CHRONIQUE : Yutaka Sugano, créateur de l’ombre de SEGA

Photo en noir et blanc de Yutaka Sugano et partie de capture d'écran de Shinobi en arcade

Après une chronique exceptionnelle signée Yoann Le Bars et consacrée à l’histoire des systèmes d’exploitation, je reprends la main pour un dossier qu’à vrai dire j’espérais ne pas publier ici… Lorsque j’ai contacté Yutaka Sugano, un créateur pour lequel j’ai énormément d’affection, en début d’année, c’était non seulement pour en faire un membre d’honneur de l’association, mais aussi pour l’interviewer afin de produire plusieurs articles : trois centrés sur des jeux pour Pix’n Love, mais aussi un portrait plus général du développeur qui était destiné à Gamekult, pour lequel j’avais surtout produit des tests. Mais manque de chance, au moment où je livrais mon article fin février, la direction du site avait décidé de ne plus proposer de dossiers, et par la suite de tests (même s’ils sont revenus depuis), mettant ainsi fin à ma collaboration… J’ai alors contacté tous les sites et magazines que je connaissais pour le publier, et Rétro Lazer a accepté, même s’il a fallu d’abord l’écourter (pour éliminer la partie « moderne » du parcours de Sugano) puis le couper en deux afin de le diffuser sur deux numéros consécutifs. Mais manque de chance (bis), le magazine s’est arrêté cet été avant même de publier l’une ou l’autre partie. Après avoir encore sondé un autre diffuseur potentiel, je me suis donc résolu à le proposer ici, où il suscitera au moins un vif intérêt, d’autant que j’y dévoile – a priori en exclusivité mondiale – ce que devait être le contrôleur de Shinobi (1987)…


Yutaka Sugano, le maître du « stalk and gun »

L’écurie SEGA a vu passer plusieurs grands noms du jeu vidéo, et certains étaient d’ailleurs connus des joueurs dès les années 1990, comme un Yū Suzuki ayant il faut dire enchaîné les hits (Space Harrier, Out Run, Virtua Fighter, etc.) au point qu’on lui laisse carte blanche pour un projet si ambitieux qu’il a bien failli couler la société… Mais il incarnait clairement une exception dans une industrie japonaise qui a longtemps masqué ses employés sous des pseudonymes dans les génériques des jeux afin d’empêcher qu’ils soient débauchés par la concurrence. Ainsi, certains d’entre eux sont quasiment inconnus du public aujourd’hui, même de ceux qui s’intéressent un minimum à l’Histoire du jeu vidéo, alors qu’ils sont parfois à l’origine de licences aimées comme par exemple Makoto Uchida (Golden Axe) ou donc Yutaka Sugano. Il faut dire que ce dernier est avant tout connu pour un principal fait d’armes mais pas des moindres, Shinobi (1987), puisqu’il a eu droit à une descendance importante et toujours vivante aujourd’hui, même si elle n’a plus l’importance qu’elle avait jusqu’au mitan des années 1990. Cependant, Sugano n’a travaillé que sur l’original et n’a finalement pas créé beaucoup de jeux en tant que réalisateur et/ou game designer, mais ceux qu’il a conçus (Crack Down, Dick Tracy) présentent néanmoins une telle cohérence sur le plan du gameplay que l’on n’hésiterait pas à le qualifier « d’auteur » dans d’autres milieux…

Kamen no Ninja Aka-Kage (1967), une série qui a beaucoup marqué le petit Yutaka et inspiré Shinobi

Né le 22 mai 1961 dans un lieu qu’il préfère tenir secret, Yutaka Sugano a été, comme tous les enfants ayant grandi dans le Japon optimiste des années 1960, énormément marqué par Ultraman et Kamen Rider, ses séries télévisées préférées. Mothra contre Godzilla (1964) est le premier film dont il se souvient mais il va alors peu au cinéma et, contrairement à ce que le cliché du développeur de jeu vidéo laisse penser, Yutaka est un enfant aventureux qui adore jouer en extérieur, non seulement dans le parc local mais également en pleine nature puisqu’il fait partie des scouts. Il est de toute façon quasiment adulte quand il découvre les jeux vidéo via l’une des premières consoles de Nintendo – la plus ancienne remonte à 1977 même s’il cite de mémoire le « Block Kuzushi », la fameuse machine de casse-briques orange dessinée par Shigeru Miyamoto en 1979. À une époque où, au Japon en tout cas, l’établissement scolaire a plus d’importance que la filière choisie, et que cette dernière dépend donc surtout du niveau de l’élève, le jeune Yutaka est orienté vers un diplôme de génie minier, n’étant pas très doué pour les études. Or même s’il n’exercera jamais dans ce domaine, il garde un très grand souvenir d’un stage de deux semaines à explorer les galeries souterraines. Et au même moment, il tombe sous le charme en arcade de Pitfall II: The Lost Caverns (1985) et ses passages en chariot influencés par le récent Indiana Jones et le Temple maudit… Alors quand il apprend que son développeur SEGA recrute, il postule immédiatement, espérant retrouver dans le jeu vidéo le goût de l’aventure qui l’a toujours animé.

Ça ne marchera jamais

N’ayant pas de compétence en graphismes et encore moins en programmation, Yutaka Sugano rejoint SEGA en tant que game designer (qu’on appelle planner au Japon, cf. cet édito) dans la section arcade qui représente selon lui environ 90% des effectifs de la société au milieu des années 1980. Là, il débute sur Alex Kidd: The Lost Stars (1986), le jeu d’arcade développé en parallèle d’Alex Kidd in Miracle World sur Master System, même s’il sera lui-même porté sur la 8-bit deux ans plus tard. Évidemment inexpérimenté, Sugano est nommé assistant du game designer principal du jeu, Hirotsugu Kobayashi. L’expérience est indéniablement formatrice, mais il reconnaît qu’il n’a pas su doser correctement la difficulté. Craignant constamment que ce soit trop facile, il la règle de sorte à ne passer un obstacle ou un ennemi qu’une fois sur dix, ce qui explique que le résultat soit terriblement ardu en comparaison avec ce que son look enfantin laisse penser… Mais son souvenir le plus stressant sur le développement concerne deux femmes en charge des graphismes, qui venaient régulièrement le voir pour lui poser des tas de questions auxquelles il ne savait pas répondre. Comme la section des designers (les graphistes) était située derrière lui dans l’open space, il ne les voyait jamais arriver mais pouvait les entendre à cause de leurs talons aiguilles, et ce bruit le rendait donc chaque fois extrêmement nerveux ! Et pour empirer les choses, son poste se trouvait en revanche juste en face du bureau du grand patron de la division, uniquement séparé par une paroi en verre. Il pouvait donc croiser son regard en plus de l’entendre parler (et crier), ce qui a rendu le développement de son jeu suivant d’autant plus éprouvant…

Le contrôleur initialement prévu pour Shinobi, composé d'un joystick muni d'un bouton au-dessus et d'un disque plat pouvant glisser dans une zone circulaire
Le contrôleur prévu initialement pour Shinobi

En effet, son travail est pour le moment suffisamment apprécié pour qu’il devienne le game designer principal de Shinobi (1987). Néanmoins, on ne lui donne pas carte blanche pour autant puisque le futur titre doit répondre à deux directives de SEGA. La première est qu’il doit s’agir d’un jeu avec un ninja, car les films du genre sont alors extrêmement populaires aux États-Unis comme au Japon – ce qui explique d’ailleurs la présence d’icônes de la culture populaire américaine comme Marilyn Monroe ou Spider-Man, qui posera par la suite des problèmes de droits lors des rééditions du classique. La seconde est que le jeu doit employer un contrôleur spécial à l’instar des bornes « taikan » (à sensations) de SEGA qui cartonnent à l’époque, comme Hang-On (1985) et Out Run (1986). Celui-ci se présente donc sous la forme d’un joystick surmonté d’un bouton pour sauter, accompagné surtout d’un grand shuriken que l’on peut faire glisser à la manière du stick analogique plat de la 3DS, mais limité à seize directions. Or s’il se prête assez bien aux fameux stages bonus en vue subjective conçus spécifiquement pour, il se montre bien laborieux à utiliser pour le reste du jeu, fortement influencé par le Rolling Thunder (1986) de Namco que Sugano apprécie beaucoup. Au final, Shinobi utilisera donc des contrôles classiques, et c’est peut-être ce qui a déplu à son boss. En effet, aux deux tiers du développement environ, alors que toute l’équipe apprécie le résultat, ce n’est pas le cas du patron de la division qui le trouve même « inacceptable ». Heureusement, Yoji Ishii, le créateur de Fantasy Zone (1986) et l’un des deux responsables de la section game design, donc le supérieur direct de Sugano, prend la défense de ce dernier et parviendra à convaincre leur patron de ne pas annuler le jeu…

Et il est avec le recul assez fou de penser que Shinobi a failli finir archivé dans les cartons de SEGA, tant le titre demeure tout de même le point de départ d’une des licences les plus connues de l’éditeur. Elle compte douze jeux à ce jour en attendant le prochain actuellement en développement et, bien qu’elle ait été clairement reléguée au second plan ces trente dernières années, elle a eu un impact indéniable sur le jeu vidéo jusqu’au milieu des années 1990, et en premier lieu chez SEGA. En effet, si Shinobi n’est pas porté sur la Mega Drive qui sort il faut dire près d’un an plus tard, le constructeur lui préférant alors des titres plus récents comme Altered Beast (1988), la 16-bit aura droit à deux épisodes exclusifs ainsi qu’à une adaptation personnalisée de Shadow Dancer (1989), sa suite directe en arcade et qui en reprend le même principe en ajoutant un chien pour accompagner Hayate, le fils du protagoniste initial, Joe Musashi. Et sans compter les titres sortis sur Master System, Game Gear et Saturn, Shinobi influencera d’autres titres de SEGA comme Cyber Police ESWAT (1989), surtout dans sa version arcade, ou même Michael Jackson’s Moonwalker (1990) – ce qui n’est pas tout à fait une coïncidence pour le coup, puisque Yutaka Sugano en a conçu le design initial. En revanche, il n’a (curieusement) été impliqué dans aucun portage ni aucune suite de Shinobi et c’est ainsi que, pour lui, Crack Down (1989) en est le véritable successeur.

Stage bonus de Shinobi avec un ninja fonçant sur le joueur
L’emblématique stage bonus de Shinobi pour lequel le contrôleur avait été conçu

Le même, mais vu du dessus

Pourtant, les directives de SEGA n’incitent pas vraiment à créer un jeu similaire ; comme pour Gain Ground (1988), l’objectif est avant tout de concevoir un titre multijoueur tirant parti du System 24, dont la particularité est d’afficher une image en haute définition (de l’époque), soit en 800×600. Pour ce faire, Yutaka Sugano s’inspire de Xybots (1987), un jeu d’arcade Atari créé par Ed Logg, le père de Gauntlet (1985), et rien de moins qu’un TPS avant l’heure jouable à deux en écran splitté ! Ainsi, Crack Down n’exploite pas la haute définition pour afficher des graphismes plus fins, mais pour que chaque joueur dispose de son propre écran, tout en laissant une (très) large place à la carte de chaque niveau, qui affiche même les ennemis et les bonus en plus des endroits où l’on doit poser des bombes. Néanmoins, Sugano a encore une fois de la suite dans les idées et conçoit vraiment le gameplay comme le prolongement de celui de Shinobi (1987), mais en vue aérienne cette fois. Ainsi, on ne se baisse plus pour éviter les balles, mais on peut se coller aux parois ! Bénéficiant du même graphiste que Shinobi (mais d’un programmeur différent, celui de Fantasy Zone), Crack Down présente ainsi des similarités parfois inattendues, comme la même voix digitalisée lorsque l’on utilise une méga-bombe, qui élimine une nouvelle fois tous les ennemis à l’écran. Plus lente, l’action est cependant encore plus stratégique, avec pas mal de subtilités comme utiliser les portes pour se protéger des tirs voire éliminer les ennemis… C’est pour ce jeu que le journaliste américain Kurt Kalata a imaginé le terme « stalk and gun » afin de le différencier des run and gun autrement plus frénétiques comme Contra ou Ikari Warriors. Mais justement, le développeur regrette aujourd’hui un relatif manque d’intensité dans Crack Down – il n’y a par exemple aucun boss, le dernier acte de chaque niveau se terminant plutôt par une salle avec beaucoup d’ennemis ou des pièges comme du sol électrifié.

À l’instar d’un Gain Ground sans doute encore plus étrange, Crack Down ne sera pas un immense succès en arcade – en tout cas pas du niveau de Shinobi. On peut supposer que son moniteur spécial ne se prêtait pas aux kits de conversion et donc à une large diffusion des bornes, mais cela n’a pas empêché de nombreux classiques SEGA de cartonner sur meubles dédiés… Néanmoins, lui a été porté sur Mega Drive en plus de divers micro-ordinateurs à l’époque, ce qui lui a au moins valu d’être souvent réédité, et ainsi de se forger un (petit) public d’admirateurs. Mais son principal point fort, son orientation coopération, était sans doute un peu trop en avance sur son temps, puisque chaque joueur peut progresser « de son côté » à la manière d’un jeu en ligne avant l’heure. Or il est probable que son écran splitté permanent, même quand on joue en solo, l’a handicapé plus qu’autre chose en matière de séduction immédiate. Car l’action se déroule au final sur un tiers de l’écran et les sprites sont de petite taille (même en arcade), à une époque où les joueurs veulent qu’on leur en mette plein la vue… Quoi qu’il en soit, Yutaka Sugano a ensuite enchaîné avec Michael Jackson’s Moonwalker (1990), toujours pour l’arcade, mais c’est à ce moment-là que SEGA décide de miser davantage sur les États-Unis, et souhaite envoyer là-bas plusieurs de ses développeurs afin qu’ils se forment aux méthodes et à la culture américaine… Sugano accepte d’en faire partie et confie donc à un autre employé la suite du design de Moonwalker ; il rejoint dans un premier temps SEGA Enterprises USA, la division arcade de SEGA of America puis, l’année suivante, un tout nouveau studio fondé par Mark Cerny, SEGA Technical Institute.

Crack Down (arcade)

Le rêve américain

Alors que celui-ci ne compte qu’une poignée d’employés, SEGA lui confie un premier projet, basé sur le film Dick Tracy (1990) alors déjà en salles. Or il est important de se rappeler qu’à l’époque, Disney espérait reproduire grâce à lui le phénomène qu’avait été Batman pour la Warner l’année précédente, encouragé par son démarrage au box-office, le plus gros de l’histoire de la firme… Yutaka Sugano ne s’en souvient pas très bien mais, d’après Ken Horowitz, le fondateur du site SEGA-16, l’équipe n’a eu que cinq mois pour développer le jeu et il a donc fallu recruter en urgence des game designers, graphistes et programmeurs pour ce faire. C’est donc peut-être pour gagner du temps que Yutaka Sugano revient au gameplay de Shinobi, mais cette fois en « fusionnant » en quelque sorte les séquences vues de profil et les fameux stages bonus où l’on lance des shurikens en vue subjective. En effet, durant la plupart des niveaux, Dick peut dégainer son Tommy gun pour mitrailler l’arrière-plan, les ennemis attaquant aussi bien des côtés que du fond de l’écran. Et comme dans certains niveaux il se bat à mains nues, tandis que dans d’autres il est accroché à une voiture en mouvement, cela donne une grande variété au jeu rendu en outre jubilatoire par la possibilité de détruire de nombreux éléments du décor… Malheureusement, en dépit de la présence de Madonna et même aux États-Unis où la bande dessinée sur lequel il est basé est très connue, le film ne rencontre pas un grand succès sur la durée, du moins en comparaison avec son budget colossal de 46 millions de dollars – plutôt cent millions en ajoutant la promotion. Autant dire que lorsque le jeu débarque en février 1991, huit mois après la sortie en salles et même deux mois après la VHS, la licence a sacrément perdu de sa valeur, et peu de joueurs lui donnent sa chance pour ses qualités ludiques uniquement. Et c’est un peu dommage avec le recul, comme il a peu de chances d’être réédité pour d’évidentes raisons légales…

Mais à l’époque, ce n’est pas un drame pour SEGA Technical Institute qui a déjà bien plus important sur le feu ; découvrant que Yuji Naka, le programmeur de Sonic the Hedgehog (1991), vient de quitter SEGA du fait du manque de reconnaissance qu’il a reçue à la suite de cet énorme succès pour la firme, Mark Cerny lui propose de rejoindre le studio américain, accompagné du level designer Hirokazu Yasuhara. À une époque où SEGA cherche à développer la synergie entre le Japon et les États-Unis pour créer des jeux plus universels, il est donc décidé de développer la suite à Palo Alto, avec un mélange de vétérans japonais et d’Américains moins expérimentés. Déjà sur place depuis deux ans, Yutaka Sugano peut ainsi aider ses compatriotes non anglophones à échanger avec les autres développeurs et à s’acclimater au style de développement américain plus décontracté, surtout que beaucoup d’entre eux arrivent sur le tard du fait de problème de visas. Pendant ce temps, les Américains cravachent déjà parce que le développement a débuté avec deux mois de retard du fait des tergiversations du management… Sugano travaille ainsi avec le programmeur Bill Willis en charge des fameux stages bonus de Sonic The Hedgehog 2 (1992) en fausse 3D, et il en réalise donc le level design, même s’il avoue qu’il a été finalement décidé avec Yuji Naka de placer les anneaux de manière esthétique, plutôt que de rendre possible de tous les ramasser. Par ailleurs, bien qu’il ne soit pas programmeur, Sugano a codé un outil permettant de créer des courbures dans le décor afin de simuler la sensation de 3D.

Stage bonus de Sonic the Hedgehog 2 (Mega Drive)

En dépit du succès de cette suite, le troisième épisode sera lui de nouveau entièrement développé au Japon. Mais pendant ce temps, SEGA Technical Institute planche sur le premier jeu de la franchise Sonic entièrement conçu aux États-Unis, Sonic The Hedgehog Spinball (1993). L’idée est de pouvoir proposer un autre jeu Sonic pour les fêtes, en s’inspirant du récent Pinball Dreams (1992) de l’Amiga et en tablant sur la popularité de la Casino Night Zone du dernier volet en date. Cette fois, Yutaka Sugano a certes moins de compatriotes dépaysés à prendre en charge – le graphiste Katsuhiko Sato est par exemple envoyé en renfort – mais, en tant que producteur, il doit surtout guider les programmeurs américains qui n’ont jamais touché à la franchise de leur vie, ni peut-être développé un jeu vidéo pour le compte d’une société japonaise. Il faut dire aussi qu’à l’époque, le personnel de SEGA Technical Institute est principalement composé de game designers et de graphistes, et que la partie programmation est donc largement sous-traitée. D’ailleurs, pour gagner du temps, le jeu sera finalement développé en C au lieu de l’assembleur, un choix alors très rare. Il sortira donc à temps pour Thanksgiving, mais non sans heurt, le compositeur Howard Drossin ayant par exemple dû créer un nouveau thème en deux heures pour des raisons de droits… Sonic Spinball rencontrera néanmoins un succès public comme critique à l’époque, même si sa réputation s’est nettement érodée avec le temps, le jeu souffrant de ralentissements du fait de son choix de programmation audacieux.

Sugano de Saturn

Si Yutaka Sugano avait déjà été rappelé au bercail durant sa troisième année à Palo Alto, il avait préféré rester. Il aura donc vécu là-bas quatre ans et demi avant d’être de nouveau sollicité au Japon, cette fois pour préparer l’arrivée d’un nouveau hardware, la Saturn. Et contrairement à d’autres expatriés qui ont profité de l’occasion pour quitter SEGA, il a donc accepté de retourner dans son pays d’origine. Dans un premier temps, il est producteur de titres développés sur place, les portages Saturn de Rad Mobile/Gale Racer (1991) et de Mansion of Hidden Souls (1993) disponibles au lancement de la console, puis Cyber Speedway (1995). Cependant, par la suite, son expérience américaine est de nouveau mise à profit pour communiquer avec des studios étrangers, que ce soit les Anglais de Traveller’s Tales pour Sonic 3D Blast (1996), les Australiens de Tantalus Interactive pour le portage console de Manx TT Super Bike (1997) et les Hongrois d’Appaloosa Interactive pour celui de Sky Target (1997)… Ce qui nécessite une organisation pour le moins chronophage puisqu’il doit appeler les Européens, les Australiens et les Américains à divers moments de la journée du fait du décalage horaire, mais c’est pour lui une expérience très enrichissante.

Yutaka Sugano garde également le contact avec ses collègues américains. Ainsi, lorsque Yuji Naka met son veto à Sonic X-treme, l’ambitieux Sonic entièrement en 3D temps réel développé par SEGA Technical Institute dans la foulée de Comix Zone (1995), Peter Morawiec, le game designer de Sonic Spinball, supplie son ancien collègue de transformer leur prototype en stage bonus pour le futur Sonic 3D Blast dont il est l’un des producteurs. L’idée est d’ailleurs initialement acceptée mais, malheureusement, l’équipe du jeu ne parviendra jamais à l’intégrer pour des raisons bassement techniques. Sonic X-treme deviendra ainsi l’un des titres inédits les plus célèbres d’une console qui, de l’avis général, a cruellement manqué d’une aventure exclusive du hérisson bleu.

Sonic X-Treme
Prototype de Sonic X-treme tournant ici sur PC

Cependant, le rôle de Yutaka Sugano évolue encore avec la Dreamcast. Cette fois, il est carrément impliqué dans la conception de la partie software de la console, mais il ne participe plus directement au développement des jeux, même s’il est naturellement remercié dans les crédits de certains d’entre eux. Dans l’interview qu’il a donnée au journaliste britannique John Szczepaniak pour le troisième volume de sa série de livres The Untold History of Japanese Game Developers, il explique que la première raison pour laquelle il a quitté SEGA était justement qu’il n’appréciait pas vraiment ce travail « périphérique » et qu’il souhaitait donc revenir au développement de jeux qui lui manquait. Pourtant, quand on l’a interrogé de nouveau à ce sujet, il a estimé que la raison la plus importante était plutôt la seconde, celle de travailler sur d’autres plateformes que les machines de SEGA et ainsi relever de nouveaux challenges. Quoi qu’il en soit, il a en effet quitté la société où il a débuté sa carrière en 1999 mais pas tout seul, puisque d’autres vétérans l’ont accompagné. Aux premiers rangs desquels Yoji Ishii, le créateur de Fantazy Zone qui a sauvé Shinobi de l’annulation comme on l’évoquait plus haut, et Naoto Ohshima, le chara designer de Sonic (qui a récemment refait équipe avec son ancien compère Yuji Naka pour le tristement célèbre Balan Wonderworld). Mais ils sont également rejoints par Manabu Kusunoki, Hidetoshi Takeshita et Masamichi Harada, trois membres de la Team Andromeda responsable de la trilogie Panzer Dragoon sur Saturn, ainsi que Takuya Matsumoto, un programmeur de la Sonic Team ayant notamment œuvré sur NiGHTS, Burning Rangers et Sonic Adventure. Le groupe forme ainsi Artoon en 1999.

Vers d’autres horizons

Si le studio est souvent associé à Microsoft en particulier à cause de Blinx: The Time Sweeper (2002), tentative de Naoto Ohshima d’offrir une mascotte à la Xbox, il a en réalité aussi développé pour les machines de Sony et Nintendo, en particulier via son partenariat avec l’éditeur Hudson Soft. C’est d’ailleurs pour ce dernier que Yutaka Sugano dirige en tandem avec Ohshima le développement de Pinobee : Les ailes de l’aventure (2001), un jeu de plateforme pour la Game Boy Advance. Bien que son titre ressemble mystérieusement à Shinobi comme le reconnaît lui-même Sugano, il fait simplement référence à Pinocchio et aux abeilles (bee en anglais) puisque l’on contrôle une abeille robotique dont le cœur grandit au cours de l’aventure, même si la thématique liée à la relation père-fils est nettement allégée par rapport à ce qui était prévu. Il faut dire que l’objectif du studio est avant tout de créer « un jeu d’action auquel même les petits peuvent jouer » – ce qui explique (du moins en partie) des critiques assez mitigées dans la presse à l’époque…

Le jeu suivant sur lequel Yutaka Sugano a œuvré a toutefois été encore moins bien accueilli, mais il faut dire qu’il n’est arrivé qu’au cours du développement de Ghost Vibration (2002) sur PlayStation 2. C’est justement parce que sa direction commençait à sérieusement vaciller que Sugano est intervenu pour boucler ce jeu de tir sur rails gentiment horrifique. Et pour sa défense, il est rare que des titres en difficulté soient sauvés au point de devenir des classiques de l’Histoire du jeu vidéo… Il dirige ensuite le nettement plus apprécié Swords of Destiny (2005), hack and slash également sur PS2 mais pour le compte de Marvelous cette fois, et c’est à ce moment-là qu’Artoon se voit sans doute confier son plus grand projet à ce jour, Blue Dragon (2006), le premier RPG du créateur de Final Fantasy depuis son départ de Square Enix en 2002. Yutaka Sugano est ainsi nommé chef de projet d’un titre réalisé en coopération avec Mistwalker, le studio créé en 2004 par Hironobu Sakaguchi, donc, et Microsoft Game Studios, et qui bénéficie pour rappel d’un character design signé Akira Toriyama à l’instar de la franchise Dragon Quest. Ce chantier important s’accompagne aussi de changements non négligeables au sein d’Artoon qui devient entretemps, en juin 2005, une filiale à part entière d’AQ Interactive. Or, jusque-là, Artoon était purement un studio de développement ne se souciant pas vraiment des ventes, et n’avait donc pas vraiment besoin de producteur à proprement parler. Le rôle de Sugano évolue donc encore dans la seconde moitié des années 2000, durant laquelle il gère les développements des sympathiques Away: Shuffle Dungeon (2008) sur DS, Echoshift (2009) sur PSP et FlingSmash (2010) sur Wii. Et comme il est anglophone, c’est également lui qui assure la liaison avec Disney Interactive pour Club Penguin (2010) sur Wii, alors que seul Mark Cerny était en relation avec le groupe à l’époque de Dick Tracy (1990).

Blue Dragon (Xbox 360)
Blue Dragon (Xbox 360)

Néanmoins, compte tenu des responsabilités supplémentaires qu’occasionnent ces changements au sein de leur entreprise, Yutaka Sugano et les autres membres fondateurs d’Artoon ont le sentiment de ne plus pouvoir créer des jeux aussi librement qu’au début, en particulier après qu’AQ Interactive a décidé de fusionner ensemble toutes ses filiales et d’absorber ainsi Artoon, Cavia et feelplus. C’est ainsi qu’ils partent une seconde fois fonder un nouveau studio, Arzest, davantage concentré, du moins jusqu’à récemment, sur les consoles Nintendo et les mobiles, notamment à l’occasion de nouvelles collaborations avec Mistwalker (Terra Battle, Fantasian). Initialement nommé vice-président de la société, Yutaka Sugano a néanmoins l’occasion de remettre la main à la pâte pour le game design de plusieurs épreuves de Wii Play: Motion (2011) puis de Mario & Sonic aux Jeux Olympiques de Rio 2016. Par la suite, la compagnie a engagé un nouveau directeur technique et le rôle de vice-président a été en conséquence éliminé ; Sugano est désormais le « Corporate Officer » d’Arzest, et s’occupe notamment du transfert de management de jeux mobiles entre les États-Unis et le Japon. Il est également en charge d’un mystérieux projet en dehors du jeu vidéo, « qui a atteint certains de ses objectifs » mais qui n’a pas été rendu public pour le moment… On espère donc découvrir de quoi il s’agit avant qu’il ne prenne une retraite bien méritée.


Près de quarante ans après son embauche chez SEGA et après une carrière tout de même bien remplie, Yutaka Sugano ne reste clairement connu que pour Shinobi mais ce n’est pas rien d’autant qu’un nouvel épisode est en préparation – Sugano est au courant même s’il n’en sait sans doute pas plus que nous à son sujet. Cela dit, même si les responsabilités l’ont à plusieurs reprises éloigné de la création « pure » de jeux vidéo, on lui doit tout de même un triptyque d’une grande cohérence ludique avec Crack Down et Dick Tracy. Mais le « problème » de ces titres est qu’ils reposent avant tout sur des mécaniques certes parfaites pour le jeu vidéo mais qui ne sont pas du tout réalistes, comme éviter une balle en se baissant ou se collant à un mur. C’est sans doute pour cela qu’hormis quelques trips rétro comme l’excellent Huntdown (2020), le genre du stalk and gun semble avoir disparu avec l’arrivée de la 3D… Sugano reconnaît lui-même qu’il est naturel d’incorporer de plus en plus de réalisme dans les jeux, car après tout cela rend les règles plus intuitives à appréhender par les joueurs. Il prend néanmoins l’exemple de la balle évitée au ralenti dans Matrix pour montrer qu’il demeure toujours dans la fiction une certaine marge avec le réalisme le plus prosaïque. Et à bien y réfléchir, on pourrait tout à fait trouver des équivalents modernes aux créations de Yutaka Sugano, plus calmes et stratégiques que les run and gun frénétiques de l’époque, puisque les TPS avec système de couverture, par exemple, ont joué un rôle similaire en comparaison avec les fast-FPS. Nous n’irons pas jusqu’à affirmer qu’il a influencé rien de moins que l’un des genres majeurs des années 2000, mais on peut sérieusement se demander s’il n’en a pas été un précurseur.

Un grand merci à John Szczepaniak dont l’interview de Yutaka Sugano pour son livre The Untold History of Japanese Game Developers Volume 3 a servi de base à ce dossier, et qui m’a permis de le contacter pour lui poser bien d’autres questions. Merci aussi à Kurt Kalata pour ses articles consacrés à Shinobi et à Crack Down sur Hardcore Gaming 101 ainsi qu’à Ken Horowitz pour son article sur SEGA Technical Institute sur SEGA-16.

Un grand merci à tous ceux qui nous soutiennent sur Tipeee
Mon recueil de nouvelles Torpeurs est disponible

Lien Permanent pour cet article : https://mag.mo5.com/263260/chronique-yutaka-sugano-createur-de-lombre-de-sega/