ÉDITO : Pourquoi Resident Evil 4 a dû être inspiré par un film basé sur Lovecraft

Des villageois hargneux dans Resident Evil 4 et Dagon

Plus d’un an après le précédent édito, il était temps d’en rédiger un autre même si j’ai souvent l’impression d’avoir fait le tour des sujets. D’ailleurs, j’ai probablement déjà abordé celui qui nous intéresse ici dans un vieux podcast, et ce n’est en réalité pas pour le Mag que je comptais initialement le revisiter… Cela faisait partie des idées d’articles que je pensais proposer à Rétro Lazer après mon dossier sur Yutaka Sugano, d’autant qu’il parle autant de jeux vidéo que de cinéma et de littérature. Mais le magazine s’est hélas arrêté pile avant que je ne puisse y partager le moindre texte, et je me suis par ailleurs rendu compte que ce sujet ne collait pas entièrement à sa ligne éditoriale, puisque le jeu vidéo et le film concernés ne remontent pas au vingtième siècle. Mais si j’aurais préféré une plateforme un peu plus généraliste que le Mag, c’est parce qu’il me tient particulièrement à cœur. Déjà parce que cela fait partie de mes « lubies » du jeu vidéo avec par exemple le terme beat ’em up, mais aussi parce que je suis à la fois un grand amateur de la série Resident Evil, un grand connaisseur de Lovecraft (j’ai tout lu) et aussi de Stuart Gordon, dont je n’ai hélas pas vu tous les films mais sur lequel j’avais commencé à écrire un livre fin 2009 – j’ai d’ailleurs publié un article à ce sujet sur mon blog perso quelques années plus tard. Et même si je ne pourrais plus interviewer le cinéaste comme il nous a quittés en 2020, je continue d’espérer pouvoir un jour achever cet ouvrage, mais trouver un éditeur (et avant tout des lecteurs que ça intéresse) reste compliqué…

Le parcours mouvementé d’un chef d’œuvre

Avec l’épisode inaugural bien entendu, Resident Evil 4 (2005) est indéniablement l’épisode le plus important de la série. Il marque un tournant aussi prononcé (et controversé) que le virage à la 3D d’autres licences à succès, car ses évolutions de gameplay (angle de vue désormais fixe par-dessus l’épaule, jauge d’énergie à l’écran, disparition des portes-chargements, interaction avec le décor, etc.) ont impliqué une orientation plus grande vers l’action qui n’a pas forcément plu à tous les amateurs de survival horror. D’un autre côté, sa vue par-dessus l’épaule a été ensuite reprise par Gears of War (2006) qui l’a généralisée dans (quasiment) tous les TPS sortis par la suite – imaginez si Capcom l’avait brevetée à l’époque, ou du moins touchait des royalties chaque fois que quelqu’un l’employait… Et le fait est qu’il s’agit sans doute, là encore peut-être avec le tout premier, du volet qui a été le plus porté et réédité. Et pourtant, son développement a été pour le moins compliqué et il est presque miraculeux que le résultat soit réussi alors qu’au moins quatre versions différentes du jeu aient été jetées à la poubelle entre 1999 et 2005. On passera toutefois très vite sur la première, initiée par Hideki Kamiya, car elle s’éloignait tellement de l’univers de la série qu’elle a donné naissance à une autre, Devil May Cry. Cela dit, les trois autres étaient étonnamment différentes de la version finale, ce qui nous interroge justement sur la raison d’un tel retournement.

Leon Kennedy faisant face à un homme ensanglanté muni d'un long crochet
La fameuse version de « l’homme au crochet » de Resident Evil 4

La première version que les joueurs ont vue est celle dite du « brouillard » se déroulant dans un château qui devait être peuplé de zombis même si aucun n’apparaissait dans les vidéos présentées fin 2002 par Capcom. Le protagoniste Leon Kennedy était contaminé par un virus et devait apparemment en tirer un pouvoir, mais la vidéo montrait surtout une sorte de fumée noire qui avec le recul évoquait la future série Lost : Les Disparus (2004-2010). Cependant, à l’E3 2003, l’éditeur a présenté une toute nouvelle version du jeu surnommée celle de « l’homme au crochet », dans laquelle Leon semble traqué par un ennemi récurrent rappelant le Nemesis de l’épisode canonique précédent, mais dans une ambiance bien plus gothique. À titre personnel, même si je trouve cette mouture très intrigante, elle ne collait à mon avis pas à l’esprit « matérialiste » de la série, qui au Japon s’appelle Bio Hazard (« menace biologique ») pour rappel. L’idée est donc plutôt d’affronter des mutants, humains infectés ou animaux géants, et non des fantômes ou des poupées possédées dans une maison hantée… Enfin, il a apparemment existé une troisième variante, bien qu’elle n’ait jamais été montrée à ma connaissance. Appelée « hallucination », elle était apparemment inspirée par une scène du film Les Âmes perdues (2000) – preuve que les développeurs ne sont pas uniquement influencés par des classiques archi-connus – et abandonnée pour des raisons de coût.

L’équipe a un temps essayé de revenir vers quelque chose de plus classique semble-t-il, mais Shinji Mikami serait alors intervenu pour reprendre le projet en main avec l’idée de totalement réinventer la série. Qu’il ait souhaité repenser le gameplay, cela se comprend et certains éléments de l’univers en découlent sans doute, mais le choix de la campagne espagnole comme décor reste très surprenant. Il se prête indéniablement à l’horreur, et un film comme Massacre à la tronçonneuse (1974) qui a largement inspiré le jeu montre que l’on n’a pas toujours besoin d’ambiances nocturnes… Mais à ce moment-là, pourquoi ne pas choisir comme décor le sud des États-Unis comme dans Resident Evil 7: Biohazard (2017) ? Et, quitte à faire se dérouler l’action en Europe, on peut se demander pourquoi Mikami et son équipe n’ont pas plutôt opté pour les habituels pays de l’Est comme Resident Evil Village (2021). À ma connaissance, les développeurs n’ont jamais répondu à cette question mais, s’ils ont été influencés par Dagon (2001) comme j’en suis absolument convaincu, la réponse est toute trouvée puisque le film se déroule en Espagne. Et cela expliquerait aussi pas mal d’autres choses, des ennemis qui sont devenus des villageois mutants plutôt que des zombis, à divers éléments de gameplay comme le fait de se barricader ou de plonger par les fenêtres…

Leon Kennedy déplace une commode contre une fenêtre dans Resident Evil 4
Déplacer des meubles contre des fenêtres est au cœur du gameplay de la première partie de Resident Evil 4 (2005)

Lovecraft au pays de Cervantes

Cinéaste de Chicago venant du monde du théâtre, Stuart Gordon (1947-2020) a été indéniablement révélé par son première film pour le cinéma, Re-Animator (1985), adaptation très libre de la nouvelle Herbert West, réanimateur (1922) d’Howard Phillips Lovecraft, mais devenue un film culte par son mélange jubilatoire d’horreur et de comédie. L’écrivain américain étant de toute façon difficile à adapter, la plupart de ses textes étant très courts et se prêtant peu à des films hollywoodiens, Gordon a pu facilement en devenir le spécialiste officieux, enchaînant avec From Beyond (1986) qui extrapole énormément sur la très courte De l’au-delà (1934). Cela dit, si Castle Freak (1995) reprend des éléments de deux nouvelles, ses adaptations les plus fidèles restent plutôt Dagon (2001), qui n’est toutefois pas basée sur l’histoire éponyme de 1919 mais sur l’excellent court roman Le Cauchemar d’Innsmouth (1936), ainsi que son épisode de la première saison de Masters of Horror (2005-2007) d’après La Maison de la sorcière (1933). Cela dit, Gordon et son co-scénariste Dennis Paoli avaient déjà cherché à adapter Le Cauchemar d’Innsmouth dès le début des années 1990, mais il aurait coûté trop cher à une époque où le cinéma d’horreur battait de l’aile. Et puis les financeurs n’étaient pas très emballés par cette histoire d’hommes se transformant en poissons… C’était évidemment bien plus risqué que de proposer un énième film de vampires ou de loup-garous.

Mais c’est justement parce que le cinéma d’horreur indépendant se portait mal dans les années 1990 aux États-Unis (jusqu’à son retour en grâce récent via Blumhouse puis A24), que son complice de toujours Brian Yuzna (Society) s’est expatrié afin de s’associer au producteur espagnol Julio Fernández pour fonder Fantastic Factory en 1998. L’idée était de créer un studio à portée internationale, d’abord pour produire des films de cinéastes américains chevronnés comme Jack Sholder (The Hidden), Stuart Gordon et lui-même, puis de mettre le pied à l’étrier de jeunes réalisateurs espagnols. Or si sur les neuf films produits entre 2000 et 2005, on ne trouve pas vraiment de chef d’œuvre, la société a quand même révélé Jaume Balagueró et Paco Plaza qui ont connu le succès par la suite avec la franchise REC… Et Yuzna a eu le nez creux car c’est effectivement d’Espagne (et d’Amérique du Sud) qu’est venue la nouvelle vague du cinéma d’horreur dans les années 2000. Quoi qu’il en soit, le premier (et unique) film de Gordon pour le studio a donc été Dagon (2001), transposition du Cauchemar d’Innsmouth (1936) en Espagne, ce qui a notamment nécessité de renommer la ville d’Innsmouth en « Imboca » (boca et mouth voulant tous deux dire « bouche » dans leurs langues respectives). Évidemment, Dennis Paoli a dû aussi broder pour enrichir l’histoire et ajouter des personnages, mais une scène mémorable a été recréée de manière assez fidèle…

Une porte munie d'un verrou dans Call of Cthulhu: Dark Corners of the Earth sur Xbox
La séquence de l’hôtel dans Call of Cthulhu: Dark Corners of the Earth (2005)

La séquence en question intervient cela dit plus tardivement dans la novella où, plus longue, elle en constitue véritablement le climax. Le narrateur est contraint de passer une nuit dans un hôtel miteux et d’emblée, il se rend compte que le verrou de sa porte a été retiré, donc il commence par récupérer celui de sa penderie pour le remplacer. Mais alors qu’il ne parvient pas à dormir, il entend des craquements dans l’hôtel puis quelqu’un cherchant à entrer dans sa chambre, d’abord par l’entrée, puis par une porte menant à une autre chambre. Il décide alors de s’échapper mais réalise qu’il ne peut pas le faire de sa fenêtre et doit utiliser celle d’une autre chambre. Il commence par barricader la porte de la sienne en poussant une commode, et celle menant à la chambre sud avec le lit. Et alors qu’on cherche cette fois à défoncer la porte d’entrée, le narrateur enfonce lui-même la porte menant à la chambre nord d’à côté, en verrouille rapidement la porte donnant sur le couloir avant de passer à la suivante et d’en bloquer l’entrée à son tour avant de barricader les autres issues et de fuir par la fenêtre en utilisant un rideau comme échelle de fortune… Or si cette scène rappelle déjà un peu ce que l’on fait dans Resident Evil 4 (2005), elle est surtout jouable à peu près telle quelle (et elle est d’ailleurs très éprouvante) dans Call of Cthulhu: Dark Corners of the Earth (2005) la même année. Dans Dagon (2001), elle a été quelque peu changée mais n’en reste pas moins pleine de suspense, et surtout certaines différences se retrouvent dans le jeu de Capcom.

Coïncidence, je ne crois pas

Dans le film de Stuart Gordon, la scène correspond à la deuxième moitié du troisième chapitre de l’édition vidéo, après que Paul Marsh se réveille d’un cauchemar. Une première différence avec la novella est que ce dernier voit par la fenêtre les villageois massés devant l’hôtel, l’un d’eux le pointant du doigt en l’apercevant (on notera toutefois qu’ils ne s’expriment pas vraiment en espagnol mais par borborygmes d’hommes-poissons). Et c’est à ce moment que Marsh réalise que le verrou est absent de sa porte, ce qui signifie qu’il en dévisse un autre pour le remplacer alors qu’on entend les villageois monter, tandis qu’il faisait cette opération « au calme » chez Lovecraft… Et alors qu’ils essaient d’entrer, il enfonce la porte de la chambre voisine et c’est celle-ci qu’il barricade en déplaçant une armoire bien commode. Mais il ne parvient pas à empêcher les villageois d’entrée par une autre porte (celle menant sans doute au couloir) et il n’y a donc pas de troisième chambre ; Paul se jette directement par la fenêtre comme le ferait Leon Kennedy, sa chute n’étant amortie que par la traversée d’une baie vitrée. La traque se poursuit toutefois dans une tannerie à laquelle il met le feu pour s’échapper grâce à la panique provoquée. Je dois en revanche reconnaître que je croyais me souvenir d’une échelle, mais c’est probablement la ressemblance générale de la séquence avec Resident Evil 4 (2005) qui m’a fait amalgamer les deux de manière encore plus forte. De même, les villageois sont plutôt munis de torches électriques, le jeu de Capcom allant nettement plus loin dans l’imagerie vieillotte, presque anachronique façon Frankenstein. Avec leurs grands imperméables noirs plus typiques d’un village de pêcheurs, les autochtones de Dagon (2001) évoquent presque davantage les moines de la deuxième partie du jeu. Mais l’ambiance générale est bel et bien là.

Paul Marsch à la fenêtre de son hôtel, pointé du doigt par des villageois au premier plan

Et après tout, le jeu n’est pas une adaptation du film non plus, et les développeurs de Capcom ont sans doute mêlé d’autres influences. Il y a au moins Massacre à la tronçonneuse (1974) de manière évidente, mais peut-être que d’autres inspirations finiront par être découvertes avec le temps. On cite toujours La Nuit des morts-vivants (1968) et Hitchcock pour le premier Resident Evil (1996) ainsi que d’autres classiques archi-connus du cinéma, mais j’ai par exemple trouvé des ressemblances troublantes avec Le Sous-sol de la peur (1991) de Wes Craven, dont la maison au look très ancien est filmée de manière similaire, et dans lequel les protagonistes sont coursés par un grand chien noir… Il ne faut pas oublier que les développeurs s’inspirent parfois de ce qui « tombe sous la main », comme ceux de Castlevania (1986) ont utilisé les décors du film d’animation Le Château de Cagliostro (1979), et ceux de Silent Hill (1999) l’école d’Un flic à la maternelle (1990)… Quand bien même l’influence serait inconsciente, ce qui n’est pas impossible, on a du mal à croire que Shinji Mikami n’ait jamais vu Dagon (2001), d’autant qu’il est sorti directement sur Internet au Japon en août 2002, peu avant que Capcom ne présente la première version du jeu. Alors certes, Mikami ne l’a pas encore reconnu, mais il ne faut pas oublier que ce n’est que récemment qu’il a avoué s’être inspiré d’Alone in the Dark (1992), donc c’est peut-être seulement une question de patience.

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