Little Big Man
Au moment où la Playstation inonde le marché en 1994, la SNES devient dangereusement désuète. Nintendo accélère le pas avec l’Ultra 64, sa propre console de cinquième génération, et Miyamoto en profite pour imposer quelques exigences.
Les jeux de tir en vue subjective imposent un standard, mais cinq ans de tergiversations sur Mario FX ont appris à Miyamoto que concevoir un jeu en 3D à la troisième personne pose un problème nouveau : où placer la caméra ? Se mouvoir dans un univers en trois dimensions complique tout. Des stages linéaires permettent l’utilisation d’un angle de vue fixe, et toutes les premières versions optent pour cette approche, mais Miyamoto est catégorique. Les joueurs veulent la liberté d’explorer, donc ils ont besoin d’une caméra qu’ils peuvent manipuler si besoin est. Cela exige une manette d’un genre différent de ce à quoi Nintendo s’est tenu pendant plus de dix ans.
Ils exploraient ici un nouveau territoire, et Miyamoto s’est assuré de mettre les joueurs à l’aise. Il amène le concept de la caméra en l’intégrant à l’histoire ; votre « caméraman chevronné » est un lakitu sur son nuage flottant, filmant vos aventures au lieu de vous jeter des bombes, comme à son habitude. Les angles de caméra sont associés aux nouveaux boutons de la manette, tandis qu’un stick analogique élargit la palette de mouvement de Mario. Les sauts accroupis, triple sauts, sauts muraux et flips arrières viennent gonfler son arsenal habituel. Mieux que ça, Mario peut désormais marcher tranquillement au lieu de courir partout comme un dératé, ce qui lui permet de passer discrètement à côté de certains ennemis. R&D4 teste tout sur une grille plate et vide en faisant courser par un Mario modélisé en 3D un lapin jaune surnommé MIPS, comme la puce du processeur central. Une douzaine de niveaux sont inspirés par les nouvelles possibilités de Mario et le concept de « chasse aux œufs de Pâques » est élaboré. Chaque détail est analysé. Des passages linéaires mènent aux boss, mais l’accent est mis sur l’exploration sans contrainte de temps. Les énigmes prennent également plus d’importance. Mario ne fait pas que traverser son environnement, il doit aussi en trouver la solution.
Mario trouve également sa voix lorsque le comédien Charles Martinet bouleverse la dernière audition de la journée. Alors qu’on lui demande de faire un plombier de Brooklyn qui parle aux enfants de jeux vidéo, Martinet met de côté son instinct de la jouer façon New-Yorkais mal embouché, déversant à la place un bla-bla suraigu sur la manière de « faire une pizza ». Sa cassette a été la seule envoyée à Nintendo.
Fraîchement rebaptisée, la Nintendo 64 sort finalement en 1996 avec à ses côtés un jeu Mario qui n’est scandaleusement pas vendu en bundle. La Playstation avait profité d’une avance de dix-huit mois, mais quand les joueurs insèrent la cartouche de Super Mario 64 et qu’un Mario entièrement modélisé annonce « It’s a-me, Mario ! », l’avantage de Sony s’estompe temporairement. La franchise phare de Nintendo est de retour. Miyamoto a créé le jeu le plus perfectionné et le plus abouti techniquement pour son époque. Et aussi une des expériences ludiques les plus jouissives jamais vues.
Attiré au château de Peach par l’appât d’un gâteau, Mario découvre qu’un Bowser plus grand que jamais est passé devant et a volé 105 des 120 étoiles du château. Mario 64 s’ouvre sur un stage inoffensif pour que le joueur s’habitue à ce nouveau type de jeu, et enchaîne directement sur les nombreuses peintures dans lesquelles on plonge pour accéder aux missions de récupération d’étoile. C’est beaucoup de boulot pour du gâteau, mais un bisou de Peach sur le nez compense largement.
Chaque saut est ponctué par un « Ya-hoo ! » C’est un type content de travailler, ravi de rendre service. Et pourquoi pas ? Chaque mission, faire l’homme-canon vers la Forteresse de Whomp, ou attraper Bowser par la queue pour le lancer sur des bombes est un vrai plaisir, et chaque nouveau monde est l’occasion d’un défi unique et passionnant. De nouveaux power-ups se présentent sous forme de casquettes, permettant de voler et d’être plus ou moins invulnérable. En fait, Mario perd souvent son couvre-chef au long du jeu ; Miyamoto a finalement cédé et donné au plombier une coupe. L’équipe de développement parvient même à caser MIPS le lapin dans la version finale, à la fois un objectif d’étoile et une aubaine pour les speed-runners cherchant une faille à exploiter.
Super Mario 64 demeure l’un des plus grands jeux de tous les temps, parce qu’il a défini les standards qu’ont suivi tous les jeux de plate-forme 3D après lui. Une suite dotée d’un mode multi-joueurs était prévue, mais Super Mario 64 2 ne dépassera jamais le stade d’une démo avec un unique niveau.
A la place, un portage de Mario 64 sur DS sorti huit ans plus tard, et dans lequel Luigi, Wario et Yoshi sont jouables, ainsi que trois séries durables nées sur N64 grâce à Mario. Super Smash Bros. offre à Nintendo un jeu de combat cross-over qui reste le meilleur du genre. La série Mario Party démocratise le party-game, tandis que Paper Mario replonge le plombier et ses amis dans les RPG avec une particularité bien vue : des personnages 2D découpés dans du papier au sein d’un monde en 3D. Aussi bons soient-ils, aucun ne change la donne pour Nintendo. Le successeur de la Game Boy, le Virtual Boy, échoue malgré la présence de Mario Tennis et Mario Clash, et la décision d’opter pour un lecteur de cartouches plus coûteuses au lieu des CDs de la Playstation affaiblit les ventes de la N64. Le 64DD, une extension similaire à un lecteur Zip façon Famicom Disk, se vautre. Nintendo tombe loin derrière la monstrueuse machine de Sony.
Sa remplaçante, la GameCube, sera la première console de Nintendo sans Mario à son lancement.
Frères d’armes
A la demande de Yamauchi, la GameCube est conçue pour être la console la moins chère du marché, et la plus facile à programmer. Sa philosophie perdure ; il souhaite un prix faible, et des tonnes de jeux formidables pour rivaliser avec le catalogue grandissant de la PS1. Mais en tant que superviseur de l’EAD, Miyamoto a l’habitude de repousser ou carrément d’annuler les projets les moins aboutis… ou, dans le cas de Mario, les deux. Il présente en 2000 une démo technique appelée Mario 128, qui montre autant de mini-Mario jouer avec la gravité sur un plateau circulaire, mais la met rapidement de côté. Des modèles de Mario et de Luigi se baladent dans son ordinateur pendant des années, sans qu’un jeu ne se matérialise pour autant.
Mais Nintendo peut se reposer sur des gros titres. Luigi prend son courage à deux mains pour une aventure à la Ghostbusters dans Luigi’s Mansion, le jeu du lancement de la GameCube. Super Smash Bros. Melee arrive un mois plus tard. Mario a atteint un niveau où de multiples séries dérivées peuvent s’éloigner de l’original, mettant souvent en scène des personnages secondaires, et pourtant réussir en leur nom propre. Le développeur Rare a plongé les joueurs dans Donkey Kong Country pendant plusieurs années avant que Nintendo ne le ramène pour Mario vs. Donkey Kong et des jeux musicaux. Yoshi se voit confier sa propre île, tandis que Wario apporte son charme de malotru à Wario Land et aux Wario Ware. Les nouveaux Paper Mario coexistent avec les RPG Mario & Luigi (NdT : l’auteur fait ici une référence intraduisible à Gracowitz, le méchant de Mario & Luigi). Peach marque une pause dans son activité de kidnappée pour brandir un parasol magique – et sauver les mecs pour une fois – dans Super Princess Peach sur DS.
Quoi qu’il en soit, l’absence d’un jeu étendard avec Mario fait du tort à la GameCube. Alors qu’on échange des idées au sein d’EAD, une bande de programmeurs passionnés font joujou avec un nouveau moteur physique de fluide, et construisent un jeu rudimentaire utilisant une pompe à eau. Il faut à peu près trois mois pour qu’on réalise qu’on tient là le nouveau Mario.
Et un Mario radicalement différent qui plus est. Mario et Peach quittent le Royaume Champignon (adieu les goombas) pour un décor urbain, changé plus tard en station balnéaire d’une île tropicale. Au lieu des power-ups, l’action et les énigmes sont basées sur un sac à dos muni d’un puissant canon à eau. Dix candidats sont évalués pour arriver à J.E.T. (Jerrycan Expérimental Transformable), non pas qu’il soit le favori, mais c’est celui qui colle le mieux au contexte. L’équipe se met au boulot pour concevoir un jeu complet, rempli de challenges pour Mario et J.E.T.
Alors que le travail se poursuit, une ère s’achève. Minoru Arakawa, l’homme qui a baptisé Mario, prend sa retraite après vingt-deux ans à superviser Nintendo of America. Puis c’est au tour de Hiroshi Yamauchi de quitter le poste de président de Nintendo en mai 2002, à peine un mois avant la sortie du nouveau jeu.
Super Mario Sunshine met fin à six années d’attente pour un successeur à Mario 64. Certains concepteurs craignent qu’il s’éloigne un peu trop des canons du genre. Mais la plupart pensent qu’il préserve l’esprit Mario tout en enrichissant le gameplay de la série.
Quoi qu’il en soit, les vacances de Mario sur l’île Delphino s’arrêtent avant même qu’il ne descende de l’avion. Un sosie mystérieux a vandalisé l’île avec une peinture maléfique qui a bien entendu dispersé les 120 « shines » protecteurs (des étoiles qui ne disent pas leur nom). Accusé à tort du méfait, Mario est condamné à littéralement nettoyer la ville et retrouver les shines. J.E.T. est l’unique outil et arme de Mario, et combiné à un jet-pack donne au jeu une dimension verticale. En nettoyant l’île et les différents boss au karcher, il démasque l’imposteur : Bowser Jr. Le petit malfrat piège Mario pour « sauver » sa « maman Peach » des griffes du méchant plombier, jusqu’à un combat final avec Bowser père dans son jacuzzi, permettant à Mario de réellement sauver Peach. Encore.
Mario Sunshine fait quasiment l’unanimité à sa sortie, mais après cette lune de miel, quelques critiques se font entendre. Certains regrettent l’absence des habituels… ennemis, décors et pouvoirs. D’autres admettent que les immenses niveaux sont très bien conçus, mis manquent de variété. Le vrai défaut de Mario Sunshine est ne de pas être aussi révolutionnaire que l’a été Mario 64. Côté ventes, il marche bien pour un jeu vidéo mais pas très bien pour un Mario, arrivant deuxième derrière Smash Bros. Melee sur GameCube. Le succès mitigé de la console n’aide pas.
Durant les années qui suivent, Mario ajoute le foot à sa panoplie et New Super Mario Bros., qui revisite avec panache le jeu original, débarque sur DS. Sinon, des portages de vieux épisodes ou des spin-offs perpétuent l’héritage de la franchise. Des rumeurs d’un Mario 128 reviennent régulièrement, mais rien de concret. Ce projet a été abandonné il y a longtemps. Les mini-Mario se changent en Pikmin, tandis que le concept de la gravité devient la base d’un Mario totalement différent… qui envoie le petit plombier italien dans une nouvelle direction : le firmament.