
Le mois dernier, je publiais la quatrième et dernière partie de mon dossier consacré au comeback raté des consoles américaines pré-NES, et cet article évoquait notamment l’affaire autour du son « oof » de Roblox ; or c’est aussi le sujet d’une vidéo qui a déjà dépassé les deux millions de vues et explore la spirale de mensonges de Tommy Tallarico, dont nous avions déjà abordé plusieurs aspects dans la partie précédente. Cette émission est hélas tout en anglais mais, si elle est n’est pas plus exhaustive que notre dossier, a le mérite d’aller en profondeur sur certains points… Ce chapitre bouclé, je vous propose cette fois un article plus court mais traitant d’une problématique qui me tient tout autant à cœur, si ce n’est davantage. Comme je l’avais fait avec mon édito sur le beat ’em up, il s’agit de pointer du doigt une erreur trop courante. Il ne s’agit pas d’anglais cette fois mais de japonais, et surtout les conséquences de cette confusion sont autrement plus graves, puisque des développeurs se retrouvent crédités aux mauvais rôles sur le web comme dans les livres…
Ironiquement, à la fin de la vidéo que l’on vient d’évoquer, l’auteur reproche aux jeux vidéo d’avoir souvent mal crédité ses développeurs, tout particulièrement au Japon où ils étaient en général maquillés par des pseudonymes pour empêcher la concurrence de les démarcher. Grâce au recoupement, les « historiens » (souvent amateurs) sont parvenus à reconstituer les crédits de beaucoup de jeux pour renseigner les bases de données. Le problème, c’est que les appellations des métiers du jeu vidéo sont parfois différentes des nôtres au Japon, et beaucoup de sites contiennent ainsi des erreurs, reproduites à leurs tours dans des ouvrages pourtant très sérieux. Faisons donc le point. Dans les génériques de jeux des années 1980, quand les équipes étaient très réduites, on trouvait en général trois types de rôles (hors musique) : programmer, planner et designer. Seul le premier est toujours employé de nos jours, et il ne pose heureusement aucun problème puisqu’il s’agit d’un programmeur. Mais les deux autres prêtent à confusion – c’est le moins que l’on puisse dire.

Rendons à César ce qui est César ; c’est le triptyque The Untold History of Japanese Game Developers (disponible en français en tant que Les Mémoires du jeu vidéo japonais) qui nous a permis de découvrir que le terme planner désigne en fait notre game designer. Certains développeurs japonais tentent parfois de trouver une nuance mais, chez nous aussi, le (lead) game designer est souvent le chef de projet, le réalisateur du jeu. La preuve en est que les génériques contiennent souvent plusieurs planners, et qu’on a a priori pas besoin de tout ce monde pour « planifier » le développement. Certains sont d’ailleurs spécialisés, comme par exemple le battle planner d’un tactical qui est sans doute le level designer des phases de combats (plutôt que le concepteur du système de combat, charge a priori attribuée au planner principal). Cela étant, si ce terme est encore trop souvent traduit en « planificateur » par les journalistes et auteurs français, on repère facilement cette erreur compte tenu de la rareté du mot dans notre langue, et il suffit de retenir qu’il s’agit du game designer, avec les particularités du métier propres au Japon si vous tenez à être pédant.
Mais là où ça devient franchement problématique, c’est le terme designer. Vous l’aurez peut-être deviné par élimination, mais c’est le mot que les Japonais ont longtemps utilisé pour les graphistes. Il faut dire que beaucoup de pixelartists japonais venaient du dessin industriel à l’origine (donc du design), comme Shigeru Miyamoto qui a conçu l’apparence d’une des premières consoles casse-briques de Nintendo par exemple. Et puis il serait hypocrite de reprocher au terme designer son caractère générique alors que celui qu’emploient les anglo-saxons (artist) l’est tout autant – ce n’est entre autres pas très gentil pour les musiciens de considérer les graphistes comme les seuls « artistes » de l’équipe. Là aussi, le rôle se décline et on connait bien mieux le chara designer, qui définit le look des personnages, mais on trouve aussi des background designers, qui créent les graphismes des décors – et non le level design. C’est là où l’on voit à quel point cette appellation crée des quiproquos, et il est souvent préférable d’avoir le générique complet devant soi pour bien différencier les planners des designers. Mais quand on est face au terme seul, on n’est jamais certain…

C’est déjà compliqué quand on a conscience du problème mais, malheureusement, beaucoup de journalistes spécialisés et d’auteurs ignorent encore cette particularité. Et le pire c’est qu’il est souvent difficile de déterminer s’ils ont commis une erreur ou pas, puisque l’on a rarement accès à leurs sources. Si l’on voit « planificateur » et « concepteur » dans la même phrase, il y a de très fortes chances qu’il faille comprendre « game designer » et « graphiste » mais quand « concepteur » apparaît seul, on ne peut vraiment être sûr de rien. Je me suis par exemple trouvé récemment face à un cas ambigu dans Génération SEGA de Régis Monterrin, un livre par ailleurs très bien documenté et assez irréprochable. Heureusement, la possible erreur est assez mineure et se trouve dans la notice d’Astérix (1991) sur Master System, page 106. L’auteur décrit Tomozō Endō comme « une pointure à l’origine du game design de Castle of Illusion ou de la planification de Moonwalker ». Pour ce dernier, il n’y a pas trop de problème comme on peut le voir chez MobyGames. Endō est bien crédité comme l’un des trois planners, et on note qu’il y a sinon quatre programmers, un sound programmer – sans doute le compositeur, comme il fallait coder la musique à l’époque – et trois designers, qui ne peuvent être que les graphistes par élimination. Mais dans ce cas, Tomozō Endō était-il game designer ou graphiste sur Castle of Illusion starring Mickey Mouse (1990) ? Regardons ça de près.
Il est fort probable que Régis Monterrin ait eu recours à MobyGames là encore, puisque l’on trouve le terme de « game designer » qu’il utilise également. Mais c’est en analysant les crédits dans leur ensemble qu’on découvre qu’ils sont ambigus… En effet, si Tomozō Endō est crédité comme l’un des quatre game designers, on remarque qu’il y a un Yoshio Yoshida seul comme planner, que Monterrin crédite page 159 comme le réalisateur de Land of Illusion starring Mickey Mouse (1993). Doit-on en déduire qu’il était le chef de projet avec quatre game designers sous ses ordres ? Le premier problème est que Yoshida est lui-même l’un de ces game designers. Et surtout, il n’y a aucun graphiste hormis deux « character designers » juste au-dessus des game designers. Autrement dit, même si l’on ne peut pas en être certain à 100%, ma théorie serait qu’il s’agit des quatre graphistes en charge du « reste du jeu », ce qui est décrit maladroitement comme « game design » dans le générique de fin. C’est une hypothèse en tout cas plus crédible que d’imaginer que personne n’ait réalisé les graphismes des décors. Cela dit, il ne serait pas surprenant qu’Endō ait participé à la conception du jeu, tout comme Yoshida occupe deux rôles. Notre membre d’honneur Masaaki Kukino explique dans le premier volume de The Untold History of Japanese Game Developers (encore une fois) qu’à l’époque, les équipes arcade de Konami étaient uniquement constituées de graphistes et de programmeurs, le game design étant collégial et bien souvent réalisé par les graphistes.

Ceci étant réglé, revenons à la fiche d’Astérix (1991) dont l’équipe a été « dirigée » par Tomozō Endō d’après Régis Monterrin. Celui-ci est en effet crédité comme le planner principal du jeu, épaulé de deux sub planners. Aucun autre rôle n’est dévolu au game design sinon quatre personnes au « map edit » qui est sans doute le level design – encore une appellation engrish sujette à confusion. En revanche, on a trois « artists » désignés à anglo-saxonne, parmi lesquels on retrouve les deux character designers de Castle of Illusion starring Mickey Mouse (1990). On a donc affaire à une équipe très équilibrée avec trois game designers, trois graphistes et trois programmeurs. Cela dit, la ribambelle de level designers peut laisser penser que les quatre graphistes de Castle of Illusion aient aussi participé au level design. Encore une fois, cela ne serait pas inédit, mais le fait que le générique de ce dernier enchaîne « character design » et « game design » sous-entend quand même qu’il s’agit du même corps de métier. Il semble en tout cas que MobyGames retranscrive les crédits tels qu’ils apparaissent dans les jeux, ce qui n’empêche pas les erreurs d’interprétation, comme on l’a vu.
En fait, le problème vient plutôt des Japonais qui décrivent les mêmes métiers avec des termes différents. Pour prendre un dernier exemple encore plus perturbant, citons le Sonic the Hedgehog 2 (1992) de la Game Gear sur lequel a aussi officié Tomozō Endō. Cette fois, il apparaît dans la catégorie « Compose » jamais croisée jusqu’à présent. Là encore par élimination, il s’agit sans doute du game design (la « composition » du jeu) tandis que « Edit » doit correspondre au level design… Eh oui, je n’ai pas employé « imbroglio » dans le titre de cet article par hasard. Vous l’aurez compris, c’est un sacré casse-tête, et même en ayant accès aux génériques des jeux, parfois cachés en arcade et utilisant des pseudonymes qui peuvent changer d’un jeu à l’autre, il est difficile d’établir la vérité de manière certaine à moins d’interroger les développeurs eux-mêmes. C’est le côté précieux de livres comme The Untold History of Japanese Game Developers dont l’auteur rappelait l’urgence de recueillir ces témoignages alors que des créateurs disparaissent hélas régulièrement…
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Mon recueil de nouvelles Torpeurs est disponible