la borne avait été installée pour la première fois en avril 1967.

Par la suite, la machine de SEGA a été montrée au salon de l’équipement hôtelier de Paris le 12 octobre 1967 sur le stand du distributeur Socodimex. Ce serait la dernière fois que l’on verrait ce modèle dans une publication en anglais jusqu’à ce que la machine soit importée aux États-Unis.

L’annonce du lancement du Periscope de SEGA dans le numéro du 23 mars 1968 de Cash Box est truffé d’infos intéressantes sur ce jeu en particulier et sur la société en général. Ce qui devient clair à travers cet article est que Periscope est systématiquement présenté comme un jeu d’un certain âge. Cash Box le qualifie de « classique de l’industrie » et David Rosen déclare que la version originale « a été installée pour la première fois il y a plusieurs années ». Pour le marché américain, son design a été modifié en modèle doté d’un seul poste de contrôle, sans doute pour diminuer le coût d’exportation (SEGA n’avait pas encore d’unité de fabrication américaine à l’époque).

Article du magazine Cash Box du 23 mars 1968 présentant le nouveau design du Periscope de SEGA
Article de Cash Box du 23 mars 1968 présentant le nouveau design du Periscope de SEGA

Donc tout cela confirme que le Periscope de SEGA existait clairement en 1966 et qu’il a fait son arrivée sur le marché américain en mars 1968 dans une version pour un joueur. Puisque presque toutes les dates fiables du jeu évoquent une sortie initiale en 1966, il n’est pas nécessaire de revenir dessus avec d’autres déclarations, comme pour Namco. En revanche, nous allons nous pencher sur les circonstances derrière la création du jeu, qui est racontée presque chaque fois différemment dans toutes les sources japonaises.

La version la plus ancienne de cette histoire provient d’Oshita (1992). L’auteur affirme que les premières créations de SEGA étaient largement inspirées par des jeux américains, y compris Basketball, et que Periscope devait être le fruit d’une décision de l’entreprise de concevoir du contenu original. Le meneur de cette initiative, et du projet, était un ingénieur appelé Ochi Shikanosuke (dont le nom figure sur bon nombre de brevets très importants de SEGA). Le travail fut achevé au printemps 1966, mais il n’est pas clair si le jeu est sorti au Japon (Oshita 1992, page 104).

Le livre poursuit en décrivant la présentation du jeu au salon « ATA » (sans doute le « ATE » de 1966) à Londres, où les distributeurs réunis ont commencé à y jouer avec beaucoup d’enthousiasme tandis qu’Ochi le réparait (étant sur place en cas de problème). Toutes les personnes présentes étaient très impressionnées par le spectacle visuel et sonore à l’œuvre, qui était rare voire inédit dans le monde de l’arcade à l’époque (Oshita 1992, pages 104-106).

Photo promotionnelle du Periscope de SEGA en 1968
Publicité du Periscope de SEGA en 1968

La mention suivante provient d’Akagi (1993), où est abordée la popularité des sous-marins dans les médias comme contexte derrière la décision de créer le jeu. En particulier la série de mangas Submarine 707 dont la publication a débuté en 1963 (même si l’auteur mentionne aussi à tort À la poursuite d’Octobre Rouge et Silent Service comme fortement probables, alors que ces films de sous-marins sont bien plus tardifs) (Akagi 1993, pages 35-36). (NdT : avant d’être un film, le premier est un livre de 1984, mais surtout le second est aussi le nom d’une série télévisée américaine de 1957, même si l’on peut légitimement se demander si des Japonais ont pu la voir)

Au final, l’histoire qui s’est répandue dans le monde anglo-saxon apparaît chez Akagi (2015). D’après ce récit, David Rosen aurait lui-même dessiné la borne Periscope dans les grandes lignes et elle aurait été construite en 1966 (Akagi 2015, page 43). Plus tard dans le livre, il est mentionné qu’Ochi Shikanosuke a été à la tête de l’équipe de développement de SEGA à partir de Periscope (Akagi 2015, page 143). Comme mentionné dans la section précédente, il est affirmé qu’il n’a aucun rapport avec le Periscope de Nakamura, « différent » étant le mot traduit employé.

Évoquons à présent les différences de conception entre les deux versions. La vidéo ci-dessus contient la seule trace filmée de la version solo du Periscope de SEGA en action (à 20″, NdT), et elle est très brève. On ne connaît qu’une seule borne du jeu qui aurait survécu, et on n’en a pas entendu parler depuis une dizaine d’années. SEGA a lui-même inclus une simulation du modèle solo dans SEGA AGES 2500 Series Vol. 26: Dynamite Deka sur PlayStation 2, à laquelle on pouvait jouer pour gagner des vies (NdT : il s’agit d’une réédition du beat ’em up Die Hard Arcade). Un visuel plus clair de la version à trois joueurs peut aussi être consultée en détail dans une brochure partagée par Sega Retro. Les photos du modèle de Nakamura ne sont malheureusement pas aussi nettes, mais nous donnent un aperçu suffisant pour évoquer certaines différences cosmétiques.

Comparaison de Nakamura Periscope dans Namco Museum 1955-1984 et du Periscope de SEGA dans une brochure en anglais
Comparaison de Nakamura Periscope dans Namco Museum 1955-1984 et du Periscope de SEGA dans une brochure en anglais

On peut supposer que sur le plan fonctionnel, si ce n’est mécanique, les deux versions de Periscope sont identiques. Toutes les indices suggèrent un gameplay similaire, voire tout le reste aussi, entre les deux. La différence la plus notable que l’on peut voir sur la façade du modèle Nakamura (mais pas tellement sur celui de SEGA) sont les rivets apparents juste au-dessus du viseur. Juste en-dessous du périscope lui-même, les panneaux frontaux sont assez différents, mais arborent la même forme. Les vitres arrières sont clairement différentes, même si les deux montrent des avions et des navires de guerre en feu sur l’océan. La version SEGA est dotée de rectangles blancs aux extrémités de la façade (qui sont probablement des instructions) tandis que la Nakamura les place entre chaque périscope. Il y a enfin le fronton, où le logo de SEGA occupe les deux côtés alors que celui de Nakamura est limité au droit. La typographique employée par les deux est étrangement similaire, mais la version SEGA présente des serifs plus carrés – comme du pixelart avant l’heure !

Ces versions sont-elles donc si sensiblement « différentes » l’une de l’autre ? Il est probable qu’Akagi (2015) ait cherché à justifier en hâte une contradiction qui n’était pas au cœur de ses recherches, car aucune de ses sources au dos du livre ne semble indiquer qu’il connaissait bien la version des faits côté Nakamura. Onionsoftware a correspondu avec Masumi Akagi sur le sujet, et il a dit qu’il n’était pas certain des origines du jeu, estimant qu’il aurait pu être inspiré d’un titre américain.

Donc avant de clore le débat sur les mérites de chacune des deux sociétés japonaises, il y a en réalité une troisième version de cette histoire. Nous allons également dissiper quelques malentendus sur des jeux similaires mais sans rapport.

Mayfield Electronics Ltd. et Nixsales Ltd. ?

On sait peu de choses sur chacune de ces deux entreprises, comme les informations disponibles à leurs sujets en dehors de l’Europe sont très limitées. Basé dans le Lancashire en Angleterre, Mayfield Electronics Ltd. (aussi affilié avec une compagnie appelée Mayfield Automatics) fabriquait une grande variété de matériel doté d’un monnayeur comme des machines à sous, des spectacles d’automates et des courses de voitures télécommandées à quarante joueurs. La société hérite de sa première mention dans le Cash Box d’août 1964 et ferme ses portes en 1972. Nixsales Ltd. (aussi connue en tant que Nixson) était dans le Sussex en Angleterre et aurait fabriqué une machine pousse-pièce aux alentours de 1967.

Article de The World’s Fair du 1er janvier 1966 avec la borne du jeu Torpedo Shoot de Mayfield
Article de The World’s Fair du 1er janvier 1966 avec le jeu Torpedo Shoot de Mayfield

Vers 1965, Mayfield présente un jeu appelé « Torpedo Shoot » sur le marché britannique. Ce jeu était différent des Periscope de Nakamura et SEGA, même si certaines de ses caractéristiques dont les effets sonores étaient proches. En revanche, c’était un jeu de tir sur cibles encloisonné du genre de ceux, très populaires dans les années 1960, dans lesquels les joueurs tiraient des missiles dans le noir. C’était probablement une évolution d’une borne de tir des années 1940 de Bally appelée Undersea Raider, parfois mentionnée par les publications au sujet de Periscope, et qui présente un gameplay de tir sur cible similaire dans les grandes lignes. Taito, via leur label Crown, avait également ce type de jeu et l’avait appelé Periscope, mais tous ces jeux n’ont (a priori) aucun rapport avec le Periscope dont nous parlons.

Mayfield Electronics a potentiellement été en contact avec SEGA, comme ce dernier était sur le marché britannique des machines à sous dans les années 1960 avant de le quitter définitivement. Un de leurs brevets de 1994 fait d’ailleurs référence à un autre de Mayfield (mais il n’est pas en rapport avec Periscope). Cependant, le 16 décembre 1966, Mayfield Electronics a déposé un brevet (avec une revendication de priorité à la même date) pour « un dispositif de jeu d’intérieur nouveau ou amélioré » via l’inventeur Edward Oswald Carter. À la vue des schémas du brevet, il est tout à fait évident que la machine est extrêmement proche de Periscope, mais dans une version pour deux joueurs plutôt que trois ou un seul.

Schéma du brevet "A New or improved Indoor Game Apparatus" déposé par Mayfield en 1966
Schéma du brevet « A New or improved Indoor Game Apparatus » de Mayfield en 1966

SEGA ainsi que les deux sociétés britanniques sont mentionnées dans le numéro du 11 février 1967 de Cash Box au sujet du salon Northern Amusement Equipment and Coin Operated Machine Exhbition qui doit ouvrir ses portes le 27 de ce mois à Blackpool. Les comparant ouvertement à la machine de SEGA (qu’ils appellent toujours « Torpedo Shoot » cependant), Mayfield Electronics et Nixsales sont tous deux censés présenter leurs nouveaux modèles sur le salon, ce qui coïncide bien avec la date du brevet de Mayfield.

Publicité dans le magazine Coin Slot du 4 mars 1967 avec les Action Stations de Nixsales
Publicité dans le Coin Slot du 4 mars 1967 avec les Action Stations de Nixsales

La première apparition en images de ces modèles pour deux joueurs provient de Nixsales Ltd., le 4 mars 1967 dans la publication britannique dédiée à l’arcade Coin Slot, où ils sont baptisés « Action Stations ». Une analyse de la publicité suggère une version possiblement moins chère du jeu Periscope, clairement trop large pour un jeu de tir traditionnel façon Undersea Raider, mais pas assez profonde pour offrir le même effet de perspective que le vrai Periscope.

La version de Mayfield Electronics, baptisée Submarine Patrol, apparaît dans le numéro du 11 novembre 1967 de Coin Slot dans lequel il est expliqué qu’elle a été présentée par le directeur général de Mayfield, « E. Carter » (le Edward Oswald Carter qui l’a inventée, vraisemblablement).

Article du magazine Coin Slot du 11 novembre 1967 sur Mayfield Electronics
Article du Coin Slot du 11 novembre 1967 sur Mayfield Electronics

Donc qu’est-ce que tout cela nous dit ? Eh bien, l’élément le plus intéressant de toute cette affaire est que Mayfield a breveté un clone de Periscope dans une version réduite, et l’a fait quelques semaines seulement après le salon ATESEGA a montré pour la première fois Periscope en Europe. Pour autant que l’on sache, ni SEGA ni Nakamura n’ont breveté quoi que ce soit en lien avec Periscope, ni laissé de document concernant son développement semble-t-il.

Bien que la conclusion évidente à en tirer serait que Mayfield Electronics a volé et breveté le travail de SEGA après l’avoir vu au salon ATE, il est quand même possible que Mayfield ait été à l’origine du concept mais ait été aigri [suite à l’échec d’]un partenariat avec SEGA. Après tout, puisque Nakamura Seisakusho n’a jamais été mentionné en lien avec SEGA, Mayfield pourrait tout à fait avoir été dans la même situation. C’est toutefois peu probable. L’industrie japonaise était très isolée du reste du monde et une collaboration efficace entre les deux entreprises aurait été difficile sur le plan logistique. De plus, SEGA a prouvé rapidement pouvoir faire mieux que Periscope sur le plan technologique, alors que Mayfield a sombré dans l’oubli.

Conclusion

SEGA Periscope

Que peut-on dire de la paternité de Periscope dans ce cas ? Ce jeu jouit d’une aura de légende dans l’industrie de l’arcade à travers le monde. Déterminer son auteur permettrait d’améliorer notre compréhension des sociétés impliquées et comment il a pu atteindre un tel statut. Ne pas avoir cette information nous a donné des pistes pour mieux cerner l’industrie de l’arcade de la fin des années 1960, mais a soulevé encore plus de questions alors que nous spéculions sur les origines de cette machine.

La théorie d’Alex Smith est que la borne proviendrait de Nakamura Seisakusho, qu’elle aurait été copiée par SEGA sans autorisation et que les fabricants anglais auraient pompé SEGA à leur tour. Son raisonnement derrière cette suite d’évènements est que SEGA ne disposait probablement pas de l’expertise technique pour construire une machine comme Periscope à partir de rien, alors que Masaya Nakamura chez Namco avait une formation d’ingénieur et l’a prouvé par la suite en embauchant parmi les meilleurs spécialistes en technologies du Japon pour ses jeux (Zeku).

Rien n’indique que SEGA a cédé la licence de sa machine et, à vrai dire, si ça avait été le cas, pourquoi Masaya Nakamura offrirait-il une assistance directe à l’importation dans le numéro de Cash Box du 15 avril 1967 ? S’il avait eu un partenariat avec SEGA, qui avait déjà montré le jeu en Europe, il ne serait théoriquement pas nécessaire de solliciter des importateurs des États-Unis. Il est important de noter toutefois que le marché japonais pour les produits grand public (du moins dans le domaine des jeux vidéo) a souvent vu des petits fabricants céder la licence de leurs produits à d’autres aux capacités supérieures, parfois même plusieurs sociétés – comme cela a été le cas pour Space Invaders et Galaxian. Il est possible qu’un accord non exclusif ait été signé, mais ce serait de la pure spéculation.

Image de Periscope en action dans une brochure en anglais
Image de Periscope en action dans une brochure en anglais

Un dernier point que soulève Alex est que la majorité de la documentation de SEGA pour son Periscope à trois joueurs semble s’adresser à un public anglophone, y compris sa plaquette commerciale. Bien que le Yumio Machine Directory de 1969 donne les caractéristiques de la machine initiale de SEGA, rien n’indique ouvertement qu’elle a été vendue au Japon. Le modèle à trois joueurs aurait pu être créé spécifiquement comme produit d’exportation sur les marchés étrangers (ce qui n’aurait été toutefois pas très pratique, et pourrait expliquer pourquoi il a été simplifié pour la sortie américaine).

Si SEGA avait créé le modèle initial, cela génèrerait moins de contradictions avec les versions des autres sources de l’histoire. Après tout, Masaya Nakamura a uniquement affirmé que Periscope était le premier jeu – pas le premier jeu original – que sa compagnie avait créé. Cependant, cela entrerait en conflit avec les dates fournies par les deux sociétés, et cela donnerait une piètre image de la plus petite des deux (même si ce n’était pas si rare pour des entreprises de l’arcade de se lancer avec des clones).

Il est tout à fait possible que le jeu « Torpedo Launcher » initial ait été créé en tant qu’attraction unique, similaire dans le concept (mais pas l’échelle) à l’inaugural Roadway Ride de Nakamura Seisakusho. Étudiant la concurrence, David Rosen aurait pu concevoir le design d’un jeu similaire en se basant sur son expérience de la machine, conscient qu’il serait mieux placé pour la produire qu’une petite entreprise. Shikanosuke Ochi a été nommé à la tête du projet, s’assurant de la concrétisation du concept tandis que SEGA explorait l’utilisation de nouvelles technologies ahurissantes pour percer sur les marchés internationaux, plus à même d’accueillir de très grosses bornes (qui n’étaient pas très courantes au Japon jusqu’au carton de Periscope) (Zeku). Mais il manque dans cette chaîne d’évènements un maillon dont nous ne savons rien pour le moment.

Tous les lecteurs sont invités à tirer leurs propres conclusions en se basant sur les sources disponibles. Nous espérons avoir exposé de manière complète (mais pas trop complexe !) le problème. Toute question peut être posée en commentaire ou adressée à l’auteur.

(Cet article a été publié dans sa forme originale sur le blog The History of How We Play le 16 juin 2017. Il a été mis à jour pour ajouter davantage de clarté et de nouvelles informations qui n’étaient pas disponibles au moment de la publication.)

Remerciements :

Alex Smith pour ses conversations toujours fascinantes et ses connaissances historiques.

Freddy Bailey pour toutes les informations sur l’arcade en Europe.

Keith Smith pour son excellente compilation des sources et sur le background de ces sociétés de l’arcade.

武田さん pour m’avoir fait bénéficié de ses connaissances et avoir répondu à mes questions.

Sources :

Akagi, Teppei (赤木哲平). セガvs.任天堂 : マルチメディア・ウォーズのゆくえ. 1993.

Akagi, Masumi (赤木真澄). それは「ポン」から始まった-アーケードTVゲームの成り立ち. 2015.

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Zeku (ぜくう). ギャラクシアン創世記 -澤野和則. 2017.

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