
Après un édito quelque peu improvisé sur la Jaguar, ce n’est pas un sujet beaucoup plus prémédité que je propose d’aborder, même si cela fait des années que la question m’obsède. Il y en environ huit ans déjà, j’ai en effet été indirectement en contact avec le légendaire Steve Wozniak, et même s’il est clair qu’il ne porte plus son comparse Steve Jobs dans son cœur, il aura au moins clarifié qu’il n’est pas l’auteur du Breakout (1976) que l’on connaît, alors qu’on lit et on entend très régulièrement l’inverse, que ce soit dans Rétrovision, dans une vidéo que l’on a partagée récemment sur l’histoire du jeu vidéo, ou encore dans de très nombreux articles. Il faut dire que la société Atari entretient elle-même cette idée reçue, y compris dans la récente compilation Atari 50: The Anniversary Celebration. Mais c’est purement du name dropping pour se faire mousser, comme l’avait également montré son ex-PDG Frédéric Chesnais en allant à la rencontre de Wozniak pour lui présenter la VCS et obtenir ainsi l’approbation d’une légende de l’industrie… Nous allons donc revenir sur son implication dans Atari (dont il n’a jamais été l’employé) et dans la conception de Breakout.
Mais il nous faut tout d’abord revenir sur celle de Steve Jobs, qui a rencontré Steve Wozniak en 1971, car c’est Jobs qui a été embauché en tant que « technicien » chez Atari en 1974. Ce que l’on sait, c’est qu’il était venu dans les bureaux de la société avec sous le bras le clone de Pong (1972) que Wozniak avait fabriqué un an plus tôt. Ce dernier affirme donc qu’Atari a embauché Jobs « par erreur » en croyant qu’il en était l’auteur, mais il n’est néanmoins pas impossible qu’Atari l’ait aussi recruté en espérant que Wozniak travaille ainsi officieusement pour eux. Dans tous les cas, Jobs était sacrément culotté de ne pas souffrir du syndrome de l’imposteur, dans la mesure où il n’avait aucune qualification en électronique selon son ancien complice. Du reste, Nolan Bushnell a lui même décrit Jobs comme quelqu’un de « difficile mais précieux » car il avait clairement senti sa grande intelligence, même s’il avait énormément de mal à s’intégrer avec le reste de ses collègues. En particulier, il estimait apparemment que son régime végétarien le dispensait de se laver… Quoi qu’il en soit, Jobs s’est chaque fois tourné vers Wozniak pour tout ce qui touchait à l’électronique.

Et c’est arrivé dans le cadre de la création de Breakout (1976), né de l’envie d’Atari de relancer le succès de Pong (1972) avec un jeu cette fois en solo. Cela dit, une première idée reçue à contredire est qu’il ne s’agit pas du premier casse-briques de l’Histoire, puisque Ramtek avait sorti Clean Sweep en 1974. Donc même si Nolan Bushnell a dit qu’il était tout à fait possible que Steve Jobs soit à l’origine du concept, ce n’est pas exactement une véritable invention. En tout cas, les deux hommes sont crédités au design aux côtés du regretté Steve Bristow. Or si ce dernier et Bushnell ont demandé à Jobs de créer le prototype du jeu, c’est précisément parce qu’ils espéraient que son ami Steve Wozniak, alors employé chez Hewlett-Packard, puisse réduire le nombre de circuits TTL de la borne. Bushnell était alors frustré que leurs nouveautés en employaient plus de 150, et il savait que le clone de Pong de Wozniak – ignorait-il alors à ce stade qu’il en était le vrai auteur ? – n’en utilisait que trente ! Il a donc proposé à Jobs $750 pour concevoir une carte comportant moins de cinquante TTL, avec un bonus pour chaque composant en moins. Mais c’est bien Wozniak seul qui a relevé le défi. « Jobs ne pouvait pas le faire, point final. Il n’avait jamais conçu quelque chose comme ça à partir de rien. J’ai tout fait. Je n’ai jamais vu les tentatives de Jobs, s’il y en a eu. Il aurait pu partir de mon design de Pong mais il n’avait simplement pas les compétences pour un tel projet. »
Steve Wozniak a donc commencé à travailler en journée sur les plans du hardware dans son bureau chez HP, avant de rejoindre Steve Jobs le soir chez Atari pour concrétiser le prototype, Jobs étant apparemment en charge de placer les composants sur la carte suivant le design de Wozniak. Ce dernier serait ainsi parvenu, en quatre jours, à créer un prototype n’utilisant que 42 TTL. Mais c’est là que ça devient malheureusement plus flou. La partie de l’histoire la plus connue, c’est que Jobs aurait touché $5000 pour ce résultat, mais aurait fait croire à son collaborateur qu’il n’avait obtenu que $750, ne lui laissant donc que la moitié comme convenu, $375. Wozniak n’a appris que dix ans plus tard qu’il s’était fait quelque peu escroquer, mais il a affirmé qu’il aurait laissé l’argent à Jobs s’il lui avait tout simplement avoué qu’il en avait besoin… Néanmoins, là où Wikipédia prétend qu’Atari aurait uniquement modifié le prototype « pour le rendre plus facile à tester et ajouter quelques fonctionnalités manquantes », Wozniak affirme lui qu’Atari n’a probablement pas utilisé son travail qui reposait sur l’utilisation de RAM et qui aurait sans doute coûté bien trop cher à produire. Ce que l’on sait en tout cas, c’est que la version finale utilise environ cent TTL, donc plus du double de la version de Wozniak ; on ne peut donc pas parler d’une simple modification…

Affirmer comme on l’entend trop souvent que Steve Jobs et Steve Wozniak sont les auteurs de Breakout (1976) constitue donc au mieux un sacré gros raccourci, puisqu’il n’est même pas certain que le premier soit à l’origine du concept du jeu, et que le hardware du second n’a finalement pas été employé. Au final, l’ingénieur Steve Bristow pourrait très bien être à la fois derrière la conception du jeu et sa concrétisation mais il serait bien difficile de le vérifier maintenant qu’il n’est plus et, comme bien souvent, l’Histoire préfère de toute façon retenir la légende flatteuse plutôt que la réalité… Par la même occasion, Wozniak nous avait également affirmé qu’il avait conçu l’Apple I et l’Apple ][ entièrement seul, sans que Steve Jobs en ait même eu connaissance. Donc même s’ils auraient effectivement assemblé tous deux les premiers exemplaires dans la chambre ou le garage de Jobs, ce dernier ne serait en rien impliqué dans l’invention de ces ordinateurs fondamentaux dans l’Histoire de l’informatique. Mais en véritable génie du marketing, Jobs est parfaitement parvenu à faire associer son nom à toutes les grandes réussites d’Apple, du Macintosh à l’iPhone, comme il a su se faire embaucher dès ses débuts sans la moindre qualification pour l’emploi en question.
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